ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


CARLIER Omar

Université Denis Diderot-Paris 7

L’émergence de la culture moderne de l’image dans l’Algérie musulmane contemporaine (1880-1980)

Session thématique « Société et culture »

Mardi 20 juin 2006 - Après-midi - 14h30-16h30 - Salle F 08

Les Algériens n’ont pas attendu les Européens pour exprimer un rapport visuel et esthétique au monde, et développer, inventer, renouveler pour ce faire, des pratiques et des œuvres de toute sorte, populaires ou savantes. En revanche, ils n’ont laissé qu’une place très mince à la reproduction iconique du vivant, et singulièrement à celle de la personne humaine. Faut-il voir dans ce quasi « vide » la commune appartenance à une société non sécularisée, accordée depuis treize siècles à un référentiel religieux, l’islam, supposé univoque, auquel on impute l’interdit absolu jeté sur l’image ? Rien n’est moins sûr. La donne est toute différente dans les empires ottomans, séfévides et mogols, mais aussi dès la fin de l’empire abbasside, au nord-est de l’Euphrate. C’est donc la variante maghrébine-malékite de la koinè musulmane, compliquée il est vrai par la construction andalouse à l’ouest, la Sicile musulmane au centre, puis l’arrivée des Turcs, à l’est, qui devrait retenir l’attention du chercheur, plus que la dogmatique de l’islam.

Aujourd’hui, la cause est entendue. L’ensemble des pays musulmans de la planète, même soumis aux régimes répressifs les plus iconoclastes de type taliban, sont totalement immergés dans la « civilisation de l’image ». La question n’est pas de savoir, du point de vue théologique, si ses diverses manifestations peuvent encore être tenues pour illicites, comme le donnent à entendre très majoritairement les recueils de Hadiths les plus respectés (Bukhari, Muslim)[1]. Elle n’est pas non plus de savoir, au plan sociologique, si la reproduction visuelle du vivant est présente en Algérie, ou au Maghreb, puisque les « étranges lucarnes » sont dans la plupart des foyers depuis près de trois décennies. Les partisans les plus radicaux du « retour à la charia », dans les années 1990, seront d’ailleurs les premiers à instrumenter le document filmé avec la caméra vidéo. La question est donc posée à l’historien de savoir où, quand, comment, par qui et pour qui l’Algérie « musulmane » est passée à l’époque coloniale d’un système de signes à un autre, sous des modalités et à des rythmes propres, en relation avec l’irruption d’une production iconique venue d’ailleurs, nouvelle en partie pour les ressortissants de la puissance occupante elle-même.

Une culture importée et imposée (1830-1900)

L’étrangeté de l’étranger

De fait, la mainmise de la France sur le Maghreb, qui commence en son centre, et l’émergence de la culture moderne de l’image, souvent associée à la photographie, sont largement synchrones. Les premiers daguerréotypes suivent de près la prise d’Alger. N’oublions pas pour autant la lithographie, inventée à l’extrême fin du xviiie siècle, qui permet des tirages en couleurs à des milliers d’exemplaires, et anticipe sur la « révolution photographique ». Elle aussi trouve à s’appliquer dans ce monde colonial naissant.

