ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


LABANCA Nicola

Université de Sienne (Italie)

Un colonialismo diverso ? Les historiens italiens et le poids de l’idéologie coloniale

Session thématique « Une histoire idéologique ? »

Jeudi 22 juin 2006 - Matin - 9h-11h - Salle F 08

Texte traduit par Gilbert Meynier

1) En Italie, comme dans toutes les autres puissances coloniales, qu’elles eussent été grandes ou petites, les historiens de l’expansion européenne ont en général toujours fait profession d’écrire des histoires sans idéologie. Selon leur point de vue, ils auraient écrit selon les règles du moment, l’histoire « wie eigentlich gewesen » (« telle qu’elle s’est passée ») : l’histoire juridique, puis l’histoire politique, l’histoire sociale, et enfin aussi l’histoire culturelle de la conquête des colonies ; mais sans préjugés. En réalité, nous savons que, jusque dans le Belpaese (« beau pays »), les « historiens coloniaux » - les historiens qui écrivirent l’histoire de l’expansion européenne au temps où elle était en cours -étaient des historiens desquels l’adjectif « coloniaux » qualifiait non seulement leur objet d’étude, mais bien plutôt leur propre approche, leurs propres préjugés et leur propre idéologie.

Ainsi qu’on le sait, l’Italie perdit ses dernières colonies dès le courant de la Deuxième Guerre mondiale. Dans la mesure où, sous le fascisme, il était difficile d’écrire des histoires, fussent-elles coloniales, qui critiquassent le régime, cela signifia qu’une ère post-coloniale - concernant strictement l’histoire italienne - s’ouvrit au moment où les autres puissances européennes avaient encore des établissements en Afrique et en Asie. Théoriquement, donc, les historiens italiens et de l’Italie, auraient pu faire naître, bien avant que dans d’autres pays, une histoire critique, libre et sans présupposés idéologiques. Ce qui aurait pu aider les Italiens eux-mêmes à se distancier de leur propre passé colonial.

Nous savons que, en fait, les études historiques italiennes furent parmi les dernières à « se décoloniser » - suivies peut-être seulement par les études portugaises et espagnoles -, et que nombre d’Italiens continuent encore aujourd’hui à imaginer que l’Italie des xixe et xxe siècles, l’Italie libérale et fasciste, agit dans les colonies, ainsi que l’avait d’ailleurs dit un philosophe de la stature de Benedetto Croce, en « exportant une bonhomie particulière ». Les Italiens sont, en somme, de brava gente (« braves gens »). Un tel préjugé forgea plutôt une si robuste chaîne de continuité entre l’Italie libérale, l’Italie fasciste et l’Italie républicaine actuelle, que, aujourd’hui encore, les historiens indépendants sont tenus d’en tenir compte. Et bien plus maintenant, dès lors que, avec l’Italie parcourue de migrations extra-européennes, de gens venus du Sud et de l’Est vers le Centre et le Nord du Vieux continent, l’idéologie des « Italiens braves gens » apparaît fort utile pour s’absoudre face aux immigrants, et pour se réconcilier avec le lointain passé colonial. Dans un certain sens, nous verrons, à la fin de ces pages, que, à l’Italie, n’a pas eu besoin d’une loi comme la loi française numéro 258 du 23 février 2005.

Comment et pourquoi tout cela est-il advenu ? Serait-ce parce que les historiens italiens ont depuis longtemps soutenu, et parce que les Italiens ont depuis longtemps imaginé l’existence dans la péninsule d’un « autre » colonialisme, un colonialisme différent de celui des autres puissances européennes ?

 

2) Le parcours colonial de l’Italie, comme on le sait, a été fort bref. À la différence de Madrid ou Lisbonne, Londres ou Paris, Rome a été la capitale d’un empire colonial seulement pendant soixante ans : le terme de cette histoire d’Outre-mer date aujourd’hui également de soixante ans. C’est aussi une des raisons de la permanence du mythe des « Italiens braves gens ».

