ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


LANTHEAUME Françoise

Institut national de recherche pédagogique / Université Lumière-Lyon 2, UMR Éducation et Politiques

Les difficultés de la transmission scolaire : le lien Algérie-France dans les programmes d’histoire, les manuels et l’enseignement en France

Session thématique « Quels savoirs transmettre ? »

Jeudi 22 juin 2006 - Matin - 9h-11h - Salle F 05

Une idée souvent exprimée est que l’enseignement de l’histoire ignore la guerre d’Algérie ou quand il en traite, il le fait de façon partiale et partielle. Les accusations concernent un persistant défaut de point de vue critique, la permanence d’un point de vue néocolonialiste et une occultation d’épisodes traumatiques et problématiques. A contrario, une description estimée trop sombre de la colonisation française a été critiquée et a même récemment justifié la tentative d’imposer par la loi de février 2005 l’obligation de présenter le « rôle positif de la présence française ». Ainsi, le lien noué entre les deux pays à la faveur de plus de 130 ans de colonisation et d’une histoire de l’immigration qui se poursuit, serait, selon les points de vue, oublié ou distordu dans les programmes et les manuels d’histoire. Pourtant, un survol des programmes et des chapitres de manuels consacrés à l’Algérie au début puis à la fin du xxe siècle montre de grands changements. Afin de comprendre comment l’enseignement a intégré l’histoire du lien France-Algérie, l’analyse de l’évolution de la prescription et des auxiliaires pédagogiques sur une durée conséquente s’impose car un coup de projecteur trop limité sur tel ou tel manuel, par exemple, produit un effet de loupe trompeur.

L’analyse des directives officielles depuis les années 1920 et de soixante-sept manuels de lycée publiés entre 1937 et 1998 donne une idée plus précise de la réalité de l’enseignement, du moins de ce qui était prescrit et de sa traduction par les manuels. Ces éléments encadrent et orientent le discours professoral mais informent de façon lacunaire sur les pratiques enseignantes qui n’ont jamais été de simples décalques des injonctions officielles.

Étudier l’enseignement de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie au xxe siècle, c’est analyser le passage d’une histoire scolaire marquée par une tradition patrimoniale du respect des morts et de la transmission des œuvres des ancêtres - en l’occurrence, la grandeur de la France à travers la propagation coloniale des Lumières - à un enseignement prétendant allier transmission patrimoniale et sens critique. C’est aussi interroger la réalité, les limites et les effets de cette évolution.

Étudier la place du lien Algérie-France dans l’enseignement de l’histoire nécessite d’avoir en tête les travaux d’historiens[1] sur les composantes imaginaires, symboliques, discursives, de la mémoire historique - particulièrement celle des constructions nationales -, composantes éclairant les formes que peut revêtir le passé. Ce passé mobilisé dans un présent qui le réinvente[2], prend forme dans des cadres sociaux dans lesquels les mémoires individuelles et collectives s’inscrivent comme l’a montré Maurice Halbwachs[3] en insistant sur la priorité du collectif sur l’individuel et sur le rôle de certains « passeurs » dans la construction d’une mémoire collective. Une approche socio-historique sera ici privilégiée et le point de vue selon lequel les contenus d’enseignement sont des constructions sociales mobilisant des savoirs, des hommes, des objets, sera adopté[4].

La tradition d’une histoire scolaire surtout politique, événementielle et franco-centrée, a été remise en cause par l’historiographie - les Annales aussi bien que la Nouvelle histoire ou l’histoire du temps présent - et par la sociologie critique qui a dévoilé la fonction de domination du maniement du passé ; sociologie outillant une société devenue elle-même critique qui demande des comptes à l’école[5]. Étudier la contribution de l’enseignement de l’histoire à la réélaboration du passé, à son rôle dans la transmission intergénérationnelle, conduit à s’intéresser à ce qui est sélectionné - et selon quelles modalités - parmi les connaissances, méthodes, objets, etc., dans le monde savant et dans le monde social et politique. En mobilisant telle ou telle de ces ressources, en laissant de côté telle autre, l’enseignement de l’histoire définit ce qui est mémorable et ce qui doit être mémorisé par les nouvelles générations, en fonction de visées qui lui sont attribuées par la société.

