ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


FRÉMEAUX Jacques

Université Paris Sorbonne-Paris IV

Constantes militaires dans l’Algérie coloniale

Session thématique « Administrer, encadrer, réprimer »

Mardi 20 juin 2006 - Matin - 9h45-11h45 - Salle F 08

L’armée française est à l’origine de l’Algérie coloniale, dont les trente premières années pourraient se résumer à celles de la conquête. Elle est tout aussi présente lors de la disparition de celle-ci au profit d’une Algérie indépendante. Cela suffit pour tenter de saisir, sur un peu plus d’un siècle, le modèle de domination qu’elle construit et les méthodes à partir desquelles elle impose ou tente d’imposer la « paix française ». Ce faisant, on n’échappera pas aux schémas et aux simplifications, mais on espère contribuer à faire mieux comprendre la place de l’armée dans l’histoire de ce qu’il est convenu d’appeler l’« Algérie française »[1].

L’Armée d’Afrique, constructrice d’une certaine Algérie

L’Algérie coloniale, royaume des militaires ?

La conquête

Il est à peine besoin de souligner que l’Algérie des années 1830-1870 se trouve dans les conditions qui définissent les guerres coloniales. La guerre qui s’y mène ne correspond pas au schéma de la guerre moderne qui consiste à « chercher les armées ennemies, centre de la puissance adverse, les battre et les détruire, prendre pour cela la direction et la tactique qui y conduisent le plus sûrement »[2]. L’armée doit avant tout assurer la domination française non contre d’autres armées, mais contre un milieu à la fois physique et humain de refus : celui d’une nature et d’une société qui se hérissent d’obstacles multiples et quotidiens, sans cesse renouvelés. Climat, langue, mœurs, religion, dressent autant de barrières à la conquête, facilitent ou alimentent résistances et insurrections.

Une conquête militaire était-elle indispensable ? Sans vouloir récrire l’histoire, on peut se demander ce qui se serait passé si le choix des dirigeants français, débattu dès 1827, s’était porté sur une attaque directe sur Alger, menée essentiellement par la Marine, appuyée par un corps de débarquement formé de détachements des équipages de la Flotte et de soldats des Troupes de marine. Probablement, en cas de succès, le souci traditionnel et naturel des amiraux de ne pas hasarder leurs forces au-delà de la portée des canons de leurs vaisseaux, et la faiblesse des unités à terre auraient-ils dicté une politique timide. Le pouvoir d’Abd el-Kader dans l’ouest, et celui du bey Ahmed dans l’est, auraient eu le temps de s’affermir. L’implication assez probable de la France sur la rive sud de la Méditerranée aurait sans doute pris, par la suite, l’aspect d’un ou plusieurs protectorats, à l’instar de ce qui eut lieu plus tard en Tunisie et au Maroc.

Mais la solution retenue consiste, comme l’avait préconisé le commandant Boutin en 1808, à débarquer dans la presqu’île de Sidi-Ferruch une puissante force terrestre, destinée à marcher sur Alger et à s’en emparer[3]. Ce choix donne priorité à l’armée, et à son chef, le maréchal de Bourmont. Celui-ci, qui reçut explicitement, en cas de différend, voix prépondérante sur l’amiral Duperré, responsable de la flotte, impose à ce dernier l’exécution du plan. Dans une lettre du 15 juillet 1830, il pousse le gouvernement du Roi à la conservation de la conquête, alors que le Premier ministre Polignac paraît plus hésitant, ou en tout cas plus prudent[4]. Très vite, il prend des initiatives qui ancrent la présence de la France en Algérie. Dès le 23 juillet, il mène une reconnaissance sur Blida, sans doute animé par le souci de mieux assurer la sécurité éloignée de ses 30 000 hommes. Bône et Oran sont occupées début août, quitte à être évacuées au bout de quelques jours à l’annonce de la Révolution de Juillet. La conquête d’Alger est désormais l’apanage de l’armée de Terre, et l’Algérie une dépendance du ministère de la Guerre. Elle le restera jusqu’en 1870.

