ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


Raison Présente, Le "fait" en histoire (Dédié à Pierre Vidal-Naquet), Numéro 157-158, Nouvelles Editions Rationatistes, Décembre 2006.

Avant-propos de Gilbert Meynier - Décembre 2006

Le présent numéro de Raison présente est consacré au « fait. » Il s’agit, dans la plupart des contributions, de ce qu’on dénomme communément le fait historique, mais aussi du (des) fait(s) englobé(s) dans un objet d’histoire déterminé (Gérard Fussman, Mohammed Harbi, Alain Policar), d’une réflexion générale sur le fait, posé en général comme une construction argumentée (Antoine Prost), ou bien éclairé par des exemples précis (Louis Châtellier, Jim House, Pascal Payen, Jean-Claude Schmitt) ; du fait politique, à la frontière entre l’acception citoyenne et l’explication historique (Tewfik Allal - Gilbert Meynier), et encore la relation d’un fait dans la fiction cinématographique (François Giacomini), sans oublier le fait scientifique dont nous entretient Michel Blay.

Irrité par la vulgate inductiviste qui ressasse à longueur de rapports officiels des autorités de l’Éducation nationale que la science se ramène à l’observation et à l’organisation des faits, Michel Blay examine deux exemples historiques, l’un relatif à Galilée et la chute des « graves », l’autre à Isaac Newton et les couleurs monochromatiques. Le second, sur lequel il s’étend le plus, est particulièrement démonstratif puisque, d’une part, nous possédons les carnets de Newton qui montrent sa démarche, et que d’autre part, l’auteur est présenté comme un positiviste refusant les hypothèses. En réalité, dès 1666, sir Isaac a conscience que la couleur est liée à la réfrangibilité des rayons. Et pourtant, dans une lettre du 6 février 1672 à la Royal society, il présente sa découverte en partant de son Experimentum crucis [1] , selon un cheminement baconien, comme si l’expérience était une donnée immédiate et non une construction reposant sur des concepts. Cela alors même que son Experimentum crucis a bien validé son hypothèse, et qu’il a conduit une expérience qu’il a soigneusement ordonnée. Selon M. Blay, en science comme en histoire, quoi qu’ait pu affirmer Isaac Newton - mais affirmer n’est pas forcément adhérer à l’affirmation -, la construction n’est pas réductible à la subjectivité : paradoxalement, on n’atteint, autant que faire se peut, l’objectivité que par la construction. Comme l’a dit Bachelard, il n’est pas de fait scientifique brut, mais des faits construits. Il n’est pas vrai que la science se ramène à l’observation et à l’organisation des faits.

Il en est de même de l’histoire, depuis le changement de statut du fait historique évoqué par J.-C. Schmitt : l’école des Annales a constitué une rupture par rapport à l’école méthodique en ce qu’elle a tenté d’instaurer un positivisme moins naïf. Le relativisme a abouti au paroxysme du noble dream du linguistic turn, lequel fait de l’histoire un genre littéraire, via des moyens termes, comme la « mise en intrigue » pensée par Paul Veyne. G. Fussman, lui, souligne que le fait est généralement une sélection a posteriori, faite le plus souvent par les peuples et leurs dirigeants. C’est donc à l’historien de réfléchir à cette sélection et à y remédier. Il réfléchit sur le manque de sources pour des pans entiers de l’histoire de l’Inde, mais il rappelle que les légendes sont, aussi, des documents, même si elles sont souvent considérées par les peuples comme aussi importantes que les faits. Le document sur lequel a travaillé Schmitt - Les Grandes Chroniques de France - est représenté comme une médiation obligée entre ces faits et l’historien : ils y sont hiérarchisés selon le vouloir royal ; ils illustrent le temps du Roi qui n’est pas celui de l’Église ; ils mettent en scène une image idéale - voire cosmique - de l’alliance entre la dynastie des Valois et l’Empire. Se révèle ainsi une structure figurative au travers de laquelle prend forme une structure sociale et idéologique.