Dans les premières décennies d’une expansion coloniale commencée en 1885, grosso modo jusqu’à la Première Guerre mondiale, plutôt que d’historiens, on peut parler de protagonistes ou d’observateurs. Ainsi l’histoire diplomatico-militaire de l’« expédition de Massawa » a été décrite froidement par Luigi Chiala[1], les événements du premier colonialisme italien en Érythrée ont été reparcourus de manière critique par Attilio Brunialti[2], et la conquête de la Libye a été synthétisée sur le mode critique par Gaetano Salvemini[3] dans son Comment nous sommes allés à Tripoli (« Come siamo andati a Tripoli »). À la rigueur, aucun des auteurs de cet instant book, favorables à l’entreprise coloniale italienne comme Chiala, modérément critiques comme Brunialti, radicalement opposés comme Salvemini, ne pouvait se dire historien au moment où il écrivait. Déjà alors, pourtant, en Italie, était diffusée l’idée selon laquelle les Italiens se comportaient en terre coloniale différemment, et plus humainement que les autres colonisateurs européens. Quand bien même les socialistes comme Andrea Costa ou Filippo Turati eussent critiqué le « régime du sabre » en vigueur en Érythrée, et bien que Salvemini et les socialistes anticolonialistes eussent stigmatisé les exécutions sommaires de Tripoli, beaucoup considéraient que le colonialisme italien était « différent » : raisons pour lesquelles il avait perdu à Adoua et qu’il avait rencontré des difficultés à Tripoli.

D’un côté, les observateurs autorisés corroboraient de telles présomptions. Sous peu, Wladimir Ilitch Lénine allait défini l’impérialisme italien comme un « impérialisme de gueux ». Et plus encore, le sociologue d’envergure internationale Robert Michels le définit comme un « impérialisme démographique », compte tenu du grand nombre d’Italiens pauvres, prêts selon lui à émigrer, non seulement en Europe et en Amérique - ce qu’ils faisaient déjà -, mais aussi en Afrique.

Ladite différence fut contestée par les critiques de l’expansion coloniale. Au Parlement de l’Italie libérale et dans la presse libre, intellectuels et chercheurs protestèrent contre les virus que la guerre coloniale introduisait dans le sang des Italiens : le racisme et l’incitation à l’islamisme étaient ainsi dénoncés. Mais les adversaires s’opposaient et ils n’écrivaient pas l’histoire. Cette tâche, ce furent les « historiens coloniaux » qui s’en acquittèrent.

 

3) Pendant le régime fasciste, de 1922 à 1943, l’Italie se dota enfin d’historiens. La Rivista coloniale (« Revue coloniale »), de l’Istituto coloniale italiano (« Institut colonial italien »), accueillit de nombreux articles qui reconstruisaient les étapes de l’expansion coloniale ; et la Rivista militare italiana (« Revue militaire italienne ») faisait de même. Deux chercheurs écrivirent deux œuvres générale de synthèse : Gennaro Mondaini et Raffaele Ciasca.

Mondaini n’était pas un fasciste quand il écrivit son Manuale di storia e legislazione coloniale del Regno d’Italia[4] (« Manuel d’histoire et de législation coloniale du Royaume d’Italie ») ; dans son œuvre, les observations critiques ne manquent pas sur l’histoire politique et juridique des colonies italiennes, Mais, dans ses pages, publiées en 1924-1927, il n’y avait déjà plus ce souffle libéral qui lui avait fait écrire, vingt ans plus tôt, dans Il Digesto italiano, que la législation coloniale devait avoir comme premier objectif la défense de l’indigène face aux volontés rapaces des colons. Et peut-être Ciasca ne se sentait-il pas complètement fasciste lorsqu’il écrivit la Storia dell’Italia coloniale (« Histoire de l’Italie coloniale »)[5] ainsi qu’il l’aura pensé dans les décennies suivantes, quand il devint démocrate-chrétien : mais son histoire, publiée en 1938, puis en 1940 dans une édition augmentée, était tout entière une apologie du colonialisme italien. Elle pouvait donc ça et là s’éloigner des versions propres au régime. Mais, dans son livre, tout allait bien, dans le courant des pages de son livre : il faisait silence sur les pages les plus controversées du bref colonialisme des « Italiens braves gens » : pas de régime du sabre en Érythrée, pas d’exécutions ni de gibets à Tripoli, pas de camps de concentration en Cyrénaïque, pas d’utilisation des gaz dans la guerre d’Éthiopie. L’idéologie, en somme, pesait - Ô combien -sur ces monuments de l’historiographie coloniale : même si ses auteurs affirmaient en être dégagés.