Face à la polyphonie des mémoires et des récits à propos du lien entre l’Algérie et la France, comment l’enseignement a-t-il traité une question « brûlante », régulièrement remise sur le gril du débat public ? L’étude des programmes et des manuels d’histoire montre à la fois de grandes évolutions et des continuités notables. Selon les périodes, le lien France-Algérie apparaît plus ou moins tendu et plus ou moins visible. Mais le plus remarquable est la façon dont l’enseignement s’est saisi des ressources à sa disposition pour refroidir la question.

Après avoir rappelé le rôle joué par l’enseignement de l’histoire en France, l’évolution des programmes et des manuels scolaires sera analysée, montrant les manifestations et les effets de l’extension des ressources et des variations de focales qui l’ont orientée. Les manuels seront envisagés comme des « traducteurs » et des « passeurs » de savoirs construits dans des univers intellectuels et sociaux hétérogènes, selon des modalités visant à préserver la mission de l’enseignement de l’histoire.

L’histoire matière première pour une initiation politique et morale à l’épreuve des relations entre la France et l’Algérie

Depuis le xixe siècle, l’enseignement de l’histoire en France représente un aspect de la gestion publique du passé et a pour but la socialisation politique des nouvelles générations au moyen du développement d’un sentiment d’appartenance à une communauté - nationale et impériale -, au moyen du partage de principes de référence politiques et de valeurs - la démocratie parlementaire, les droits de l’homme -, au moyen de l’identification à un espace - hexagonal, impérial -, communs[6]. Le projet de faire des élèves de futurs citoyens a légitimé et orienté l’enseignement de l’histoire qui a joué ainsi, selon l’expression d’Antoine Prost, un rôle de « propédeutique du social »[7]. Le couplage existant depuis le xixe siècle entre savoirs savants, projet politique, identité nationale, forme politique de l’État-nation et enseignement de l’histoire, a facilité la construction d’une représentation commune de ce qu’est la France et de ce que signifie être Français[8]. La mission de socialisation politique de l’enseignement de l’histoire a conduit à concevoir l’histoire et la mémoire comme des matériaux pour l’initiation des élèves aux cadres politiques et moraux de la société. Plus récemment et dans la même logique, des instructions officielles évoquent le « devoir de mémoire » dont les professeurs d’histoire doivent se faire les vecteurs afin de développer la tolérance, de faciliter la cohésion de la société, et le partage d’une échelle de valeurs commune à travers une interprétation admise de séquences historiques et d’événements remémorés et commémorés. Dans ce cadre, le choix des contenus d’enseignement relève autant de la visée civique que de l’état des savoirs savants.

Jusqu’aux années 1960, l’ampleur et la force du lien de subordination entre la France et l’Algérie, justifié dans l’histoire scolaire par un projet de progrès humain, ont structuré l’enseignement de l’histoire. L’exaltation de la « plus grande France » et du rôle civilisateur des Français dans les colonies dominait l’enseignement, au prix du déni ou de l’aveuglement sur les réalités de la domination coloniale et de ses impasses. Mais, ce faisant, l’enseignement partageait l’aveuglement majoritaire de la société et de la science historique dominante. En éliminant ou minorant les analyses et propos discordants et marginaux, il assurait sa mission consistant à rendre les élèves membres de la communauté nationale en supprimant ce qui divise et en privilégiant ce qui unit autour d’un récit historique devenant le récit commun auquel tous peuvent adhérer et se référer. Cette fonction a cependant été remise en question par la décolonisation, par les évolutions de la science, par celles du public scolaire et par la demande sociale.