Est-on si loin des deux exemples de fiction cinématographique donnés par F. Giacomini ? Nonobstant des recherches d’histoire orale dont les historiens italiens ont été parmi les précurseurs, ces fictions peuvent combler un certain vide documentaire sur la Naples révoltée contre l’occupant allemand en septembre 1943. Au-delà de la minutieuse description factuelle de Giacomini, transparaissent des stéréotypes - ainsi le fasciste représenté comme ridicule. Les Grandes Chroniques servaient à la vision royale ; la fiction cinématographique est conçue pour un public amateur d’histoire romancée. Cela même si le contexte politique italien et la conjoncture internationale ne sont pas les mêmes en 1945 (’O Sole mio, de Giacomo Gentilomo) qu’en 1962 (Le quattro giornate di Napoli de Nanni Loy).

Déjà, au IIe siècle av. J. C., Polybe parlait de l’ « imbrication et [de] la confrontation de tous les événements entre eux. » - là, P. Payen distingue finement le fait de l’événement. Il indique que Polybe désignait par historia à la fois un genre, mais aussi son œuvre, qu’il savait pertinemment être une construction, élaborée à partir de sa figure d’acteur de l’histoire qui se fait. Polybe parle généralement à la 1ère personne. Il est à la fois intérieur et extérieur au fait, avec ce privilège, mais aussi peut-être cette faiblesse d’être tout à la fois l’acteur, le témoin unique et l’historien de sa fameuse rencontre (167 av. J. C. : il avait alors la quarantaine passée) avec le tout jeune Scipion Émilien (18 ans), fils adoptif d’un fils de Scipion l’Africain, au lendemain de la bataille de Pydna (168), remportée par son père génétique, Paul-Émile le Macédonique.

Pour sa part, G. Fussman explique, en s’appuyant sur maints exemples de son objet d’études, que l’historien de l’Inde est confronté à des visions différentes, souvent opposées parce qu’ennemies, celle des musulmans qui célèbrent comme pourfendeurs d’idoles ceux que d’autres - hindouistes et bouddhistes - ont propension à stigmatiser comme traîtres. Il doit donc mettre en balance des hypothèses opposées, par exemple sur les migrations des peuples - ou sur l’absence de migrations - censées expliquer ce qui advint ; cela non sans surveiller aussi telles sympathies a priori pour ces langues indo-européennes, si chargées d’émotion pour tant de chercheurs occidentaux qui ont si longtemps fantasmé sur un imaginaire proto-européen qui aurait été la langue mère originelle. En tout cas, la recherche historique se meut bien dans l’élaboration d’argumentaires élaborés à partir des sources.

Les sources sont au cœur de la réflexion de Jim House. Sur octobre 1961 à Paris, il y eut longtemps amnésie officielle française, difficulté à consulter les archives officielles, voire stratégie délibérée d’occultation. Et le silence a parallèlement enfoui la mémoire des acteurs. Progressivement, des témoins algériens, des militants, des syndicalistes de la police se sont mis à parler, des associations se sont créées et se sont emparées du sujet, une histoire militante s’est affirmée. Des événements comme le procès Papon ont aussi servi au réveil. L’historien digne de ce nom ne peut plus faire, sur octobre 1961, comme sur tant d’autres sujets, l’économie de l’histoire orale, comme a osé le faire encore en 1999 l’universitaire Jean-Paul Brunet en se satisfaisant des seules archives de la police. Le film s’en est mêlé, depuis le film/document fondateur de Jacques Panijel, Octobre à Paris (1962), si longtemps censuré. Des historiens consciencieux - Jim House me paraît, avec Neil Mac Master, être le plus convaincant - ont plongé dans l’océan des sources et ont travaillé sur la grande complexité des causalités et du déroulement des faits. Avec toujours un impératif : confronter les sources, toutes les sources.

J. House examine dans sa contribution, comme il se doit, le « paradigme de la preuve ». Il critique Halbwachs sur la mémoire collective : non seulement, en l’occurrence, il ne la récuse pas d’emblée, mais il avance que le décalage temporel est, pour 1961 en tout cas, constituant de l’objet de recherche lui-même. On sera d’accord pour estimer avec lui que l’établissement des faits - notamment du nombre des victimes qui a souvent focalisé les attentions - est moins essentiel que de réfléchir à la question de l’acceptation d’un « seuil critique » sur le plan de l’acceptation sociale. Aujourd’hui, semble avoir émergé, parmi les chercheurs, un consensus relatif sur la répression d’octobre 1961. Et on mettra en exergue la belle définition du devoir social de l’historien de notre ami anglais : ne pas laisser les humains « dans la rumeur. » Mais, n’est-ce pas là, aussi, faire œuvre citoyenne ?