Certes, les incertitudes des débuts n’ont pas permis le maintien des 37 000 hommes du corps expéditionnaire de juillet 1830. Les effectifs ont diminué dans les années suivantes. Mais la croissance recommence avec l’expédition de Constantine - plus de 40 000 -, et s’accentue avec la guerre menée contre Abd el-Kader - près de 65 000 à la fin de 1840. Le gouvernement de Bugeaud correspond à un effort sans cesse accentué : plus de 75 000 hommes dans la période 1841-1844, plus de 80 000 dans la période 1844-1845, près de 100 000 en 1846 et au début de 1847. La décroissance qui suit n’est que relative. Entre 1848 et 1870, l’effectif tourne le plus souvent autour de 65 000 hommes, mais peut s’accroître en période d’opérations : près de 100 000 soldats sont mis à la disposition de Randon pour la conquête de la Kabylie, près de 80 000 sont attribués à Pélissier pour écraser la révolte des Ouled Sidi Cheikh de 1864, et plus de 80 000 hommes à l’amiral de Gueydon pour mettre fin à l’insurrection kabyle de 1871[5]. Il faut comparer ces chiffres à l’effectif global de 300 000 - 400 000 hommes dont dispose alors l’armée française, effectif tout théorique, le nombre de soldats disponibles aux armées étant inférieur à 200 000, comme on le voit en 1870.

L’armée et la domination

Il n’est pas faux de considérer que Bugeaud fut, sinon toujours le fondateur, du moins l’infatigable propagandiste, par ses discours, ses proclamations, ses circulaires et ses écrits, d’une certaine représentation de la mission de l’armée en Afrique. C’est lui qui fait de l’armée l’instrument unique chargé d’assurer la sécurité de la colonie par l’écrasement de toutes les résistances, et par la domination exclusive du drapeau français. C’est sous son gouvernement qu’achèvent de s’organiser les corps indigènes, tirailleurs et spahis, mais aussi que se confirme l’emploi indispensable des supplétifs, goums et makhzens. C’est aussi au cours de son gouvernorat que s’organise durablement l’institution des Bureaux arabes, chargés d’assister le commandement.

Contrôlant les chefs, auscultant la société locale, préoccupés avant tout de sécurité, méfiants envers la colonisation, les Bureaux arabes se superposent à des pratiques et à des modes de production qu’il leur paraît dangereux de changer sans risquer la catastrophe. Pouvoir de transition, ils sont à la source d’une pratique de commandement militaire dont le produit le plus célèbre fut le maréchal Lyautey, et qui s’est maintenue sous des dénominations diverses en Afrique du Nord jusqu’aux indépendances : Affaires indigènes du Maroc et du sud tunisien, affaires sahariennes (Sahara algérien), puis SAS (sections administratives spécialisées) durant la guerre d’Algérie, ainsi qu’au Proche-Orient entre les deux guerres (services spéciaux du Levant). L’armée peut ainsi se considérer comme un cadre indispensable des sociétés indigènes traditionnelles.

L’armée échoue cependant à s’assurer le monopole de la direction politique, du développement et du progrès. Une telle extension des prérogatives des militaires est étrangère aux conceptions des dirigeants français, qui limitent les tâches de l’armée à la sécurité immédiate. Les colons français, pas plus que ceux d’Amérique, ne peuvent envisager de vivre sous un contrôle bureaucratique arbitraire. La colonisation militaire telle que la souhaitait Bugeaud, inspirée des expériences romaine, autrichienne ou russe, ne reçoit pas l’appui des autorités, et les quelques projets qu’il présente n’ont guère de succès. La « mise en valeur » s’opère sous la pression des colonistes, sur un mode de propriété privée de nature capitaliste, et dans un cadre d’« assimilation » qui place le pays sous la dépendance étroite des fonctionnaires, puis des élus des civils européens. Le pouvoir militaire ne subsiste plus qu’à l’état de survivances - administration saharienne, en particulier. Il n’en a pas moins profondément marqué le pays, et nombre des institutions imposées aux « indigènes » ont hérité de ses prérogatives. L’armée qui conserve le nom d’armée d’Afrique hérité de la conquête ne conserve pas moins une image très forte.

