ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


Mohammed HARBI, Une Vie debout. Mémoires politiques, t. 1 : 1945-1962, Paris, La Découverte (Cahiers libres), 2001, 420 p., 22 euros.

Par Gibert Meynier - Juin 2006

Être libre au FLN ou la quadrature du cercle

On ne présente plus Mohammed Harbi, militant politique et cadre du FLN devenu historien. Ses mémoires, que le public attendait depuis longtemps, constituent un modèle d’égo-histoire. Son livre est certes pudique sur la vie privée mais il ne l’élude pas. Toute dominée qu’elle ait été par les charges publiques - cela non sans culpabilité. L’ouvrage court chronologiquement de l’enfance nord-constantinoise, dans l’ambiance patriarcale et communautaire du village, à l’« implosion » du FLN à l’été 1962 ; en passant par les engagements adolescents au MTLD [1] ; puis par la militance dans le mouvement étudiant à Paris. Harbi y fut hostile à la réduction communautariste du « M » de UGEMA [2], la centrale étudiante née en 1955.

Vint ensuite la phase du comité fédéral de la Fédération de France du FLN, à Paris, puis en Allemagne. Marginalisé comme intellectuel contestataire, il en démissionna à l’été 1958 quand il apprit l’assassinat du dirigeant politique Ramdane Abbane par les trois colonels - les fameux « 3 B » [3] - qui avaient pris barre sur le FLN à l’été 1957. Il avait aussi été révulsé par les méthodes employées par la fédération pour liquider politiquement les esprits libres et pour exterminer les messalistes : par exemple, feindre d’accepter avec les dirigeants du MNA [4] des réunions de conciliation, mais cela aux fins de les localiser pour pouvoir les liquider physiquement.

Après un entracte studieux à l’université de Genève, on retrouve le Constantinois Harbi au printemps 1959 au cabinet du ministre des Forces Armées, Belkacem Krim - fief kabyle s’il en fut. A l’origine, il y fut recruté essentiellement pour être l’oreille de Krim auprès de la direction de l’importante wilâya 2 [5] (Nord-Constantinois) : concurrent de Krim au GPRA, le ministre de l’Intérieur Ben Tobbal venait du sérail de la wilâya 2 ; et son successeur à la tête de la wilâya, le colonel Ali Kafi, était l’oncle maternel de Harbi...

Début 1960, lorsque Krim fut nommé ministre des Affaires extérieures, il garda Harbi, nommé à la tête du département « pays de l’Est ». Ce fut l’installation en Égypte, le temps des chaudes amitiés et de la fascination pour Le Caire, ses cafés, ses cercles littéraires, son cosmopolitisme - aujourd’hui bien déchu. Au MAE, Harbi dut, entre autres tâches, gérer les relations tumultueuses du GPRA avec la RDA.

Après un semestre passé en 1961 à la mission du FLN en Guinée, Harbi fut nommé expert aux négociations d’Évian avant d’assister, impuissant, à l’été 1962, au déferlement des cliques armées et à la victoire de l’État-Major général, dirigé par le colonel Boumediene. Allié à Ben Bella, Boumediene soutenait ce dernier comme la corde soutient le pendu. Les observateur lucides s’en rendaient déjà compte.

Livre d’égo-histoire, Une Vie debout est plus qu’une tranche de vie. C’est aussi un ouvrage de réflexion et d’histoire. On comprend mieux, à le lire, pourquoi l’adhésion et l’engagement au FLN de gens de la carrure intellectuelle de Harbi ne furent pas à la pointure de leurs exigences et de leurs absolus.

Dans la préhistoire du FLN, on voit se dessiner un parti indépendantiste - le MTLD - où « le consensus était culturel et religieux avant d’être politique » (p. 74), et dont la base se nourrissait d’attentes messianiques. Issu du MTLD, le FLN n’eut au fond, pour idéologie et pour leviers, guère que le communautarisme traditionnel à soubassements religieux. Ce communautarisme définit l’alpha et l’oméga des engagements. Il ne permit guère aux Algériens de s’imaginer décisivement en nation, c’est à dire d’aborder la modernité.

Harbi, lui, était ancré dans l’espace culturel de la gauche française avant de l’être dans celui des démocrates et des internationalistes européens, puis des mouvements anti-impérialistes du Tiers-Monde. Sans ignorer Max Weber, il était nourri aux bonnes sources du marxisme : Marx, mais aussi Ernst Bloch et Gramsci. En même temps, il était un libertaire impénitent. Il fut donc sans cesse en porte à faux par rapport au FLN.

C’est que, au FLN, les soucis de carrière et les réflexes de soumission bureaucratique à l’autorité étaient souvent plus forts que l’idéal. La misère intellectuelle y était criante. Les méthodes y étaient souvent musclées, les mœurs policières, la vie scandée de complots, de répressions et d’intimidations brutales. Bref, le FLN, mouvement de libération patriotique incontestable, fut en même temps une machinerie de pouvoir violente. Au dénouement de 1962, sur les décombres du GPRA, la seule équation, au FLN, se réduisit à : « Quel segment militaire dominerait l’État ? » Et le reste tendit à devenir littérature.

L’itinéraire personnel de Harbi nous livre, en négatif, un vrai livre d’histoire sur le FLN. En effet, vu le contexte, être un haut fonctionnaire imaginatif et appliqué se révéla être de peu de poids. Avoir des convictions et le sens de l’amitié pouvait vous être imputé à charge. Être rationaliste et révulsé par le messianisme n’était pas dans l’air du temps. Vouloir construire la nation au-delà des ancrages communautaristes traditionnels n’était pas la préoccupation du moment. Être en même temps Algérien pétri d’algérianité, citoyen du monde et internationaliste, était une offense aux replis obscurantistes qui s’annonçaient. Être un démocrate, enfin, était trop répulsif et trop dangereux aux yeux du despotisme violent qui se profilait.

Ouvrage d’histoire, les mémoires de Harbi initient le lecteur au dessous des cartes. L’itinéraire personnel d’un homme fait saisir le FLN comme système de pouvoir. Une Vie debout pourrait en somme porter comme sous-titre : « Être libre au FLN, ou la quadrature du cercle ». Un tel livre sera indispensable à ceux qui voudront comprendre, aussi, l’Algérie d’aujourd’hui, ses heurts et ses malheurs. Sa construction nationale et ses espoirs aussi.

Notes

[1] Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques : le parti indépendantiste algérien (1946-1954).

[2] Union Générale des Étudiants Musulmans Algériens.

[3] Belkacem Krim, Lakhdar Ben Tobbal, Abdelhafid Boussouf.

[4] Mouvement National Algérien, mouvement concurrent du FLN, fondé par Messali Hadj en décembre 1954.

[5] Wilâya : région militaire de l’ALN (Armée de Libération Nationale).