Notre argumentaire, Tewfik Allal et moi avons essayé de le construire à la fois sur l’actualité et sur le passé. Bien que pas toujours d’accord, nous sommes l’un et l’autre d’ancrage originel libertaire. Correcteur typographique, syndicaliste, Tewfik a été actif lors de l’épisode des Cahiers de mai, et, plus récemment, il a été l’un des fondateurs du Manifeste des Libertés. C’est en témoin engagé qu’il a observé la crise des banlieues de novembre 2005, et aussi toute la constellations émotionnelle qui, en France, se réclame de l’islam. Mais faire œuvre citoyenne, ce n’est pas céder aux emportements d’une histoire militante, à distance de l’histoire même que peut concevoir un militant. Car l’histoire appartient à tous, et pas seulement à la corporation des historiens. Il suffit pour cela de respecter les règles minimales d’élaboration de l’histoire. J’ai, à ma place, essayé de travailler sur l’histoire de l’Algérie, sans m’interdire aussi de fureter ailleurs dans l’aire islamo-arabe. On l’aura deviné, chez Mohammed Harbi, aussi, on ne peut pas vraiment disjoindre les qualités d’historien et de citoyen algérien.

Alors que Polybe était à la fois le témoin et l’historien, Tewfik et moi, chacun à notre place, mais en échangeant aussi nos postures, avons tenté d’être le citoyen analysant l’actualité et l’historien tentant de la relier au passé. Pour ma part, j’ai conscience des faiblesses de mon apport : il est trop hypothétique, trop intuitif, voire superficiel. Ce que j’exprime sur la mémoire traumatique des « immigrés » aurait besoin d’être vérifié par le recours à une enquête approfondie, où l’histoire psychanalytique, appuyé sur une connaissance sans faille du passé, français comme colonial, et nourrie de microstorie, devrait aboutir à une synthèse explicative globale. Ma démarche s’explique aussi par mon long commerce avec le plus grand historien du fait colonial italien : j’ai tenté de donner forme historique à cet essai en témoignage d’admiration pour Angelo Del Boca, dont je crois avoir lu tous les livres, et qui vient de livrer au public une forte synthèse argumentée dans laquelle le colonial italien, d’une part, les mythes nationaux italiens, la construction sanglante de l’Italie unitaire, l’épisode fasciste, d’autre part, s’expliquent et se nourrissent mutuellement [2] Cette synthèse, bien des Français, aussi, tireraient profit à la lire et à la méditer.

A. Prost, lui, ne part pas d’un exemple de « fait. » Au long d’une réflexion sur l’évolution des études historiques depuis le XIXe siècle, menée ave l’intelligence qu’autorise une maîtrise du sujet servie par une ample culture, il souligne que le « fait » se construit dans une « argumentation probante » : la méthode est liée d’une part aux problématiques mises en œuvre, d’autre part aux sources, sans que la « preuve documentaire » aboutisse à des certitudes absolues ; et de même le recours aux simultanéités et aux enchaînement dans le temps : A. Prost discute le recours courant à « l’unité », qui serait caractéristique de telle ou telle période : si « tout se tient », est-il possible de prouver ce qui, en vérité, se tient, pourquoi cela se tient, et si cela se tient vraiment ? Il met en évidence par exemple que le dadaïsme et le surréalisme, communément donnés pour des illustrations établies de l’après Première Guerre, coexistèrent avec les formes les plus traditionnelles d’expression. Il faut alors avoir recours aux « entités collectives » - les paysans, les ouvriers, les bourgeois, les cultivés, les intellectuels... Mais leur nature et même leur évidence sont difficiles à cerner pour l’historien qui s’y attelle. A. Prost ne cache pas son embarras, mais il montre honnêtement qu’on n’a pas toujours de réponse à apporter à tout, et il suggère qu’ « on cesse de s’interroger sur ce qu’est ou n’est pas un fait » en soi, du moins en dehors du recours à des méthodes éprouvées et adéquates d’argumentation.