 

4) Mais, jusqu’ici, dans la période coloniale fasciste de l’histoire italienne, tout, au fond, pouvait être compréhensible. Ce qui surprend, c’est la continuité de l’idéologie coloniale dans l’histoire post-coloniale de l’Italie républicaine et démocratique qui n’avait plus désormais de colonies.

Après une période de silence embarrassé, et après qu’ils furent nombreux à perdre, avec la perte des colonies, leur poste à l’université du fait de l’indifférence des universités à l’égard des matières - comme « Histoire et politique coloniale » ou « Histoire et culture militaire » -imposées par le régime, les historiens qui restaient s’organisèrent. Pour les aider, il y eut le gouvernement du Centre qui, en 1952, ne déposa pas les archives coloniales aux Archives centrales de l’État, mais en fit « don » à un Comité pour la documentation de l’œuvre de l’Italie en Afrique. Composé d’ex-fonctionnaires coloniaux et d’un historien comme Carlo Giglio, le comité géra les archives en décourageant ou en en interdisant l’accès aux chercheurs libres et indépendants. Pendant ce temps, en 1955, fut organisé le premier concours d’après-guerre pour des postes de professeurs en « Histoire et politique coloniale », matière renommée ensuite dans les années 1960, dans l’atmosphère de la décolonisation, et en « Histoire et institutions des pays afro-asiatiques ». Rien de surprenant à ce que Giglio obtienne un des très rares postes.

Dans sa jeunesse, Giglio avait publié des livres aux éditions du Parti national fasciste, avec des préfaces d’un ministre nationaliste comme Luigi Federzoni, ou d’un général comme Rodolfo Graziani, l’exterminateur de la résistance libyenne de 1929 à 1931, le commandant en chef du front sud de la guerre d’Éthiopie en 1935-1936, et l’ennemi de la résistance éthiopienne de 1936-1937. Puis, il s’était confiné dans l’étude de l’impérialisme britannique, mais certaines fidélités juvéniles ne s’oublient pas facilement. Seul et unique historien éprouvé et de métier au sein du comité, il se fit le promoteur de volumes de documentation, une sorte de « documents diplomatiques coloniaux italiens ». Il tenait beaucoup à définir son histoire comme une histoire méthodologiquement inattaquable, philologiquement correcte et sans préjugés idéologiques. Mais, dans ses volumes, disparaissaient les voix gênantes, et, encore au milieu des années 1960, il défendait la tromperie italienne du traité de Uccialli de 1889 dans les pages du prestigieux et nouveau Journal of African history.

Lorsque Roberto Battaglia, historien issu de la Résistance et communiste, voulut écrire en 1958 une histoire critique du premier colonialisme, il dut se passer des documents coloniaux présidés et défendus par Giglio et par son « école ». Rien d’étonnant, en somme, que les Italiens des années 1950 et 1960 n’eussent pas produit d’autres manuels d’histoire coloniale auxquels se référer que ceux de Mondaini et de Ciasca, et que la fable des « Italiens braves gens » pût encore subsister.

 

5) Un tout petit nombre de chercheurs, au début des années 1970, cherchèrent à dissiper le brouillard qui obscurcissait le passé colonial italien. Angelo Del Boca, alors journaliste à la Gazzetta del Popolo et au Giorno, écrivit en 1965 une brève histoire de la guerre d’Éthiopie dans laquelle il ne niait pas l’usage des gaz ; sujet sur lequel il publia aussi en 1969 une série de documents inédits. Giorgio Rochat écrivit, sur les documents de Graziani et de Badoglio déposés aux Archives centrales de l’État, l’histoire de la répression italienne en Libye et en Éthiopie, ainsi que de la guerre d’Éthiopie.