Tout n’est pas « moderne » pour autant, dans le processus de transfert culturel qui le sous-tend. Et tout n’est pas « nouveau » au même titre, au regard des acteurs sociaux concernés, du côté de l’emprunt ou du refus. Pour l’immense majorité des Maghrébins - ruraux à 95 %, sauf dans la Tunisie husseinite - c’est l’image figurative en tant que telle, moderne ou pas, qui est non seulement nouvelle et étrangère, mais relève de l’illicite. Certes, on connaît quelques rares portraits du sultan alaouite, mais ils sont réservés à son usage personnel, et ne circulent jamais dans le monde social. Certes, on relève quelques références animalières dans la poterie, la tapisserie, la sculpture et la peinture sur bois, et tous les arts de l’ornementation, mais elles n’occupent qu’une place infime dans un corpus immense. Quant à la peinture sous verre et à l’imagerie pieuse inspirées de l’imaginaire islamique, la recherche tunisienne laisse supposer une origine étrangère dans ses techniques, une extension fort limitée quant à sa diffusion, et une autochtonisation tardive dans ses motifs[2]. L’iconographie du vivant relève bien en Afrique du Nord, pour l’essentiel, d’une culture importée, ottomane d’abord, européenne ensuite, longtemps ignorée ou refusée par les natifs. En Algérie, pendant au moins un demi-siècle, après l’expulsion ou l’exil des Turcs, elle reste presque exclusivement le fait des Européens et ne devient une culture de masse[3], comme sur la rive nord, qu’avec et pour ces derniers, sous réserve d’un contraste de plus en plus marqué, s’agissant des autochtones, entre musulmans et juifs[4].

Dans un premier temps, l’offre de dessins et peintures circulant dans l’espace marchand se fait moins à l’intention des premiers immigrants que pour répondre à une demande métropolitaine et continentale associant l’exotique à l’oriental. Marchands ou non, les usages locaux du vivant imagé sont ailleurs. Rien n’empêche les nouveaux venus de conserver ou exposer les images pieuses amenées dans leurs bagages, d’accrocher au mur quelque tableau naïf acheté avant le départ, ou déjà, dans les premières brocantes locales, voire de jouer les peintres du dimanche. Ou encore, un peu plus tard, s’ils ont quelque talent - c’est aussi le cas d’une poignée de militaires - de proposer leurs dessins aux premières revues illustrées[5]. Au titre des dépenses domestiques, de loin prioritaires pour le plus grand nombre, rien si ce n’est le budget, plutôt que la prédisposition sociale au goût, ne les empêche de choisir une décoration à personnages, qu’il s’agisse de lingerie, de vaisselle, voire de papier peint. Au dehors, dans la rue, sur quelques colonnes ou quelques murs, le simple passant remarquera bientôt les annonces du théâtre et de l’opéra[6], premier souci culturel des édiles, qui trouvent très tôt un public populaire. À l’intérieur des bâtiments publics, mairie, préfecture, tribunal, collège, le citoyen apercevra peut-être quelques tableaux et peintures murales. À Alger, l’élite cultivée achètera les « beaux livres » dans les premières librairies de la rue Bab Azzoun, ou s’intéressera aux fonds de la nouvelle « bibliothèque nationale », crée par Adrien Berbrugger.

Tout ce qui commence à être saisi localement par l’image, pour un destinataire ou consommateur métropolitain ou créole, n’est évidemment pas nouveau au regard du monde imagé existant sur la rive nord. Au plan « technique », les dessins, peintures, gravures, réalisés de main d’amateur ou de main d’artiste, ne font qu’appliquer à l’aventure coloniale un art ou un savoir-faire séculaires. Quant aux contenus, motifs et thèmes relevant de la série des « scènes et types », ils ont leur équivalent sur l’autre rive, à mesure que l’intérêt déjà ancien pour le « folklore » de la France profonde connaît un prolongement pictural. L’orientalisme lui-même précède et déborde de loin le cadre maghrébin, malgré les débuts flamboyants d’un Delacroix au Maroc[7]. Mais tout cela reste encore assez discret pour le citadin (beldi) algérois, artisan ou commerçant, et n’affecte guère son habitus visuel. Ce qui le bouleverse en revanche, alors que la résistance de ses coreligionnaires s’achève à l’ouest (Abdelkader) et à l’est (Ahmed bey), laissant ainsi augurer la présence durable de l’étranger, c’est le type de ville sinon le mode de vie qu’on lui impose, littéralement à son corps défendant, sur son site, et à sa porte, tandis qu’on le refoule et fixe sur les hauteurs, la future Casbah de l’imagerie coloniale. Le quadrillage, le rectiligne, le vertical, l’extraverti, bousculent en effet sa déambulation viaire, entre dedans et dehors, impasse et rue, souk et mosquée, ville haute et ville basse, porte nord et porte sud, ciel et terre, terre et mer. Ils perturbent la perception scopique de son espace physique, altèrent la vision esthétique qu’il a de sa ville, jamais aussi belle que dans sa déclinaison en terrasses descendant vers la mer. Bien plus que la peinture, quasi invisible dans la rue, fût-ce en traversant le quartier européen, c’est la sculpture, plantée sur la place publique, ostensible, provocatrice, qui rend autrement plus choquante pour l’œil indigène l’importation et l’invasion d’un nouveau monde visuel, tant elle manifeste l’orgueil du mécréant qui prétend façonner de ses mains ce que Dieu seul peut accomplir en donnant vie à ses créatures. La statue du duc d’Orléans, faisant face à la Casbah, depuis la nouvelle place Royale, puis celle de Bugeaud, érigée plus tard dans le nouveau quartier d’Isly, sont deux fois inacceptables, en tant qu’elles rappellent chaque jour la domination du roumi et l’amertume de la défaite, et parce qu’elles sont un défi à Dieu, plus qu’aucune autre figuration humaine.