L’Algérie, terre à soldats

Les conquêtes coloniales qui suivent celle de l’Algérie ont constamment fait appel à l’armée d’Afrique. Troupes très largement ou exclusivement professionnalisées avant 1914, tirailleurs, zouaves, légionnaires, spahis ou chasseurs d’Afrique se battent non seulement en Tunisie et au Maroc, mais à Madagascar, au Tonkin et au Dahomey. La Première Guerre mondiale les voit apparaître en nombre sur le front français. Après la guerre, elles contribuent à empêcher la chute des effectifs. Encore largement professionnalisées, très bien encadrées, les troupes nord-africaines comptent, en 1939, au nombre des meilleures troupes françaises.

Les années 1943-1945 constituent une sorte d’apothéose. Malgré les lourdes pertes subies en 1940, leurs chefs sont capables de recréer, à la faveur de l’armistice, tous les éléments nécessaires à une reprise du combat. Les troupes d’Afrique du Nord, associant Européens et musulmans en proportion équivalente, ont gagné sans doute leurs plus beaux titres de gloire au cours des campagnes successives de Tunisie, d’Italie, de France, et d’Allemagne, sous les ordres de Juin, de Lattre et Leclerc. Le terme d’armée d’Afrique, bien que non officiel, leur restera attaché, au moins pour ce qui est du corps expéditionnaire français (CEF) d’Italie et de l’armée B, devenue 1re Armée française, qui débarque en Provence en août 1944, remonte la vallée du Rhône, et mène la dure campagne d’Alsace, avant de franchir le Rhin et d’atteindre le lac de Constance en mai 1945[6].

L’armée d’Afrique semble offrir le modèle d’une réussite exemplaire, réponse éclatante aux adversaires de la colonisation et aux critiques de l’« œuvre française » en Algérie. Elle apparaît comme la contrepartie de tous les efforts, humains et financiers, accomplis par la métropole pour mener la conquête. Elle affirme un idéal de coexistence, en nivelant les hommes de toutes origines sous une même règle, et en fonction d’une seule mission, tout en respectant certaines différences, en particulier certains codes vestimentaires et certaines obligations religieuses. L’inépuisable série d’exemples de dévouements et de sacrifices que présente son histoire paraît suffire à légitimer une pratique, et à justifier le refus d’abandon de populations proclamées totalement acquises à sa cause. Par certains côtés, elle peut apparaître comme une voie de promotion et une garantie sociale pour les anciens combattants musulmans. Ces résultats permettent trop souvent de passer sous silence des éléments moins positifs ou plus inquiétants : l’inégal accès aux grades d’officier, le refus de l’attribution de la citoyenneté aux anciens combattants jusqu’à 1944, la surveillance particulière des unités musulmanes jugées favorables à des mots d’ordre religieux ou nationalistes subversifs.

Ces aspects échappent en particulier aux Français d’Algérie. Pour ces derniers, en partie d’origine étrangère, leur participation massive aux deux guerres apparaît comme une sorte de pacte liant leur petite patrie coloniale à la grande patrie métropolitaine. Pour eux, l’armée d’Afrique est un élément important d’une identité qui peine à se trouver, comme en témoigne, à partir des années 1950, la diffusion du chant C’est nous les Africains, popularisé par la Première armée française lors de la Libération[7]. Ils tirent argument des nombreux engagements d’Algériens musulmans dans l’armée française et de la loyauté de ceux-ci pour se conforter dans la dangereuse illusion de l’adhésion massive du peuple algérien à l’« Algérie française ».

L’armée constructrice d’une Algérie nouvelle

Les nouveaux militaires

L’armée partout

Lorsque se produisent les « événements » du 1er novembre 1954, nul, au sein du personnel politique, ne paraît avoir sérieusement remis en cause la solution militaire. Comme lors de la conquête, s’impose très vite l’appel aux gros bataillons, qui culmine dans l’envoi du contingent en mars 1956. La fin de la guerre d’Indochine, mais aussi le règlement rapide des questions tunisienne et marocaine, favorisent cette solution, qui aurait été difficile à prendre auparavant. D’environ 80 000 hommes pour les trois armes à la fin de 1954, dont environ 60 000 pour la seule armée de Terre, on passe à près de 200 000 un an plus tard, et près de 500 000 à la fin de 1956, l’armée de Terre comptant pour respectivement 150 000 et 400 000. Ce n’est qu’à l’extrême fin du conflit que s’amorce une décrue. Encore les effectifs demeurent-ils de 360 000 hommes - dont 300 000 pour l’armée de Terre - en juillet 1962.[8] Cela représente environ la moitié des effectifs de l’armée française, mais, comme un siècle plus tôt, une proportion bien plus élevée des effectifs réellement opérationnels.