La décolonisation a rétréci l’espace national et mis en crise la démocratie parlementaire ; la science historique a, quant à elle, progressivement reconsidéré ses interprétations de la colonisation et inclu la décolonisation dans ses objets d’étude. Au moment où l’enseignement de l’histoire intègre ces nouveautés, surtout à partir des années 1980, le public scolaire s’est lui aussi modifié du fait du déplacement en France d’anciens acteurs de l’Algérie « française » et du fait de la démocratisation de l’enseignement. Des interprétations et des mémoires divergentes de l’histoire mêlée de la France et de l’Algérie s’expriment en France même. Et désormais, les enfants d’une immigration temporaire devenue en partie permanente, notamment à cause des politiques de soutien au regroupement familial à partir des années 1970, côtoient ceux des anciens « Français d’Algérie », des anciens soldats ou harkis. La plus grande hétérogénéité sociale, culturelle, mémorielle, des élèves pose la question du bien commun d’une autre façon. Les controverses entre historiens[9] sont souvent recouvertes par le tumulte des polémiques entre groupes d’acteurs pris dans des enjeux contemporains de reconnaissance et dans une dynamique de « concurrence de victimes »[10], instrumentalisés par des groupes politiques au-delà des clivages traditionnels entre la gauche et la droite. Les mémoires familiales et communautaires - au sens de groupes soudés autour d’intérêts mémoriels communs - ont à la fois nourri et été stimulées par ces controverses. La situation de relégation sociale et d’inexistence politique de nombreuses familles d’immigrés algériens a conduit leurs enfants, faute de claire reconnaissance comme membres à part entière de la communauté nationale, à bricoler des identités en partie fondées sur un autre récit historique que le récit scolaire. Ces controverses sont récemment entrées dans les classes et il peut arriver que les interprétations présentées par le professeur rencontrent la résistance et l’opposition d’autres récits et conceptions du lien France-Algérie : entre le nœud de la corde du pendu pour les uns et la trame qui réunit et incite à la tolérance, pour les autres, les pratiques enseignantes sont parfois déstabilisées.

Pour toutes ces raisons, la sélection des connaissances à propos des relations entre la France et l’Algérie, leur mise en mots et en images, occupent une place problématique dans le projet de socialisation politique dévolu à l’enseignement de l’histoire. L’analyse du passage d’un discours de légitimation de la colonisation ne mettant pas en doute sa vertu civilisatrice à une vision plus critique, montre que ce mouvement s’est fait par des remaniements et des ajustements successifs.

Une évolution des programmes et des manuels par la marge et la mobilisation de ressources nouvelles pour refroidir une question « brûlante »

La décolonisation a provoqué la remise en cause d’évidences collectivement partagées et enseignées sur les contours de la Nation, sur les vertus de la démocratie, sur la pertinence de l’histoire savante et scolaire pour rendre compte de la réalité coloniale. La dénonciation tiers-mondiste qui a accompagné la décolonisation a contribué à déstabiliser le montage faisant tenir ensemble projet politique, état de la science historique et enseignement de l’histoire. L’évolution des programmes d’histoire et des manuels scolaires en témoigne. Dans les deux cas, entre la période coloniale et la fin du xxe siècle, le changement est important, mais il s’est effectué de façon progressive plus que suite à une rupture franche provoquée par les assauts de la critique.

Jusqu’à la guerre d’indépendance, la relation entre la France et l’Algérie est abordée sous l’angle d’une histoire essentiellement militaire, politique et événementielle. C’est l’histoire de la France qui se prolonge en Algérie : le lien entre les deux rives de la Méditerranée est alors présenté comme dense mais à sens unique. La situation en Algérie est suivie de près par une histoire scolaire du temps présent qui ne dit pas son nom. La conquête et l’œuvre coloniale sont abondamment traitées à travers la présentation de « grands hommes », d’événements phares et de groupes d’acteurs qui sont mis en valeur - les militaires plus que les colons. Dans les manuels, peu nombreux à l’époque et au nombre d’auteurs limité, le récit de la conquête est héroïsé, la violence coloniale est présentée comme exceptionnelle, ou naturelle, ou justifiée par des résistances archaïques que les Français ne peuvent que combattre. La rationalité étatique et son efficacité sont opposées au morcellement tribal, la modernité technologique occidentale à l’arriération arabe, les Lumières de l’éducation à l’obscurantisme de l’islam. Les héros coloniaux ont leur faire-valoir en la personne d’Abd el-Kader en combattant valeureux et opposant coriace, rendant la victoire sur lui d’autant plus glorieuse. Face à une prescription incitant à mettre en valeur l’« œuvre coloniale », le récit du principal manuel de la classe de philosophie, le Malet et Isaac[11], consacre près de quatre pages à la seule colonisation de l’Algérie d’après 1871, et adopte le point de vue des défenseurs de la colonisation de progrès : valorisation de la mise en place d’un maillage administratif, d’écoles, d’une agriculture moderne, tout en critiquant les excès de certains colons volontiers présentés comme empêchant la réalisation du projet colonial républicain.

