ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


GUIGNARD Didier

Maison méditerranéenne des Sciences de l’homme

La mise en place de l’administration coloniale en Algérie (1880-1914)

Session thématique « Du beylik ottoman au pouvoir français »

Mardi 20 juin 2006 - Matin - 9h45-11h45 - Amphithéâtre

Résumé de la communication

L’administration coloniale se met en place en Algérie dès les débuts de la conquête. Si notre attention porte seulement sur les années 1880-1914, c’est à cause des bouleversements administratifs provoqués par le régime républicain, qui modèlent un cadre et des pratiques d’administration durables avec l’extension considérable et la municipalisation très spéciale du territoire civil. C’est le moment où s’élaborent les infractions propres à l’« indigénat », les pouvoirs disciplinaires, les lois de dépossession foncière, etc. Ce régime colonial s’inscrit pourtant dans une politique d’« assimilation » de l’Algérie à la France qui se réfère explicitement aux grands principes de 1789 pour mieux souligner sa rupture avec l’arbitraire - réel ou supposé - des régimes antérieurs : turc ou militaire.

Les scandales d’abus de pouvoir, qui se multiplient au cours de la décennie 1890, sont donc un test décisif pour la normalisation de cette administration et, au-delà, pour la République colonisatrice. Ce sont des faits généralisés de fraude électorale, de corruption et de violences, imputables aux fonctionnaires français et à leurs auxiliaires algériens. Ils s’expliquent par l’importance des moyens cédés aux élus et aux administrateurs, après 1880, sur une base électorale très étriquée au regard de la population totale. Le pouvoir local est synonyme de concessions de terres, de subventions, d’emplois, de travaux publics et d’un pouvoir exorbitant sur la masse « indigène ». Il est facile de le conserver en intéressant une petite clientèle électorale et d’en assurer le relais par l’achat d’auxiliaires algériens. Il génère au sein des populations administrées des stratégies complexes de résistance, de participation, d’évitement ou d’intériorisation des abus. De telles pratiques sont confortées par des facteurs multiples : le rapport au droit colonial, l’inégale intégration des procédures, le silence patriotique, la légitimité du « suffrage universel », les pressions exercées sur les témoins, la faiblesse des agents de contrôle, etc. On retrouve les mêmes formes d’abus quand il s’agit de s’emparer du pouvoir local car le déplacement de quelques voix suffit et la convoitise est toujours forte.

Au sein de la minorité des citoyens, des ambitieux résolus ou mal rétribués sont ainsi les principaux auteurs des plaintes pour abus de pouvoir. À la fin du XIXe siècle, elles sont relayées par la presse locale et nationale et constituent le moyen le plus efficace pour provoquer une enquête administrative et la sanction des clientèles en place. Parallèlement, les mêmes aventuriers attisent un antisémitisme violent pour briser le vote communautaire des Juifs algériens, citoyens français depuis 1871, ou seulement pour séduire l’électorat, de plus en plus sensible aux thèses d’un Rochefort ou d’un Drumont.

Le régime républicain, déjà secoué par le boulangisme, par les affaires politico-financières, veut mettre un terme aux « scandales algériens » qui contredisent visiblement trop son discours civilisateur. De 1891 à 1897, il sanctionne les plus compromis parmi les siens et lance un programme de réformes, sans jamais remettre en cause les fondements d’un système politico-administratif générateur d’abus. Ce faisant, il active surtout les passions politiques qui se transforment en violences de rue avant les élections. Les troubles d’Alger de 1898 coïncident avec le déclenchement de l’affaire Dreyfus. L’Algérie devient ingouvernable ou gouvernée localement par une clique antisémite parvenue à ses fins. La lutte contre les abus de fonctionnaires « républicains » n’est plus alors la priorité, tant le régime menacé a besoin d’alliés. Il organise donc la chasse aux seuls antisémites déclarés, qu’il qualifie facilement de « séparatistes », et cède aux autres fonctionnaires des moyens supplémentaires, facilitateurs d’abus : l’autonomie budgétaire en 1900, de nouveaux pouvoirs répressifs, un programme de grands travaux et la garantie de l’impunité, à nouveau, après 1903.

L’ambition est de montrer les mécanismes de l’abus de pouvoir dans tous les interstices de la chaîne administrative. C’est une histoire de la République autant que de l’Algérie, car la colonie est au cœur du régime républicain dans sa phase d’enracinement et de définition. De plus il ne suffit pas de considérer l’abus de pouvoir comme une évidence dans un environnement colonial. Nous essayons ici de le mesurer, de le comparer avec des abus parfois similaires en métropole, dans d’autres colonies ou ailleurs ; bref, d’en évaluer les éléments de continuité et de singularité.

Bibliographie sélective

-  Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, Paris, PUF, 2 vol., 1968.

-  Giorgio Blundo (dir.), Monnayer les pouvoirs - Espaces, mécanismes et représentations de la corruption, Genève, Nouveaux Cahiers de l’IUED, 2000.

-  Jean Garrigues, La République des hommes d’affaires, 1870-1900, Paris, Aubier, 1997.

-  Albert Mabileau, « Les institutions locales et les rapports centre-périphérie », in Traité de science politique, M. Grawitz et J. Leca (dir.), Paris, PUF, t. 2, 1985.



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