Que se serait-il passé si, pour tenter de résoudre le problème, le gouvernement s’en était tenu à une police quelque peu réorganisée, appuyée par les forces de gendarmerie ou les CRS, ainsi que par des unités légères et mobiles ? Si on avait pu appliquer rapidement un programme analogue à celui que préconisait, avec d’autres, Georges Boris, le conseiller écouté de Pierre Mendés France : épuration de l’administration algérienne, pour en éliminer les fonctionnaires jugés « notoirement colonialistes et racistes » ; reconnaissance effective des libertés de presse - sauf les provocations à la haine -, des libertés syndicales et individuelles, des droits de la défense ; liquidation des camps de concentration - terme auquel il faut donner leur sens premier de camps de détention -, et toute une série de mesures très rapides destinées à affirmer « une volonté irrécusable d’adapter la présence française à la nécessaire promotion de la population autochtone à une condition qui garantisse ses libertés et sa dignité »[9] ?

Il serait évidemment très naïf de s’imaginer que de telles méthodes auraient pu rétablir une paix immédiate. Il est probable que le Front de libération nationale (FLN) aurait pu s’organiser encore plus vite dans les domaines militaire et politique, poussant ainsi ses revendications d’indépendance, en s’appuyant sur les organismes élus, ralliés par conviction ou par force[10]. Sa victoire en eût été, sans doute, accélérée. Peut-être cependant aurait-elle pu être négociée dans de meilleures conditions par un gouvernement français appuyé sur une opinion plus sereine, et une armée moins meurtrie, voire sur des Français d’Algérie moins intoxiqués par la propagande. Par ailleurs, la composition même du mouvement nationaliste, échappant à la fois à l’hécatombe provoquée par la répression, et à l’impitoyable épuration interne provoquée par les dissensions, n’aurait probablement pas été la même. Des solutions de compromis auraient alors eu quelque chance de se faire jour.

Au contraire, l’appel à l’armée et son engagement croissant dans la guerre amènent à privilégier de plus en plus la « pacification » comme condition préliminaire à toute négociation. Le destin de l’armée et celui de l’Algérie apparaissent de nouveau comme très fortement liés. De même que Bugeaud proclamait en 1845 que la « sécurité » constituait « le premier de tous les besoins, la source de tous les progrès », Robert Lacoste, présentant son programme de réformes, annonce : « Il n’est pas vrai que nous ayons à subordonner à quoi que ce soit le rétablissement de la sécurité. C’est là un impératif absolu[11]. » Ceci a pour résultat de faire reculer indéfiniment la fin de la guerre, la victoire étant confondue avec la défaite complète de l’adversaire, ce qui accentue le caractère total du conflit.

Cette exigence conduit à donner à l’armée des responsabilités accrues sur le terrain. En 1959, dans la plupart des arrondissements qui correspondent aux secteurs militaires (73 sur 76), l’« autorité militaire est seule responsable du maintien de l’ordre, tandis que les autorités civiles, c’est-à-dire les sous-préfets, placées sous l’autorité des militaires, exercent le reste de leurs attributions ». Des généraux commandants de zones exercent les pouvoirs préfectoraux dans huit départements sur treize, en l’absence de tout préfet ; deux autres connaissant le système dit de l’« unité de commandement », les préfets y étant placés sous l’autorité des généraux ; deux seulement sont dirigés par des préfets. Le gouvernement de la Ve République s’emploiera, tardivement et imparfaitement, à rétablir la prééminence du pouvoir civil, notamment par une série de décrets de 1960[12].