Pour Polybe, étudié par P. Payen, les événements (le particulier) se confondent avec la construction d’un fait comme objet d’une histoire générale relevant de l’orientation de la Fortune - en l’occurrence la réussite de la conquête romaine, conçue comme une entreprise de conquête universelle. Et c’est là que s’éclaire la rencontre entre Polybe et Scipion Émilien. La relation d’un niveau exceptionnel qui s’ensuivit fut une manière de pacte entre l’un et l’autre : une « amitié planétaire » au service de la conquête romaine, qui prend la forme d’un topos culturel grec (le philosophe éducateur du politique), mais qui renvoie à la réflexion sur la Fortune : d’un côté, il faut, pour les Romains, passer par les Grecs ; mais cette influence ne peut être opératoire que dans l’achèvement de la conquête romaine. En tout cas, la rencontre décida Polybe à passer à l’écriture de son œuvre historique, cela afin de comprendre.

Pourtant, A. Prost réhabilite dans une certaine mesure l’école méthodique eu égard aux jugements négatifs qui ont pu être portés sur elle : il n’y a pas en histoire une vérité, mais l’historien ne peut se permettre de faire l’économie de la rigueur. Il peut certes émettre des hypothèses, mais en s’efforçant d’en argumenter la validité. Sa conclusion : « Il me semble que deux historiens, posant la même question au même ensemble documentaire, doivent aboutir aux mêmes conclusions. Si je pensais autrement - et si j’en étais capable -, j’écrirais des romans. » P. Payen, lui, estime « absurde de s’en tenir aux lieux communs du déconstrutionnisme. » De même, J.-C. Schmitt soutient que le relativisme a des limites, qu’il situe dans l’établissement incontournable des faits à partir des documents. En 1672, Sir Isaac Newton a bien présenté sa découverte comme celle d’un positiviste refusant les hypothèses. En décembre 1377, à coup sûr, l’empereur Charles IV de Bohème a bien rendu visite en France à son neveu Charles V. En 167 av. J. C., Polybe a assurément rencontré Scipion Émilien. Se sont bien déroulées à Naples quatre journées de septembre 1943 où la révolte a flambé contre l’occupant allemand. Et il y a bien eu à Paris, le 17 octobre 1961, un pogrom d’État qui a fait plusieurs dizaines de victimes. Pour parler comme J.-C. Schmitt, « sans aucun doute », ou comme A. Prost, « c’est un fait. »

Naturellement, énoncer de telles vérités ne permet pas de faire l’économie de l’argumentation qui les construit et les révèle. J.-C. Schmitt critique les tenants du linguistic turn qui identifient l’œuvre historique à la création littéraire : il y a, pour lui aussi, inévitables, les documents. Ce n’est donc pas en toute liberté que l’historien peut imaginer ; même si l’historien se doit, aussi, de bannir la sécheresse récitative, et de faire, malgré tout, travailler son imagination à partir de ce qui est imaginé par le document, et de son argumentaire. Avec les contributions de M. Harbi et d’A. Policar, respectivement historien et sociologue, mais tous deux familiers des concepts et des recherches de la philosophie politique, on a affaire à une approche, non du fait vulgato sensu, mais du fait inclus dans un objet de recherche, le phénomène analysé dans une démarche synthétique. Harbi étudie l’adhésion et la participation des Algériens, sans réserves, au combat libérateur anticolonial en le mettant en rapport avec le caractère autoritaire de la mobilisation populaire. Il montre que l’État en gestation conçu sous l’égide du FLN fut bien peu favorable à l’émergence d’une société civile, laquelle avait été auparavant largement étouffée par la domination coloniale. Ainsi, par rapport au pouvoir colonial, le FLN n’en usa pas très différemment à l’égard du peuple. Il insiste aussi sur le poids des rapports d’allégeance personnels dans la société, et sur la fragmentation consécutive qui entrava l’accès au national. A distance des commémorations héroïsantes algériennes officielles qui célèbrent sans répit « la Révolution », Harbi laisse entrevoir que, si révolution il y eut, elle fut pour l’essentiel une révolution anticoloniale, différente de l’acception française de « révolution », qui renvoie à un bouleversement interne [3] . S’il y eut de fait, en Algérie, de 1954 à 1962, un tel bouleversement, fut-ce du fait d’une volonté délibérée des acteurs ? On peut en discuter.