Ainsi un univers imagé contrasté accompagne-t-il la conquête militaire et la colonisation civile de l’Algérie : familier pour les « vainqueurs », et néanmoins nouveau pour le pays, inédit et agressif pour les « vaincus », quoique très marginal pour eux, les statues exceptées. Importé par les uns, ignoré ou rejeté par les autres, le pictural participe à la fois de la geste coloniale, actualisée en récits de voyage et livres d’histoire illustrés, à destination là encore d’un public plus métropolitain que créole, mais aussi de l’enjolivement plus prosaïque ou trivial de la vie quotidienne, pratiqué ou consommé chez eux par des petites gens ordinaires, méditerranéens de diverses origines moins soucieux d’esthétique et d’exotisme que d’aménagement domestique. Toutefois, l’image n’a pas encore envahi la ville et cannibalisé le quotidien.

Un environnement subliminal

Pour autant, le visuel imagé moderne ne tarde pas à prendre plus fortement racine dans un monde créole en voie de consolidation, sans grand décalage avec la rive nord, à dimension urbaine comparable. Comme Bordeaux ou Toulouse, Alger découvre la photographie et ses multiples usages. Félix-Jacques-Antoine Moulin, en 1856, saisit dans sa camera obscura les paysages, les sites urbains et les personnages du « royaume arabe », bien avant que le balcon d’Alger, via le boulevard de l’Impératrice, ne soit achevé pour la seconde visite de l’Empereur, médiatisée par L’Illustration. Certains de ses clichés seront repris par l’iconographie locale, d’autant mieux qu’aux photographes de passage succèdent des confrères qui s’installent à demeure. C’est le début d’un type d’image fixe dont personne ne peut prévoir encore l’exceptionnel devenir. Mais d’autres nouveautés viennent d’apparaître, alors que la présence française peut désormais se dire pérenne, après la décennie Bugeaud, avec le statut de département donné aux trois provinces par la Constitution de 1848, quand se déploient les centres de colonisation, initiés au temps des quarante-huitards, mais renforcés et multipliés sous le second Bonaparte. Quand Moulin débarque son lourd matériel à Alger, le timbre-poste est en passe de rejoindre la monnaie comme expression de la fonction régalienne de l’État[8]. L’une accompagne la monétarisation de l’économie et la généralisation de l’impôt payable en espèces, l’autre va bientôt certifier et normaliser l’extension massive de la correspondance entre les personnes tant privées que publiques. Comme en Europe, la circulation monétaire et postale met l’image du vivant - et d’abord celle des têtes couronnées - au service de la modernité économique et politique, entre les mains et sous les yeux d’un nombre croissant d’acteurs sociaux. Reproduits à des centaines de milliers d’exemplaires, le timbre, la pièce, le billet, impliquent pour le grand nombre un contact physique, optique et tactile, avec un type d’image qui ajoute progressivement le photographique au pictural. Personne n’a pris garde à ce fait que, pour la première fois sans doute, les autochtones entrent par ce biais dans une relation directe et quotidienne avec un vecteur imagé du vivant. Subliminale, peut-être, mais laissant des traces indélébiles. Pour eux, simplement, le décalage entre le billet et le timbre est encore plus grand que chez les Européens, puisqu’on manie encore moins souvent le courrier que la monnaie. D’autres vecteurs viennent à leur tour densifier le monde