Pas plus que lors de la conquête, les opérations militaires menées sur le terrain ne paraissent constituer la solution unique. La sous-administration paraît une des causes des progrès du FLN. Elle abandonne les campagnes aux agents de la « rébellion ». Elle manifeste le désintérêt des gouvernements français pour les masses rurales. Elle empêche toute politique de promotion en matière de santé, d’éducation ou de formation. Seule l’armée, grâce aux ressources, notamment, de la masse de spécialistes que fournissent les hommes du contingent, paraît fournir les moyens de remédier à ces carences, au moins de manière transitoire. Les officiers des SAS, affectés à environ 700 centres ruraux fournissent le maillage administratif nécessaire à la reprise en main. Les services de santé militaire assument des tâches d’hygiène publique. Des soldats ouvrent ou rouvrent les écoles, d’autres assument des tâches d’animation sportive.

Une certaine Algérie française

L’armée ne se prévaut pas d’un autre programme que celui de continuer à ce que le drapeau français soit seul à flotter sur l’Algérie, ainsi que l’avait proclamé Bugeaud un siècle plus tôt. Ses cadres affectent autant par éloignement pour le milieu civil que par déontologie de ne pas se montrer attachés à un programme politique précis. Dans un exposé d’octobre 1959 aux officiers de son état-major, qui suit de peu le discours du général de Gaulle sur l’autodétermination, le général Challe proclame : « Nous nous battons tous ici pour que l’Algérie demeure française, et la plus française possible », même s’il paraît prématuré de choisir « entre les dix procédés d’intégration, les quinze procédés de francisation ou les infinis procédés d’association »[13]. Il ne faut pas s’étonner qu’ils se rassemblent alors autour de la formule que le général Ély, chef d’état-major des armées, les invite à prendre comme idée-force : « la France n’abandonnera jamais l’Algérie », d’autant plus que le général de Gaulle, dans un entretien accordé au chef d’état-major le 3 mars 1959, lui aurait donné son accord, qu’aurait complété celui du Premier ministre[14].

S’ils sont avant tout attachés à gagner la guerre, les cadres militaires souhaitent, par-delà les slogans, une politique enfin généreuse de la France en matière de développement économique, de politique scolaire, médicale, mais aussi de formation professionnelle, et d’émancipation de la femme musulmane. À l’instar de ceux de la conquête, ils sont loin de penser que la mission exclusive de l’armée est d’être au service des intérêts des Français d’Algérie, même s’ils ne leur refusent pas leur sympathie. Ils pensent surtout au sort de ceux qui se sont battus à leurs côtés, ou à ceux qui se sont placés, plus ou moins spontanément, sous leur protection, et qu’ils se sentent tenus à protéger des représailles du FLN. Certains se disent prêts à faire leur place, dans l’Algérie nouvelle, à un certain nombre de combattants des maquis. Même si tous ne partagent pas au même degré ces convictions, elles n’en constituent pas moins le fond de l’idéologie qui justifie leur présence et leur action. Cet idéal n’est pas forcément très différent de celui des Bureaux arabes, et il bénéficie sans doute de moyens matériels supérieurs. Mais il s’impose dans une forme de guerre très différente.

La gestion du conflit : de la guerre coloniale à la guerre subversive

En 1840 comme en 1960, la liberté et l’indépendance des Algériens sont également en jeu. On se tromperait cependant si, en rapprochant simplement les deux violences de guerre, on assimilait la guerre de conquête et la guerre de décolonisation.

Certes, les deux types de conflit ont lourdement pesé sur les populations civiles algériennes. Dans les deux cas, il serait totalement erroné de comparer l’armée française à l’armée allemande nazifiée de la Deuxième Guerre mondiale, ou de l’accuser de génocide. On ne peut pour autant, sauf à méconnaître la nature de toute guerre, faire coïncider sa représentation avec l’image humaniste que cherchent à imposer des partisans maladroits. La liste des excès, des humiliations, et même des crimes de guerres, est très longue. Trop souvent, les comportements d’un adversaire qui, c’est le moins qu’on puisse dire, ne se sent pas davantage tenu de se conformer à des principes religieux ou moraux, tiennent lieu de justification. La question est rarement posée de savoir si la violence des réponses correspond bien aux buts recherchés, ou si la nécessité de recourir à ces méthodes ne revient pas tout simplement à discréditer le combat contre l’indépendance.