Contre eux fut érigé un mur de polémiques. C’étaient les années 1970, l’« époque des mouvements » et de la contestation, mais aussi du « mur contre mur ». Un historien nationaliste comme Enrico De Leone publia dans un périodique de la fondation Volpe - le grand historien du fascisme italien - un essai substantiellement « négationniste » sur les camps de concentration italiens en Cyrénaïque. Et quelques années plus tard, certes de manière beaucoup plus voilée, un collaborateur de Renzo De Felice (Luigi Goglia) publia dans la revue de son « maître » un article qui éreintait la biographie consacrée par Rochat à Balbo. Mais, si tout cela restait à l’intérieur de la communauté universitaire, l’effervescence des associations et des cercles des vétérans d’Afrique se manifesta plus lourdement. Les commandants de la guerre d’Éthiopie comme Badoglio et Graziani étaient décédés dans les années 1960 et 1970. Mais, parmi les officiers des forces armées régulières et de la Milice fasciste des volontaires de la sûreté nationale, qui avaient de vingt à quarante ans en 1935-1936, beaucoup vivaient encore trente années plus tard : et ils ne toléraient pas qu’un historien, fût-ce même sur la base d’une documentation inattaquable, salît leurs propres rêves de jeunesse. D’où, surtout contre Del Boca, qui était journaliste et qui, donc, s’adressait, non au milieu alors clos de l’étroite communauté universitaire, mais à la grande opinion publique, un extraordinaire « feu roulant » de la part des vétérans.

La décolonisation des études historiques coloniales dut donc se frayer le chemin et combattre ces oppositions. Non seulement le désintérêt de la communauté universitaire envers des thèmes considérés comme compromettants, et la difficulté d’accès à des sources documentaires importantes, mais l’hostilité véritable de milieux restreints, mais sensibles, comme celui des vétérans du colonialisme et des guerres coloniales, retardèrent la décolonisation des mentalités et de l’imaginaire colonial des Italiens.

L’idéologie des « Italiens braves gens », pendant ce temps, était aussi utile pour des raisons politiques : avec elle, et avec les contrats favorables envisagés par Enrico Mattei et son AGIP (organisme pétrolier de l’État), les gouvernements italiens cherchaient à trouver les ressources énergétiques qui étaient nécessaires pour accomplir le « miracle économique » quand ils avaient affaire à des gouvernements de pays africains et arabes depuis peu indépendants.

 

6) C’est seulement dans les années 1980 qu’une nouvelle version globale de l’histoire coloniale italienne devint disponible. Le Français Jean-Louis Miège avait déjà écrit en 1969 un petit livre avec un regard nouveau en comparaison de ceux de Mondaini et de Ciasca. Mais avant qu’il fût traduit en Italie, en 1976, déjà, Giorgio Rochat avait publié, en 1973, un bref exposé synthétique avec des documents de l’aventure coloniale, ne cachant ni les camps de concentration ni les gaz. Mais c’est seulement au milieu des années 1980 qu’Angelo Del Boca termina ses quatre volumes sur l’histoire du colonialisme italien dans la Corne de l’Afrique, et ses deux autres volumes sur la colonisation italienne en Libye. Les pages de Del Boca devinrent vite fondamentales. Une relève de jeunes chercheurs, lentement, émergea alors. Plusieurs d’entre eux publièrent, dans la revue, dirigée de 1987 à 2004, par Del Boca, éditée par un institut d’études sur la Résistance de Plaisance (Studi piacentini). Nouvelle relève, aussi, mais plus lente à monter, au sein des études africanistes : des chercheurs comme Sandro Triulzi, Gianpaolo Calchi Novati et Salvatore Bono l’animèrent. Mais les meilleurs africanistes italiens, y compris parmi les plus jeunes, préférèrent se consacrer à l’histoire des pays africains qui n’avaient pas été des colonies italiennes. Et aucune université italienne n’a jamais offert un poste d’africaniste à Del Boca.

Bref, le panorama commence à changer - encore que bien lentement - à partir des années 1980. On peut en donner la mesure en rappelant les polémiques publiques que ces études soulèvent. En particulier, Del Boca y tient lieu de brise-glace, d’aimant, de « témoin incommode », ainsi qu’il s’est lui-même défini. Il rappelle aux Italiens qu’il est temps que l’obélisque d’Axum, prélevé par l’Italie fasciste en 1937, et emporté à Rome, retourne en Éthiopie. Il rappelle le génocide de Cyrénaïque. Il rappelle surtout l’utilisation des gaz par les fascistes en 1935-1936. Cela, en particulier, provoque l’exécration des vétérans de l’armée colonniale. L’un d’entre eux s’appelait Indro Montanelli : c’était un célèbre journaliste conservateur italien du Corriere della sera. En 1995, il lance une polémique publique qui finit au Parlement. Le gouvernement est acculé à prendre position et, en 1996, le ministre de la Défense, finalement, et pour la première fois émanant d’une autorité officielle de l’Italie républicaine, reconnaît que les forces armées de l’Italie fasciste avaient utilisé les gaz. Les vétérans, pour la première fois, se trouvaient sans protecteurs au gouvernement.