iconique colonial, en phase avec la métropole, où la presse illustrée, la caricature, la carte postale, l’affiche, qui participent de la culture de masse, accompagnent les succès et les crises de la IIIe République, puis l’euphorie de la « belle époque », prolongeant et bousculant à la fois la culture multiséculaire de l’imprimé[9]. Sans former un dispositif unifié, homogène, et synchrone, ces nouveaux supports et types d’images contribuent ensemble à modifier l’univers visuel d’une civilisation industrielle et urbaine qui s’impose non plus seulement en Europe et aux États-Unis, et triomphe avec les expositions universelles, mais gagne le Japon, relancé par le Meiji, et finalement Istanbul, Le Caire, Téhéran, au temps des mouvements « jeunes » constitués sur le paradigme « Jeune Turc ». Cet univers visuel fait son apparition en Algérie, au moins en ville, à la fin du xixe siècle, avec la presse spécialisée et les cartes postales, qu’on trouve chez les libraires et dans les kiosques, et à partir des années 1920 surtout, pour ce qui concerne les affiches illustrées et le photo-journalisme. Le mouvement se prolonge dans toute l’Afrique du Nord, en décalé, de la Tunisie au Maroc, dans le cadre des protectorats. Il ne s’agit plus seulement d’illustrer la conquête, ou de magnifier l’œuvre coloniale, selon un mode d’expression éditorial et publicitaire spécifique, avec L’Afrique du Nord illustrée, ni de tirer partie des avantages fonctionnels du courrier, ou de bénéficier de l’essor du voyage et du tourisme, dont profitera la carte postale, qui est à son apogée en 1914, mais plus prosaïquement de participer au plein développement de la société coloniale, avec les outils modernes de la représentation et de la communication. On est au temps de la réclame, qui finance déjà la presse, mais surtout prend place dans les devantures, s’incruste sur les murs, s’affiche en haut des immeubles. Certes, à en juger par les cartes postales des années 1900, les arcades de la rue Bab Azzoun, qui reste une voie marchande de première importance, malgré la concurrence nouvelle de la rue d’Isly, sont chargées d’écritures bien plus que d’images. Toutefois, des visages commencent à apparaître sur ses piliers. Surtout, les deux colonnes publicitaires situées sur la place du Gouvernement, de part et d’autre de la statue du duc d’Orléans, sont déjà couvertes de personnages. La place n’est pas seulement une fiction narrative, une construction littéraire, symbolisant le Babel algérois où se croisent toutes les communautés et s’entendent toutes les langues, elle est un espace social bien réel traversé quotidiennement par diverses composantes de la population musulmane. Qu’ils logent rue Kléber dans la ville haute, ou rue des Trois couleurs à la Marine, qu’ils travaillent au port ou se rendent à la mosquée, notamment le vendredi, ou viennent seulement prendre le frais en fin de journée et s’accouder à la balustrade donnant sur la baie, les anciens et nouveaux algérois de la Marine et de la Casbah se trouvent par elle au contact immédiat d’un visuel pictural qui a gagné sinon envahi la centralité urbaine. Y prêtent-ils attention ? Les illettrés s’arrêtent-ils pour regarder les images, à défaut de pouvoir lire les textes ? La documentation ne permet pas de le dire à cette date. Il reste que personne ne peut échapper à la présence renforcée de la nouvelle iconographie dans l’espace public le plus dense de la ville.