Il existe cependant une nette différence entre les deux conflits. En 1840, l’enjeu essentiel est le pouvoir. Il s’agit non pas de détruire la société algérienne, mais, bien au contraire, de forcer les notabilités rurales à accepter la domination française en échange de garanties données à leur position. L’armée constitue la force qui peut obliger ces notables à se résigner à la paix, en faisant succéder la négociation à la guerre, entraînant avec eux la masse de leurs clients et de leurs sujets, peu accoutumés à se vivre comme libres et indépendants. En 1960, l’enjeu essentiel est l’ensemble du peuple algérien. La France, par la voix du général de Gaulle le 4 juin 1958, a fini par le reconnaître comme un ensemble de citoyens, femmes comprises. C’est lui désormais, et non plus les notables, qui est sommé de signifier son adhésion à la France. Le terme de « basculement », cher aux officiers de l’action psychologique, exprime cette réalité. Il y a conflit de légitimité entre les organes représentatifs du peuple français qui se jugent fondés à exprimer ou au moins à relayer la volonté du peuple algérien, et les représentants du FLN, qui s’attribuent l’exclusivité de cette représentation.

Dans ces conditions, le modèle du Bureau arabe, adapté à un dialogue avec les notables, structure de plus en plus vétuste de la société algérienne, se trouve largement dépassé. Même s’il subsiste une identité forte, marquée par des traits prégnants de mentalité, il est d’ailleurs devenu impossible à l’armée de coiffer une pyramide sociale dans laquelle le fellah n’occupe plus une place fondamentale. Les SAS n’ont pas, à l’inverse des Bureaux arabes de la conquête, l’oreille du commandement. L’initiative revient au 5e bureau (action psychologique) et aux théoriciens de la guerre subversive. Le programme se résume à instrumentaliser le concept d’intégration. Ce slogan se construit à la fois dans le rejet du programme du FLN, dénoncé comme au service d’une idéologie arabo-islamique fanatique et liée au communisme, et dans le dépassement du système colonial, proclamé injuste et périmé. Mais ces potentialités généreuses, que contredise la violence de la répression, ne peuvent être exploitées. L’armée, en proposant un projet de moins en moins populaire en France, finit par se trouver isolée. Comme le déclare le général de Gaulle, dans un discours célèbre prononcé à Strasbourg le 23 novembre 1961, « dès que l’État et la Nation ont choisi leur chemin, le devoir militaire est tracé une fois pour toutes. Hors de lui, il ne peut y avoir, il n’y a, que des soldats perdus ».

Conclusion

L’armée s’est trouvée par deux fois confrontée à des problèmes qui la dépassaient, face à des États dépourvus de véritable politique. Aussi bien en 1840 qu’en 1954, le gouvernement n’a pas de politique algérienne. En 1840, il hérite d’une présence en Algérie qu’il n’a pas voulue, et affronte une opposition armée que sait cristalliser Abd el-Kader sur une partie du territoire algérien. En 1954, il doit réagir à une insurrection armée. Dans les deux cas, il lui est impossible d’élaborer une réponse politique qui s’appuie sur l’ensemble des partisans de la paix, et non uniquement sur le petit nombre d’Algériens acquis à la réunion de leur pays à la France. Il lui est impossible aussi d’accepter l’idée que la meilleure solution serait un repli en ordre. Sa seule réponse, dans les deux cas, est de transférer l’affaire à l’armée. Celle-ci, très logiquement, réagit selon une logique de force, et subordonne la politique à l’usage de celle-ci. Cette analyse paraît justifiée par le fait que, jusqu’à la fin, les gouvernements s’obstinent dans cette attitude. Lorsqu’ils se résignent à composer avec le FLN, ils excluent toutes négociations avec les partisans de l’Algérie française, et utilisent exclusivement des moyens militaires pour venir à bout de l’OAS, ce qui ne contribue pas à rendre plus facile la transition en Algérie.