Après la Deuxième Guerre mondiale, les contenus des programmes d’histoire concernant l’Algérie restent les mêmes, jusqu’au projet conçu par Fernand Braudel en 1957 suite à des débats internationaux et nationaux sur le rôle de l’enseignement de l’histoire dans la construction de la paix. Les « programmes Braudel » sont mis en œuvre au début des années 1960 après des aménagements soulignant le compromis entre une conception classique, franco-centrée, événementielle et politique, et celle des Annales introduisant la longue durée et une « géohistoire » ; entre une perspective universitaire et un projet de politique scolaire. Ils réinterprètent la notion de civilisation à partir du modèle anthropologique inspiré des area studies américaines rompant avec l’évolutionnisme habituel, et attribuent un rôle nouveau aux documents dans l’enseignement de l’histoire, comme sources d’apprentissage de la méthode historique. L’enseignement de l’histoire en ressort moins ethnocentré, plus soucieux du développement de l’esprit critique tel qu’il est prescrit depuis le plan Langevin-Wallon[12]. Ces programmes correspondent aussi au projet politique de formation d’une nouvelle élite ouverte sur le monde, dont la formation ne peut se satisfaire d’une vision étroitement hexagonale et de données avant tout politiques. Ils donnent de nouvelles perspectives pour enseigner la colonisation et la décolonisation de l’Algérie, mais ceci ne concerne que la classe de terminale encore relativement peu fréquentée au début des années 1960, contrairement aux Recommandations pour l’enseignement de l’histoire[13], publiées en 1952 par l’Unesco, qui insistaient sur l’introduction de l’étude des civilisations dès la classe de seconde. La possibilité de traiter la relation entre la France et l’Algérie apparaît à deux endroits dans les « programmes Braudel » : dans la partie consacrée à l’histoire contemporaine « jusqu’à nos jours » et dans celle traitant des civilisations. Dans les faits, dans la première partie, la coupure chronologique retenue est celle de la Deuxième Guerre mondiale, et l’Algérie est évoquée dans la deuxième partie dans une perspective de longue durée qui, en imposant un changement de focale, tend à rendre minuscule ce qui auparavant était en gros plan. Ainsi, l’étude de la guerre d’Algérie n’est pas inscrite dans les programmes de façon claire, mais la possibilité de l’aborder est donnée, ce dont se saisissent quelques manuels. Le lien entre la France et l’Algérie prend désormais plus de profondeur historique à travers la mise en exergue d’une filiation romaine commune, tout en devenant plus ténu car la longue durée gomme les événements récents et réoriente la perspective vers une compréhension de l’évolution à plus long terme. Malgré l’occultation de nombreux sujets très controversés à l’époque, l’approche par les civilisations et la « longue durée » a permis d’aborder la question la plus « chaude » des années 1960. C’est en effet dans la partie consacrée à la civilisation musulmane dans des manuels scolaires rédigés plus souvent qu’avant par des universitaires, que se trouve pour la première fois la qualification de « guerre » à propos des « événements » de 1954 à 1962[14]. C’est là aussi qu’est esquissée une analyse d’événements qui viennent à peine de finir et que sont présentés le mouvement nationaliste algérien et ses leaders.