Dans une Italie des années 1990, dans une période désormais post-bipolaire, sans gouvernement démocrate-chrétien, mais gouvernée, même, par un ex-communiste comme Massimo d’Alema, parcourue de courants migratoires toujours plus consistants, il s’agit d’une nouveauté. Les études historiques sont désormais conduites par une génération qui n’a pas vécu le colonialisme ; et les vieux mythes sont toujours davantage critiqués. Mais c’est une nouveauté qui, peut-être, ne creuse pas en profondeur. Qui a étudié les manuels scolaires aura observé qu’on n’y parle pas du colonialisme italien, ou alors en des termes ambigus. Ses crimes ne sont même pas mentionnés. Rien d’étonnant, donc, que chez les Italiens - non pas le petit nombre qui lit des livres d’histoire, mais ceux, si nombreux, qui regardent seulement la télévision - désormais, surtout privée, comme les trois chaînes de Silvio Berlusconi - et ne lisent pas de livres d’histoire, ni d’autres livres -, les vieilles images et les vieilles idéologies subsistent. Pour eux, les Italiens, y compris ceux du passé, sont toujours de « braves gens ». La politique, non plus, n’offre guère de secours. L’obélisque d’Axum n’est retourné en Éthiopie qu’au printemps 2005.

 

7) Un bilan sincère devrait donc ne pas faire silence sur une image qui comporte, et du blanc, et du noir. D’un côté, nous avons des études neuves et sérieuses, loin des vieux mythes, loin des vieilles idéologies. D’un autre côté, nous avons encore de vastes zones, trop vastes, de méconnaissance du passé colonial italien.

Une petite minorité, nostalgiquement attachée aux vieux mythes, agit pour maintenir cette méconnaissance. Sous le long gouvernement de Centre-droit de Silvio Berlusconi (2001-2006), on est allé jusqu’à créer un nouveau ministère pour les Italiens à l’étranger, et pour donner un seul exemple, on a organisé une exposition sur les ascari[6] d’Érythrée qui a fait l’éloge de leur fidélité à l’Italie. Et, pendant qu’on coupait dans les crédits destinés à la coopération internationale, le gouvernement s’est préoccupé d’augmenter les pensions des - bien peu nombreux à vrai dire - ascari encore en vie. Mais peut-être aussi conviendrait-il de rappeler l’épisode du tee-shirt du ministre Calderoli - du gouvernement Berlusconi : au beau milieu du choc provoqué sur le plan international par les caricatures originellement publiées par une revue conservatrice de la droite danoise, le ministre de la Ligue lombarde - mouvement dirigé par Umberto Bossi -, est apparu à la télévision vêtu d’un tee-shirt reproduisant quelques-uns des dessins incriminés. Dans les jours qui suivirent immédiatement, ont éclaté à Benghazi des manifestations contre le consulat italien dans lesquelles les manifestants huèrent le « ministre raciste » italien. Même s’il paraît évident que toutes les causes de ces désordres de Benghazi ne peuvent être mises au débit d’un tee-shirt « lombard », la connexion a été faite par les manifestants alors même que, du côté italien, et du côté du gouvernement, on avait tardé à prendre les distances qui s’imposaient, ce qui a engendré des soupçons.

Mais ce serait une erreur de réduire le choc portant sur le passé à un choc entre camps politiques aux frontières bien définies. La situation est bien plus complexe comme le prouve l’exemple suivant tout récent.