Ce transfert brutal du pouvoir à l’armée a été critiqué, en son temps, par Lyautey. Celui-ci remarquait en 1911 combien était nuisible la conception d’un pouvoir civil et d’un pouvoir militaire complètement séparés. Il critiquait la manière dont les autorités civiles se déchargeaient, en cas de crise grave, sur le commandement militaire. Il dénonçait la tendance de celui-ci à s’empresser d’organiser un système de type métropolitain, lourd, coûteux, toujours avide de moyens plus importants, mais favorable à l’establishment militaire qui y trouvait l’occasion de multiplier les fonctions, les affectations, et donc les promotions. Il en résultait un outil peu adapté à ses missions, mais d’autant plus destructeur qu’il « tapait à l’aveugle », faute d’avoir affaire à un ennemi classique. Il en résultait forcément « la grande casse et la grande dépense ». Cette analyse s’applique admirablement aux conflits algériens, dans lesquels l’armée française dut affronter non une armée régulière, mais un adversaire pratiquant la guérilla, et cherchant à unir les Algériens autour d’une identité nationale[15]. Mais la même analyse conviendrait à bien des conflits plus récents.


[1] Cet article s’inspire largement de notre livre Jacques Frémeaux, La France et l’Algérie en guerre, 1830-1870, 1954-1962. Paris : Economica, 2002.

[2] Ferdinand Foch, Des principes de la guerre, présentation André Martel. Paris : Imprimerie Nationale, 1996, p. 135.

[3] J. Frémeaux, « Boutin et la conquête d’Alger », Napoléon Ier, mars-avril 2003, n° 19, p. 24-27.

[4] Gabriel Esquer, Les commencements d’un Empire, la prise d’Alger. Paris : Champion, 1923, p. 415.

[5] Chiffres tirés des Tableaux de la situation des établissements français dans l’Algérie. Imprimerie Royale, Nationale, Impériale, 19 vol., 1838-1868.

[6] Jacques Frémeaux, « L’armée oubliée : les troupes d’Afrique du Nord et la libération de la France », Armées d’aujourd’hui, mai 1994, n° 190, p. 168-173.

[7] L’origine de ce chant est l’hymne de la division marocaine de 1914-1918, intitulé C’est nous les Marocains. Interdit comme subversif en 1962 par le gouvernement français, il se retrouve régulièrement interprété aujourd’hui dans les cérémonies officielles, moyennant quelques retouches à toutes fins utiles de correction politique, et notamment l’élimination du mot « colonies ». Le film Indigènes lui donnera peut-être une nouvelle jeunesse (réalisateur : Rachid Bouchareb, 2005).

[8] Général Maurice Faivre, Les archives inédites de la politique algérienne. Paris : L’Harmattan, 2000, p. 149.

[9] Texte de 1957, cité dans Servir la République. Paris : Julliard, 1963, p. 448-449.

[10] Voir l’interprétation de Pierre Vidal-Naquet, La Raison d’État. Paris : Minuit, 1962, p. 16.

[11] Thomas-Robert Bugeaud, « Discours en réponse à une adresse présentée par les notables civils à Alger, le 3 septembre 1845 », Général Paul Azan, Par l’épée et par la charrue, écrits et discours de Bugeaud. Paris : PUF, 1948, p. 217 ; Robert Lacoste, « Exposé prononcé devant l’Assemblée nationale le 8 mars 1956 », Mesures de pacification et de réformes en Algérie, Services de l’Information du ministre résidant en Algérie, s.d. [1956], p. 6.

[12Rapport sur l’activité de l’administration en Algérie au cours de l’année 1960. Alger : Baconnier, 1961, p. 9 et suiv., p. 15-16.

[13] Exposé du 26 octobre 1959, Notre révolte, Paris : Presses de la Cité, 1968, p. 135.

[14Mémoires, Suez, le 13 mai. Paris : Plon, 1969, p. 403-405.

[15] Lettre à Joseph Chailley-Bert, 7 novembre 1911, in André Le Révérend, Un Lyautey inconnu. Paris : Perrin, 1980, p. 245-246.


Citer cet article :
Jacques Frémeaux, «  Constantes militaires dans l’Algérie coloniale  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007,
http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=236