L’introduction de l’étude des civilisations a été le moyen d’ouvrir à une lecture critique en modifiant l’espace de référence - les civilisations - et la temporalité encadrant habituellement l’analyse de la colonisation - passage de l’événementiel court à la longue durée -, offrant ainsi un nouveau cadre d’intelligibilité. C’est à cette période que se construit la matrice interprétative de la décolonisation qui se prolongera dans la période suivante : la décolonisation est analysée comme un symptôme du recul de l’Europe et une cause de son affaiblissement. C’est avant tout un problème international aggravé par des maladresses et une inertie nationale. L’interprétation de l’évolution qui a conduit à la guerre est la suivante : la colonisation a échoué car les colons ont rompu avec les principes de la République, et parce que les occasions de réformes n’ont pas été saisies. Cette interprétation, marquée par l’influence des thèses de Charles-Robert Ageron, place le projecteur uniquement du côté de la puissance coloniale et de certains acteurs tout en les délestant, du fait de considérations sur les rapports de force internationaux, de leurs responsabilités en minorant le rôle du système colonial français. Elle mésestime ainsi le rôle des Algériens eux-mêmes. Malgré tout, l’étude des civilisations a constitué le canal par lequel la diffusion de la critique a pu s’exercer dans l’enseignement de l’histoire sur un sujet à haut risque au moment où la guerre d’Algérie est à peine terminée. Il s’agit cependant d’une introduction presque par effraction car la tonalité générale des manuels, dans les chapitres non consacrés aux civilisations, reste marquée par la conception ancienne, et l’analyse de la conquête et de la colonisation de l’Algérie en classe de seconde et de première a peu évolué tout en occupant une place plus modeste qu’auparavant.

À partir des années 1980, les programmes adoptent une perspective géopolitique envisageant l’histoire nationale à l’aune d’une échelle plus vaste. L’étude de la décolonisation de l’Algérie apparaît de façon explicite dans les programmes de lycée en 1982 - 1969 en collège -, mais sous une forme disséminée, dans plusieurs séquences, et les programmes accordent peu de place à la colonisation. Le nouveau changement d’échelle spatio-temporelle minore la place de l’histoire nationale, et l’histoire du temps présent voire l’histoire immédiate se préoccupe surtout de la décolonisation. À cela s’ajoute l’introduction d’une histoire culturelle centrée sur quelques thèmes dont l’étendue impose une vision très générale, passablement décontextualisée. Ces modifications, intégrant de nouvelles approches historiographiques sans le dire et sans faire de choix entre elles, décollent l’histoire de la guerre d’Algérie du contexte national et rendent invisibles du processus colonisation/décolonisation de l’Algérie, le premier élément du processus - la colonisation - qui devient fantomatique.

Deux tendances coexistent alors dans les manuels scolaires dont la forme se modifie - le texte de la leçon est limité à quelques items d’un grand niveau de généralité ou très factuels -, dont les auteurs deviennent plus nombreux et plus divers - moins d’universitaires, plus d’enseignants et de formateurs -, qui introduisent une variété de points de vue inconnue jusqu’alors. La colonisation de l’Algérie passe d’une fonction d’illustration de la grandeur de la Nation à une fonction de simple exemple d’un phénomène de colonisation étudié à l’échelle de l’Europe ou de la planète. La conquête coloniale devient une évidence ni décrite ni analysée, expurgée de sa dimension violente, éventuellement envisagée sous l’angle de la « rencontre » culturelle. L’étude de la colonisation de l’Algérie dans la partie leçon des manuels scolaires est caractérisée par l’amoindrissement des données historiques enseignées. Il en ressort une vision appauvrie, déterministe et aseptisée de la colonisation. L’approche culturelle gomme les aspérités d’événements sanglants, la conquête semble aller de soi, le processus de colonisation et le système colonial sont très peu étudiés, et l’Algérie est rarement prise comme étude de cas. Seuls quelques documents rééquilibrent parfois un peu ces choix. Mais, désormais, un récit de la colonisation de l’Algérie semble impossible dans l’histoire scolaire.

A contrario, la guerre d’Algérie, plus largement étudiée, est présentée comme un exemple de « décolonisation violente » opposée à une « décolonisation négociée », britannique, au sein d’un processus mondial qui lui donne son sens. Elle est interprétée comme le symptôme local d’une nation refusant de devenir une puissance moyenne dans un monde bipolarisé, et le signe d’un archaïsme associé à la IVe République, que la modernité de la Ve République lui permet de dépasser. L’effet de dissémination du lien Algérie-France est sensible dans les manuels à travers un appareil documentaire devenu envahissant alors que le texte des leçons, plus pauvre et morcelé, se limite à un factuel désincarné. La place consacrée à la décolonisation de l’Algérie dans les manuels a augmenté, les questions les plus problématiques sont abordées dans des dossiers documentaires à thème.