On ne peut s’en tenir en effet à la seule place du Gouvernement. Ou même à la rue Bab Azzoun, qui rejoint la place sur sa façade ouest. Les villes ont toujours été des marchés. Au xixe siècle, elles deviennent des vitrines, éclairées par de nouvelles fées, qui donnent à voir les objets de la devanture, même lorsque le magasin est fermé. Alger, comme ses homologues européennes, en capte à son tour les images et les reflets, d’autant que l’électricité va bientôt supplanter le gaz, qui constituait déjà une première révolution. Le port et les gares, routières et ferroviaires, qui travaillent presque en continu, ainsi que les places et rues principales, éclairent la nuit au quotidien, en dehors des fêtes civiles et religieuses, des retraites aux flambeaux, des illuminations du 14 juillet et du mois de ramadan. Avec ses nouveaux luminaires, Alger s’affranchit de l’hiver et du soir, et fait place moins aux fêtards noctambules qu’aux travailleurs de nuit. Nouvelles lumières et nouvelles images vont-elles de conserve ? Oui quand les unes éclairent les autres, mieux et plus qu’auparavant. L’ancienne ville des raïs devient elle-même lumière et image, acteur collectif et sujet multiple d’une nouvelle iconographie, dont Montherlant fera plus tard le panégyrique[10]. La vie privée s’en trouve également changée, pour les privilégiés des rues et quartiers équipés, très majoritairement européens, puisque la lumière électrique, mieux que le quinquet, qui a remplacé la bougie, permet de regarder à son aise textes et images à la nuit tombée.

Ainsi, au tournant du siècle, l’image du vivant n’est plus seulement visible jour et nuit sur les piliers des arcades, dans les vitrines des rues commerçantes, notamment celles du photographe et du libraire, ou sur les colonnes de la place du Gouvernement, elle est présente dans les hôtels et brasseries, chez le coiffeur, et peut être dans la salle d’attente du médecin, de l’avocat ou du dentiste, avec les revues illustrées. Ce monde des images n’est plus entièrement étranger aux autochtones. Il va faire très discrètement son entrée, sans doute dès avant la Première Guerre mondiale, peut-être dès avant 1900, dans quelques échoppes et cafés de la médina, et dans quelques demeures particulières, où les photos voisineront, le cas échéant, avec l’imagerie pieuse venue de Tunis ou d’ailleurs.

En va-t-il de même partout en Afrique du Nord ? Ce serait oublier le décalage entre les trois pays quant aux moments et aux modalités d’entrée en dépendance, mais aussi les différences politiques, économiques et culturelles renvoyant à la longue durée. Un décalage et un différentiel qui restent à explorer. Si Alger a donné le branle à la culture moderne de l’image, par le côté européen du processus, du fait de la colonisation, c’est Tunis, capitale d’un pays à plus forte densité urbaine, et porte de l’Orient au Maghreb, mais ouverte sur l’Italie, qui a amorcé en premier un processus endogène d’acculturation à la modernité iconique et esthétique, grâce à la politique de beys réformistes soutenue par une partie de l’élite turco-andalouse. On comprend, dès lors, que pour les enseignants et cadres de la Khaldûniyya, héritiers de l’esprit sedikien, l’adoption du vêtement européen et l’usage de la photographie ne suscitent aucune réserve[11]. C’est ainsi qu’ils posent pour l’éternité auprès du cheikh Abdou, recteur d’Al Azhar, et personnage emblématique du réformisme musulman, qu’ils viennent de recevoir à Tunis, en 1903, avec le soutien des journaux de leur obédience. De plus, à Sfax comme à Tunis, la représentation picturale de la personne humaine commence à circuler par le bas, en milieu populaire, avec la peinture naïve et l’imagerie pieuse. Par contraste, au Maroc, la lutte désespérée du pays pour conserver son indépendance, et fixer l’étranger sur l’enclave tangéroise, malgré le système des protections, le mécanisme de la dette, la pression concurrente et croissante des puissances, rend moins favorable une acculturation relayée par la dynamique interne[12]. L’entourage du maghzen, comme les gens du commun, jugent excentrique et scandaleuse la conduite du jeune sultan Abdelaziz, héritier en titre des Chorfa alaouites, entiché de gadgets européens (vélo, auto, horlogerie, photo, cinéma), et trop oublieux du jihad. Il sera d’ailleurs finalement destitué. Il n’empêche, les cartes postales destinées aux touristes sont bien présentes en 1910, non pas sans doute aux portes de la mosquée Qarawiyine de Fès, mais dans la médina de Rabat, soit deux ans avant le protectorat. L’une d’entre elles, justement, prise à cette date dans la rue des Consuls, donne à voir une boutique de « souvenirs » qui, parmi ses articles, présente au passant des dépliants de cartes postales, dans une relation spéculaire à son objet[13]. Alger eût-elle suivi Tunis plutôt que Fès, si la mainmise coloniale ne l’avait privée d’une modernisation endogène ? Il est impossible de trancher.