À l’automne-hiver 2005-2006, il y a eu, en Italie, le soixante-dixième anniversaire de la guerre d’Éthiopie. L’atmosphère de lutte électorale a suggéré au Centre-droit qui gouvernait de faire silence sur les thèmes les plus embarrassants, cela en étendant un voile sur les œuvres et les recherches qui pouvaient être dérangeantes. En mai 2006, pourtant, la soutenance d’une thèse de doctorat par un jeune chercheur de l’université de Turin, puis une mission de recherche qu’il avait faite en Éthiopie, ont confirmé un autre épisode de répression ajouté à la liste des crimes de guerre commis par les forces armées du fascisme : en 1939, semble-t-il, plus de mille civils éthiopiens auraient été exterminés, en un jour ou en quelques jours, à l’intérieur et aux alentours d’une gigantesque grotte, cela au moyen de grenades et de gaz. Il s’agit là d’un épisode connu en Éthiopie, mais ignoré en Italie, sur lequel a été trouvée une documentation provenant des archives. La présence concomitante à Addis Abeba du jeune chercheur et d’un journaliste du deuxième quotidien italien, La Repubblica, a conféré une résonance inhabituelle à cette découverte. Del Boca a été interviewé et il a réitéré sa proposition polémique de dédier, parmi toutes les « journées du souvenir », une journée à la mémoire des Africains tués. Un juriste connu, qui soutenait, puis qui présida le Tribunal pénal international, a proposé au gouvernement - maintenant de Centre-gauche - la constitution d’une commission d’historiens. S’agit-il - peut-être pourrait-on légitimement le penser - du début d’une phase nouvelle ?

Et puis les jours sont passés, et puis les semaines, mais rien n’a été dit ni fait. Les autres quotidiens n’ont pas repris l’information. Aucun représentant politique ne s’y est intéressé. Le ministère des Affaires étrangères ne s’est pas publiquement exprimé. En somme, tout semble faire penser que tout sera vite oublié. Le premier colloque d’études historiques spécifiquement consacré à la guerre d’Éthiopie devait se tenir en octobre 2006 à Milan, mais non du fait d’une impulsion ministérielle ou d’un centre d’études universitaire : il devait être pris en charge par l’Institut national pour l’histoire du mouvement de libération, c’est-à-dire un institut privé d’histoire de la Résistance et de l’antifascisme. Et le premier colloque d’études historiques à être organisé sur les camps de concentration coloniaux en Cyrénaïque n’a pu trouver de financements en Italie, et il devait se tenir en décembre 2006 à Tripoli.

Bref, les responsabilités de tout cela ne sont pas seulement idéologiques. Si l’image des « Italiens braves gens » est encore à ce point répandue chez les habitants de la péninsule, cela est dû à plusieurs facteurs : responsabilité des historiens, des médias, manque d’attention des politiques. En Italie, comme on l’a indiqué au début de ces pages, il n’est pas besoin d’une loi comme la loi 258 du 23 février 2005. Un résultat qui n’est pas très différent a été obtenu de fait, sans qu’on ait eu besoin de recourir à une mesure législative, et sans soulever les polémiques que cette loi a soulevées en France. Même donc si les causes sont différentes et complexes, le résultat n’est pas très différent. En Italie comme en France, les mythes du passé pèsent sur le présent, et ils risquent de l’écraser. En Italie, l’image d’un « colonialisme différent » et de « braves gens » pèse et pèsera, non seulement sur la forme d’amnésie-amnistie d’une page du passé national, mais comme « élément manquant » dans l’émergence des jeunes générations italiennes, et comme obstacle à de meilleures relations interculturelles de l’Italie avec les populations migrantes récemment arrivées dans la péninsule. Les historiens italiens ne pourront contrecarrer tout cela à eux tous seuls.


[1] Luigi Chiala, La spedizione di Massaua. Roma : L. Roux E.G., 1888, t. VII.

[2] Attilio Brunialti, Le Colonie degli Italiani, , Torino : UTET, 1897.

[3] Gaetano Salvemini, Come siamo andati in Libia e altri scritti dal 1900 al 1915. Milan : Feltrinelli, 1963.

[4] Gennaro Mondaini, Manuale di storia e legislazione coloniale del Regno d’Italia. Rome : Sampaoelisi, 1927, t. VII. Id, La legislazione coloniale italiana nel suo sviluppo storico e nel suo stato attuale, 1881-1940. Milan : Istituto per gli studi di politica internazionale, 1941

[5] Raffaele Ciasca, Storia coloniale dell’Italia contemporanea : da Assab all’Impero. Milan : Hoepli, 1938.

[6] En arabe, les militaires (‘askariyyûn) ; ici « corps indigènes ».


Citer cet article :
Nicola Labance, « Un “autre” colonialisme ? Les historiens italiens et le poids de l’idéologie coloniale », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, trad. Gilbert Meynier, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://w3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=207