La grille de lecture des droits de l’homme désormais appliquée à la colonisation et à la guerre d’Algérie contribue à refroidir des controverses brûlantes - sur la torture et les pieds-noirs surtout - mais crée un effet de relativisation : une victime et une horreur étant toujours équivalente à une autre victime et à une autre horreur envisagée sous l’angle de l’homme universel et intemporel. Cette grille de lecture introduit la compassion à la place de l’analyse historique et construit un système d’équivalences entre des acteurs entrant désormais tous dans la catégorie de victimes - colons dépossédés par la décolonisation / colonisés opprimés, torturés de toutes origines. L’introduction d’un point de vue plus universel et décontextualisé sur le lien France-Algérie a ouvert la voie au traitement des sujets les plus controversés, auparavant ignorés, tout en contribuant à les rendre abstraits et à remplacer l’analyse historique par la condamnation morale. Par exemple, concernant l’usage de la torture, les manuels en font largement mention depuis les années 1980, mais elle est associée, sauf exception, à la seule période de la « bataille d’Alger » et aux excès de « certains militaires » (Hatier, 1993 et 1995). L’interprétation dominante est celle d’un engrenage entre massacres des uns et des autres. Les manuels renvoient dos à dos les belligérants, sans analyser ce qui a conduit un État démocratique à utiliser la torture comme méthode de gouvernance afin de maintenir sa domination, d’où sa pratique avant 1954 - jamais évoquée dans les manuels -, et ce qui a conduit les mouvements nationalistes algériens à la pratiquer aussi. Un autre effet du changement d’échelle est l’absence d’étude du lien entre colonisation de l’Algérie et construction de l’identité française[15]. Cependant, malgré ces limites, un relevé des termes qualifiant ce qui s’est passé entre la France et l’Algérie entre 1954 et 1962 montre que tous les manuels étudiés, publiés depuis les années 1980 - à quatre exceptions - emploient, dans le texte de la leçon, le mot de « guerre » pour qualifier ce que la terminologie officielle, jusqu’en 1999, nomme « événements ».

Ainsi, à la fin du xxe siècle, des ressources hétérogènes sont mobilisées pour développer une réinterprétation du lien Algérie-France. Les manuels devenus des banques de données ont permis grâce aux documents d’aborder de nouvelles questions - violence coloniale, torture, rôle et rapatriement des pieds-noirs, harkis, guerre civile française, etc. -, mais la logique d’illustration reste plus forte que celle de la confrontation et une tendance à la relativisation se manifeste plus qu’un excès d’esprit critique, celui-ci étant souvent réduit à sa forme dénonciatoire, en phase avec une société et des élèves qui en sont bien pourvus. Le lien entre l’Algérie et la France, dans l’enseignement de l’histoire, s’est dilué tout en devenant plus visible. Pendant cette période, une autre vision du lien France-Algérie est présentée, plus complexe et plus critique sans être pour autant complète et articulant difficilement transmission patrimoniale et développement de l’esprit critique.

Conclusion

L’enseignement de l’histoire est passé au xxe siècle du roman national au morcellement mondial, d’une histoire hagiographique à une histoire plus critique, mais qui fait l’économie d’une réflexion sur la façon dont le lien unissant la France et l’Algérie entortille les deux pays, contribue à la construction d’identités nationales incluant une part de l’autre. La décolonisation est présentée comme le dénouement alors que le lien demeure. Les manuels, objets « passeurs » ont joué un rôle de « refroidisseur » de questions chaudes et ont contribué à rendre enseignable un sujet difficile. Au moyen de choix parfois audacieux - quand ils utilisent le terme de « guerre » ou évoquent la torture bien avant que l’État ne le fasse, par exemple -, au prix aussi de l’euphémisme et du silence - passage de la violence coloniale justifiée à la violence coloniale oubliée, la faible présence du point de vue du colonisé, silence sur certaines pratiques de l’État colonial, etc.