Alain Policar livre un compte-rendu, en forme de véritable essai, sur le récent livre de Jacques Sémelin, Purifier et détruire, conçu à partir d’un échantillon de trois exemples (la Shoah, la purification ethnique dans l’ex-Yougoslavie et le massacre des Tutsis au Rwanda), où il puise les éléments d’une réflexion comparative. On aurait pu en choisir d’autres, car il y a, hélas, embarras du choix, mais le livre n’explicite pas vraiment les raisons du choix. Au lieu de partir des catégories juridiques qui ont défini le « génocide », sont étudiées les situations historiques. Est discutée la terminologie (massacre de masse, génocide, éradication, purification ethnique), tout comme l’historien de l’Algérie doit réfléchir aux « purges » du colonel Amirouche en 1958 - qui ne furent pas des purges à la soviétique, mais plutôt un processus de purification rédempteur (en arabe, c’est ce à quoi renvoie taçfiyya, terme que l’on a traduit, à mon avis fautivement, par purge) -, et à l’ « éradication » mise en œuvre par le directoire militaire algérien dans les années 90 du XXe siècle : isti’çâl (ablation, excision), plutôt que ijtithâth (arrachage, extirpation), mais sans référence à cet enracinement (ressenti comme profond et populaire, et pour cela redouté ?) qui expliquerait l’éradication consécutive.

A. Policar disserte sur les raisons du passage à l’acte, sur le rôle de la peur structurée en haine, sur les logiques paranoïaques. On sera enclin à être d’accord, dans le cas nazi, avec la préférence pour le fonctionnalisme global plutôt qu’avec un intentionnalisme relevant des volontés du Führer et des dirigeants nazis. Mais ne doit-on pas, aussi, préciser que ces derniers étaient aussi produits par les spécificités de l’histoire de l’Allemagne ? L’historien pourra davantage insister sur les mémoires-écrans, il voudra se demander en quoi le passé, conscient, et, davantage sans doute, inconscient, a façonné la peur dans l’infantilisation des imaginaires. Et il pourra douter que l’inaptitude à penser (la « banalité du mal » de Hannah Arendt) soit forcément antithétique des processus de rationalisation délirante de croyances à même de justifier l’injustifiable. Bref, Policar, à la suite de Sémelin, ouvre un champ large à la réflexion et au débat.

Quelles que soient les sédimentations traumatiques pouvant expliquer les massacres de masse, et quelles que soient les pulsions sous-jacentes des humains qui y conduisent, il n’y a pas forcément, dans l’histoire, passage à l’acte, mais un moment où, de fait, il se produit. Il faut alors réfléchir à ce que A. Prost évoque en termes de « crises » et de « tournants », et dont Louis Châtellier donne un exemple en voyant dans l’enseignement neuf mis en place dans les écoles centrales par la Révolution une « rupture » : dès lors, il ne s’agit plus seulement de s’adonner à la dévotion et de copier les anciens, mais de développer la faculté d’observation et l’apprentissage de méthodes ; cela en corrélation avec les idées des « idéologues » et avec la morale républicaine. Ici, la rupture se situe à la croisée du conjoncturel (fonder la République pour défendre la République attaquée) et du structurel : l’accent mis sur les mathématiques, la physique et la chimie, les sciences naturelles, la législation, la grammaire générale, le dessin... consacre l’installation institutionnelle des Lumières : du dévot au citoyen, il y an sans doute décisivement, changement dans les valeurs.

La question des valeurs ne se pose-t-elle, en effet, pas à tout savant, comme à tout autre humain d’ailleurs ? G. Fussman écrit, à propos de l’Inde, qu’il est pour lui indispensable que l’historien sache la langue des sociétés sur lesquelles il travaille. Cet incontournable parti-pris méthodologique relève aussi de l’empathie culturelle pour qui aspire à se mouvoir hors du pré-carré franco-français. Il me paraît inhérent aux valeurs dont le chercheur se réclame. Malgré son évidence, il n’a pas été pendant des décennies, et il n’est pas aujourd’hui encore, le fait d’une part non négligeable des maghrébologues français, lesquels estiment encore trop souvent pouvoir faire l’économie d’une connaissance, même sommaire, de la langue arabe : l’affirmation, souvent entendue, selon laquelle toute la documentation concernant l’Algérie contemporaine serait en français (ce qui est en partie inexact), rend donc inutile de parfaire en soi la décolonisation. Il reste que, aujourd’hui, un nombre croissant de jeunes thésards s’y mettent avec conscience.