Une culture appropriée et incorporée (1900-1940)

En tout cas, à la veille de la Première Guerre mondiale, une poignée d’anciens scolaires acquis aux idées nouvelles et soucieux de reconnaissance, ceux que la presse indigénophile de Paris appelle les « Jeunes Algériens », par référence au paradigme Jeune Turc, mais que l’Administration et la presse coloniales appellent « évolués », s’est déjà appropriée sans complexes les signes iconiques de la modernité. Pour cette avant-garde, la culture de l’image s’est ajoutée à la culture de l’imprimé, en synergie avec cette dernière, en moins d’une génération. En revanche, il faut parcourir toute la séquence de l’entre-deux-guerres, et suivre deux autres générations, pour qu’une large partie de la population musulmane, au moins en ville, s’inscrive pleinement dans une culture de l’image une fois encore densifiée et renouvelée. Au temps du Front populaire et du Congrès musulman, ce sera chose faite.

Quand l’image vient aux masses

Du côté algérien, certains facteurs propices à l’appropriation de l’image figurative se font jour dès le tournant du siècle. Divers types d’ouverture sur l’extérieur, portés par deux ou trois types d’acteurs sociaux, sont susceptibles de travailler en ce sens. Outre les colporteurs kabyles circulant sur la rive nord, notamment dans les villes d’eau et à Paris[14], ou les commerçants et artisans tlemcèniens ou constantinois participant aux expositions universelles, citons les pèlerins revenant de La Mecque, via les grands centres du Moyen-Orient, ainsi que les commerçants installés à Tunis, où l’image est apprivoisée plus tôt qu’à Alger, mais aussi au Caire, voire à Istanbul, capitales réceptives au nouveau monde des images. Autant de passeurs potentiels, si peu nombreux et intéressés soient-ils encore. Une demande interne, toutefois, plus élitaire, joue son rôle et conforte cet apport. Au sein des premiers cercles culturels commencent à circuler non seulement des livres et journaux européens illustrés mais quelques numéros de revues turques et égyptiennes de ce type. Or, ces dernières sont plus attractives, ou moins dérangeantes, parce que plus légitimes, puisqu’elles viennent de pays musulmans, et s’expriment dans la langue du Coran. Satiriques, ces revues s’ouvrent à la caricature ; médiatiques, elles introduisent la photographie. Et puis, au même moment, la pratique sportive commence à attirer un public « indigène ». Les sociétés de gymnastiques sont à l’avant-garde. C’est précisément ce nom d’Avant-garde que prend la première société sportive algérienne à majorité « musulmane », créée à Alger, en 1898, et pleinement active dans la décennie suivante. La documentation ne permet pas de dater les premières photographies de gymnastes et athlètes « indigènes », mais la prise de clichés avant 1914 paraît hautement probable. La presse « indigène », enfin, est un adjuvant de premier plan. Certes, ses premiers titres de langue française et de langue arabe semblent ignorer l’image. Toutefois, les trois lectorats, francophone, arabophone et bilingue, cherchant leur voie entre Paris et Le Caire, entre nahda et içlâh, sont prédisposés, à des degrés divers de chronologie et de densité, à recevoir la combinaison du texte et de l’image développée par les modèles européens et orientaux. Sans doute quelques rares privilégiés, sortant du lycée, ou des facultés, sont-ils à même de s’intéresser éventuellement au Salon. Mohamed Racim, fils d’un artisan de la Casbah, reste néanmoins un cas unique, comme miniaturiste, et pour un temps encore, le seul peintre algérien[15]. En revanche, nombre des adolescents de sa génération ont appris à crayonner sur les bancs de l’école primaire, et oublié ou éludé l’interdit supposé pesant sur la reproduction imagée du vivant. Ici, le décalage entre école publique et médersa réformée est net. Les efforts du recteur Jeanmaire en faveur de l’école indigène ont donné à celle-ci un statut et des moyens. Certaines d’entre elles proposent « des cartes murales, des tableaux de grands hommes, une multitude d’objets et d’images, variés et attrayants »[16]. Une partie de la nouvelle génération des scolaires, celle qui arrive à l’âge adulte en 1914-1918, si mince soit-elle encore, se trouve donc scolarisée et socialisée dans une culture qui combine l’imprimé et l’imagé.