L’enseignement de l’histoire en France s’est donc préoccupé depuis longtemps des relations France-Algérie et le fait actuellement de façon plus ouverte que certains propos peu informés le laissent penser. Cependant, il n’a pas réussi à construire un récit public permettant à chacun de reconsidérer son expérience et la mémoire dont il a hérité, en fonction d’un horizon d’attente commun. La mission de socialisation politique de nouvelles générations dévolue à l’enseignement de l’histoire dans une société caractérisée par la diversité culturelle, souffre de la tension entre nécessité de la transmission patrimoniale et formation du sens critique, et du désaccord sur la définition du bien commun politique et sur l’espace de référence qui lui correspond.


[1] Benedict Anderson, Imagined communities. Londres : Verso, 1991 ; Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Paris : Le Seuil, 1999 ; Lucette Valensi, Fables de la mémoire. La bataille des Trois Rois. Paris : Le Seuil, 1992.

[2] Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Le Seuil, 2000 ; François Hartog, Jacques Revel (dir.), Les usages politiques du passé. Paris : EHESS, 2001.

[3] Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire. Paris : Albin Michel, 1994 (1re édition : Alcan, 1925) ; id., La mémoire collective. Paris : PUF, 1997 (1re édition : PUF, 1950).

[4] Bruno Latour, La science en action. Introduction à la sociologie des sciences. Paris : La Découverte, 1989 (nouvelle édition, Paris : Gallimard, 1997) ; Dominique Vinck, « Les objets intermédiaires dans les réseaux de coopération scientifique. Contribution à la prise en compte des objets dans les dynamiques sociales », Revue française de sociologie, 1999, vol. XL, n° 2, p. 385-414 ; Michael Young, « Du curriculum en tant que “construction sociale” à la “spécialisation intégrative”. Quelques réflexions sur la sociologie du curriculum au Royaume-Uni (1971-1999) », Revue française de pédagogie, avril-mai-juin 2001, n° 135, p. 29-34.

[5] Jean-Louis Derouet, « Les savoirs scolaires dans une société critique : l’enseignement de l’histoire de la Révolution française », Colloque AISLF. L’école et les changements sociaux : défi à la sociologie ?, UQUAM, septembre 1994.

[6] Charles Seignobos, « L’enseignement de l’histoire comme instrument d’éducation politique ». In C. Seignobos, Études de politique et d’histoire. Paris : PUF, 1934, p. 109-132.

[7] Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire. Paris : Le Seuil, 1996, p. 26.

[8] Pierre Nora, Les Lieux de mémoire. Paris : Gallimard, 1984.

[9] Guy Pervillé, « Les historiens de la guerre d’Algérie et ses enjeux politiques en France ». In Maryline Crivello, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt, Concurrence des passés. Usages politiques du passé dans la France contemporaine. Aix en Provence : Publications de l’Université de Provence, 2006, p. 257-269.

[10] Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes. Génocides, identité, reconnaissance. Paris : La Découverte, 1997.

[11] Paris : Hachette, 1939.

[12] En 1946 et 1947, le plan Langevin-Wallon de réforme de l’enseignement promeut « la culture méthodique de l’esprit critique » comme protection contre le retour du fascisme. Toutes les instructions officielles qui suivront reprendront cette préoccupation. Voir Le plan Langevin-Wallon. Paris : PUF, 1997, p. 16.

[13] Voir Recommandations pour l’enseignement de l’histoire, Commission nationale française pour l’éducation, la science et la culture, 1952, brochure n° 78, CNDP.

[14] Le manuel publié par Dunod en 1963 évoque « la guerre qui a ensanglantée plus de sept ans l’Algérie » (p. 319).

[15] Françoise Lantheaume, L’enseignement de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie depuis les années trente : État-nation, identité nationale, critique et valeurs. Essai de sociologie du curriculum. Paris : EHESS, 2002, thèse de doctorat, tapuscrit ; id., « Enseigner l’histoire de la guerre d’Algérie : entre critique et relativisme, une mission impossible ? ». In C. Liauzu, Tensions méditerranéennes. Paris : Cahiers Confluences Méditerranée - L’Harmattan, 2003, p. 231-265.


Citer cet article :
Françoise Lantheaume, « Les difficultés de la transmission scolaire : le lien Algérie-France dans les programmes d’histoire et les manuels en France au xxe siècle », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://w3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=208