Sur la question des valeurs, laissons pour finir la parole à Pierre Vidal-Naquet : « Soit un ensemble documentaire aussi complet qu’on puisse imaginer, et deux historiens également honnêtes, sérieux et travailleurs. Il n’y a aucune raison pour qu’ils n’écrivent pas exactement le même livre. Bien entendu, nous savons parfaitement qu’il n’en est rien [...]. Le fait d’admettre la vérité, de la connaître, ne constitue qu’une base commune à partir de laquelle les variations les plus extraordinaires sont concevables [...]. Il est en vérité à ces questions deux sortes de réponses : les unes sont fondées sur les doctrines [...]. L’autre type de réponse est fondé sur les valeurs. On reprochera au mot son caractère un peu vague, mais je n’en ai pas d’autre à ma disposition. Il est évident qu’à documentation et honnêteté scientifique égales, deux historiens n’écriront pas le même livre suivant qu’ils estiment bon, qu’il est mauvais ou qu’il est indifférent de torturer des prisonniers ou d’exterminer des malades mentaux, ou des gens d’une autre « race. » Je n’affirma pas qu’ils ne pourront pas écrire de bons livres [...]. A la limité, je peux concevoir un grand livre sur Auschwitz écrit par un admirateur des nazis (j’ai tout de même quelque doute à ce sujet). Ce que j’affirme, c’est que, selon les valeurs qui sont celles de l’historien, les livres qu’il écrit seront différents. » [4]

J’ai été stimulé, lorsque j’ai entrepris de rédiger cet avant-propos, par le fait que le final de la conclusion d’A. Prost m’était à première vue apparu comme étant à distance de la grande prudence de sa contribution ; à tel point que je me suis un temps demandé si l’avant-dernière phrase de sa conclusion ne constituait pas une bénigne, et bien pédagogique provocation destinée à faire réagir le lecteur et, peut-être, à lancer le débat. Après réflexion, je pencherais plutôt pour la direction que propose P. Vidal-Naquet. Encore que, lorsque A. Prost évoque des « structures interprétatives », peut-être bien ne va-t-il pas lui-même dans une direction somme toute pas si opposée. Mais il n’évoque pas les valeurs. Ceci dit, P. Vidal-Naquet a, de son côté, peut-être un peu forcé le trait (« suivant qu’ils estiment... »), mais il s’en est probablement aperçu puisqu’il a corrigé incontinent (« j’ai tout de même quelques doutes à ce sujet ») : n’y a-t-il pas des moments où les « valeurs » et l’honnêteté ne peuvent tout simplement pas coïncider ? A coup sûr, la question des « valeurs » me paraît fondamentale. Le fait de poser que telles valeurs sont à l’évidence porteuses de raison quand telles autres ne le sont pas, me paraît être de nature à rallier le plus grand nombre.

La ligne des Partis communistes se devait, naguère, d’avancer au milieu d’une route, à distance égale de la rangée d’arbres de gauche du dogmatisme et de la rangée de droite du révisionnisme. De même, le chercheur chemine sur la voie, souvent malcommode, mais obligée, tracée entre « l’exigence de vérité absolue », idéale mais évidemment inatteignable, et le « relativisme qui met en doute toute forme de connaissance vraie » (P. Payen). De cette proposition de bon sens, peut-on dire que « c’est un fait » (A. Prost) ? Certes, aucun humain ne peut dire n’importe quoi. Mais tous ont droit, ainsi que le fit chanter dans Rigoletto Francesco Maria Piave, à muta[re] d’accento e di pensiero. Dans les limites du plausible - du raisonnable -, s’entend.

Notes

[1] expérimentation cruciale.

[2] Angelo Del Boca, Italiani brava gente ?, Neri Pozza Editore, Vicenza, 2005, 318 p.

[3] Dans les textes du FLN, révolution (thawra, que je traduirais d’ailleurs, plus exactement, en français par insurrection), est un quasi synonyme de jihâd (combat pour la communauté musulmane, que l’on traduit souvent par « guerre sainte »). Il s’agit bien entendu de l’acceptation vulgaire de jihâd (le jihâd açghar : le plus petit jihâd), quand le jihâd akbar (le plus grand jihâd) est au sens propre l’effort pour purifier l’âme du croyant.

[4] Préface au livre de Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, Genève, Droz, 1981, XXII - 793 p., p. XI-XII.