Toutefois, le premier conflit mondial, ses prémisses, et plus encore ses lendemains, favorisent un changement de nature et d’échelle. La conscription obligatoire de 1912, qui anticipe les effets de la guerre, touche l’ensemble du pays profond. Au moment même où la migration de travail vers la France prend consistance, au moins pour la Kabylie du Djurdjura, région relativement plus concernée par l’essor de l’école indigène, dont on vient de souligner le rapport au visuel. Plus brutalement encore, la mobilisation et la démobilisation mettent les ruraux en contact avec la ville et la grande ville, sur les deux rives. Globalement, elles conduisent plus d’hommes à passer d’un monde aniconique à un monde iconique, en tout cas, du moins d’images au plus d’images. Au-delà d’un exode rural déjà amorcé, la conscription, la caserne, le front, les permissions, le climat de guerre, favorisent la découverte et l’échange entre des hommes et des mondes qui ne se seraient jamais rencontrés autrement, l’interaction, et même l’interlocution, entre les villes, entre les régions, entre les « communautés », entre les classes, quelles que soient la force des ancrages locaux, et l’intériorisation des hiérarchies discriminantes puissamment surdéterminées par la situation coloniale. Le temps de guerre a ainsi développé l’expérience sociale de la diversité, contribué au décloisonnement, au désenclavement des groupes et des « pays », et préparé celui des mentalités, ainsi que les Mémoires de Messali, appelé en 1918, en portent témoignage. Un extrait de journal, quelques photos, passeront éventuellement de main en main. Si le colporteur, le conscrit, le soldat, l’émigré retrouvent au pays l’horizon limité d’un village ou d’un douar qui a finalement bien peu bougé, ce retour des aînés suscite chez les cadets de nouvelles vocations ou de nouvelles illusions, donne corps et crédit à des utopies motrices[17]. Or, c’est du monde des villes dont il est question dans leurs récits, et pas seulement de l’enfer des tranchées, ou de l’ordinaire des casernes. Oran, Bône, Alger, villes portuaires ouvertes sur le grand large, c’est déjà un autre univers, pour l’immense majorité des ruraux qui ne connaissent d’autre horizon que le marché intertribal, le pèlerinage local, la capitale régionale. Mais rien n’égale le mythe de Paris, auquel prennent part moins les objets exotiques inverses éventuellement ramenés du voyage que les discours imagés évoquant les grands boulevards, les hauts lieux de la vie nocturne, la circulation hippomobile et automobile, la foire du Trône, les affiches du métropolitain. Certains ramènent dans leurs bagages quelques photos et revues illustrées, ou d’autres documents visuels. La guerre n’a pas contraint les Algériens à devenir immédiatement des consommateurs d’images, elle les a rendus plus disponibles pour ce faire.

