ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


GALLISSOT René

Université Vincennes-Saint-Denis-Paris 8, Institut Maghreb Europe

Les mouvements ouvriers au Maghreb : étude comparée

Session thématique « Sociétés : scènes et acteurs »

Mardi 20 juin 2006 - Après-midi - 14h30-16h30 - Amphithéâtre

Résumé de la communication

L’histoire construite peut-elle sortir de l’ethnocentrisme national ? Le colloque semble continuer à croire que l’histoire peut encore être écrite nationalement. De là le pluriel commandé à cette étude des mouvements ouvriers. Sur cette histoire comparée du mouvement ouvrier, on peut pratiquer trois approches.

1) Confronter les récits chronologiques du développement, des actions et des conflits ouvriers dans chacun des trois pays de « l’Afrique du Nord française » : Tunisie, Maroc et Algérie

Les débuts et la durée diffèrent : antécédence de la Tunisie dès la fondation des bourses du travail et dans la création d’organisations nationales - CGTT deux fois et UGTT. Implantation coloniale et algérianisation pour une expression tardive du syndicalisme national - UGTA en pleine guerre de libération. Formation au Maroc dans l’entre-deux-guerres seulement et importance de bases ouvrières et des manifestations de Casablanca. Les particularités se situeraient dans la différence précoloniale des modes de souveraineté qui sont ainsi rétroactivement nationalisés et plus encore dans la diversité des statuts coloniaux, du peuplement, voire des mentalités ( ?) « indigènes ou européennes ». Sur fond de confrontation entre colonialisme et nationalisme, le propos relève de la plus banale histoire politique - qui n’est pas inutile - d’un point de vue national : partis, leaders, scissions et procès d’intention entre communistes, socialistes, courants nationalistes, etc. Plus colonialiste ou anticolonialiste que moi, tu meurs. Histoire comparée = 0. De la nomenklatura historicisée au niveau même des grands syndicalistes tunisiens, algériens...

2) Mettre en œuvre des schémas de sciences politiques d’étude des syndicats et des partis

Évidemment ces modèles ont l’avantage d’être transnationaux , mais en fait ils sont fondés sur le rapport des mouvements sociaux à l’État national, ce qui est effectivement central. Ce modèle État-parti s’est somme toute réalisé. Absorbé par l’histoire des élites - les humbles étant donc négligeables sinon méprisables -, l’historique traite du couple syndicat-parti en privilégiant non sans raison le schéma communiste de commande des organisations de masse. Il est possible de faire de l’histoire du mouvement ouvrier à travers les transformations des sociétés maghrébines colonisées et en travail national, les migrations, les grèves, la répression, les exclusions et l’accès à l’État, etc. Il y a d’autres références que le dualisme parti-syndicat : un anarcho-syndicalisme, des travaillismes, des populismes, des migrations, etc. .

J’en ai tiré sur l’Afrique du Nord :
-  la différence de formation à l’école communiste (action de masse, activisme ouvriériste et populiste, manichéisme anti-impérialiste à composante variable de nationalisme) et l’importance du socialisme des instituteurs de la Tunisie au Maroc (SNI-MGEN-MAIF et placement dans l’État administratif) ;
-  la thèse du syndicalisme d’encadrement, par étapes : les premiers temps en dehors de l’État, l’intégration négative (Dieter Groh) et l’action anti-, l’intégration réformiste et nationaliste et le double encadrement à l’indépendance : sociologique à partir des professions à statut et de l’intelligentsia, et idéologique par le nationalisme d’État.

3) Vers une histoire sociale transnationalisée

Si on reprend l’historique, au Maghreb comme ailleurs le mouvement ouvrier commence avec les ouvriers de métiers manuels et intellectuels à la fois - typographes, cordonniers, tailleurs, etc. -, est porté par les luttes sociales de masses, aguerri par la répression plus qu’ailleurs, travaillé en outre par le « mixte » colonial - la CGT maison commune -, partagé par la divergence nationale de plus en plus exclusive... jusqu’à la finale de l’établissement des appareils d’État. Double transformation, celle des bases sociales et celle de l’intelligentsia qui encadre - les enseignants en Tunisie, une intelligentsia bilingue sauf en Algérie où le conflit linguistique est surdéterminé. Cette approche comparée apprend des choses sur la croyance au « national-développementalisme », l’appropriation nationaliste et le retournement des valeurs familiales et religieuses contre la discrimination du statut musulman et les inégalités de l’indigénat... et sur la double crise après les indépendances, celle du mouvement ouvrier et progressiste modernisateur et celle du nationalisme d’État gros des populismes de petite intelligentsia cléricale candidate aux places, sur la défensive et le conformisme des intelligentsias héritières familiales ou parvenues de l’indépendance, intéressées et asservies à l’État.

Cette histoire du mouvement ouvrier témoigne du déclassement en situation colonisée et du reclassement par l’État quand se poursuit la prolétarisation en quête d’issue sociale et politique interne et externe. La vielle taupe qui creuse est si aveugle qu’elle croit encore en la patrie et au salut par l’État national alors qu’elle ruine et traverse les frontières nationales, non sans réactions étatiques pour « éradiquer » les taupinières.

Curriculum vitae

René Galissot est ancien directeur de l’Institut Maghreb-Europe, ancien directeur de le revue internationale de synthèse en sciences sociales L’Homme et la Société. Membre de la Conférence internationale des historiens du mouvement ouvrier. Il appartient à la génération intellectuelle et politique de la guerre d’Algérie. Il fut responsable du cartel des ENS (Écoles normales supérieures) des Comités d’Action contre la guerre d’Algérie, et a enseigné à l’Université d’Alger (1962-1967). Ses recherches sont consacrées à la question nationale : marxisme et question nationale, mouvement ouvrier international, nationalisme, syndicalisme et communisme dans le monde arabe, et maintenant : racisme et immigration, relations interethniques.

Publications

-  Le Maghreb de traverse, Saint-Denis, Bouchène, 2000.

-  avec Kilani, Mondher et Rivera,Annamaria , L’imbroglio ethnique, Lausanne, Payot, 2000.

-  Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier Maghreb, Paris, Éditions de l’Atelier (Maitron), volume Algérie, (à paraître).

-  Marxisme et Algérie, Paris , UGE (10/18), 1976, réédition, Alger, ENAG, 1991.

-  « Le socialisme dans le monde arabe », in L’Histoire générale du socialisme, t. III et t. IV, Paris, PUF, 1978, réédition 1997.

-  Mouvement ouvrier, communisme et nationalismes dans le monde arabe, Paris, Éditions ouvrières (Cahier du Mouvement social, 3), 1978.

-  « Nazione e nazionalità nei debattiti del movimento operaio », in Storia del Marxismo, vol. II, Turin, Einaudi, 1979.

-  « L’imperialismo e la questione coloniale e nazionale », in Storia del Marxismo, vol. III, Turin, Einaudi, 1981.

-  Maghreb-Algérie. Classes et nation, 2 vol., Paris, Arcantère, 1987.

-  avec Boumaza, Nadir et Clément, Ghislaine, Ces migrants qui font le prolétariat, Paris, Méridiens-Klincksieck (Réponses sociologiques), 1994.

-  Les accords d’Évian en conjoncture et en longue durée, Paris, Karthala-Institut Maghreb-Europe, 1996.

-  Populismes du Tiers-monde, Paris, L’Harmattan, 1998.

-  Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier Maghreb, t. 1, Maroc, Paris, Éditions de l’Atelier, 1998.



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