L’après-guerre, plus décisive encore, avec son ambiance euphorique provisoire, toutes populations confondues, conforte ce changement de dispositions, tandis que se renforce et se redéploie le système des images. Ce qui existait déjà change de masse critique. Publicité par affiches imagées sur les colonnes des rues à arcades, panneaux de réclame à personnages dans les boutiques, pages illustrées de journaux dans les kiosques, tout cela devient plus présent, plus visible, y compris pour le lecteur ou le passant autochtone. On peut parler d’une montée en puissance dans les années 1920. La photographie de presse, encore bien rare jusque-là, dans les grands quotidiens et périodiques non spécialisés, acquiert une nouvelle dimension, sans compter le succès de genres qui s’y prêtent ou sont fondés sur elle : presse sportive, magazines, bandes dessinées pour enfants et adultes. Surtout, un nouveau venu, né trente ans plus tôt, le cinématographe, prend ses quartiers dans la ville, après que L’Écho d’Alger, forçant la note, se soit inquiété en vain des menaces pesant sur une « industrie » déjà sortie de la capitale et seule à même de procurer une distraction « à la plus grande partie de nos populations européennes et indigènes ».

En fait, du côté « musulman » de l’interaction coloniale, la politique, la culture et l’école fournissent de nouveaux relais et un cadre élargi propices à l’usage des images et au désir d’image. Une scène politique est née, entre 1919 et 1924, avec l’affirmation conjointe d’un leadership, celui de l’émir Khaled, et d’un champ d’action autonome, celui des joutes électorales, particulièrement à Alger[18]. Action en partie sous-tendue et renforcée par la dynamique associative, qui se généralise à toute l’Algérie citadine, et même au-delà. Si l’image de presse n’est plus rare, celle du chef politique nationaliste l’est encore. Toutefois, une circulation iconique s’amorce entre les deux rives. À Alger, en 1926, la presse communiste publie une photographie de l’émir Khaled déjà présentée deux ans plus tôt à Paris, à l’occasion d’une conférence restée célèbre dont le texte a été diffusé en brochure. L’émir, poussé à l’exil, a regagné la Syrie sans retour, mais il est encore présent par l’image, avec sa photographie mise à la une de La lutte sociale. Six mois plus tard, l’Ikdam publie à Paris la photographie de Messali, un jeune inconnu venu représenter l’Étoile nord-africaine au congrès de Bruxelles, en février 1927. Mais la censure policière empêche sa diffusion sur la rive sud. À cette date, cependant, des images icônes d’hommes symboles commencent à circuler au grand jour ou en catimini. Mustapha Kemal Pacha, le ghazi vainqueur des Grecs, relève du premier cas. Il a sauvé l’honneur de l’islam, même s’il a aboli le califat. Abdelkrim relève du second, malgré son échec final.

Sur un autre plan, alors que la fièvre politique retombe, après le renoncement de Khaled et la reddition du Rifain, la sphère culturelle connaît un nouveau cours et devient à son tour une scène, cette fois au premier sens du terme, avec la naissance du théâtre et du music-hall algériens en arabe dialectal, en 1926. Le succès est immédiat, comme si l’art populaire en appelait du recul politique par une avancée sur un autre terrain, en tant que mode d’action et d’expression collectif. Cette première génération d’artistes, au sens de professionnels vivant d’un spectacle présenté en public dans un espace spécifique, est libérée de tout complexe relatif à la représentation du vivant. Mahieddine Bachetarzi en est l’homme-protée[19]. Il n’est pas une pièce de théâtre qui ne fasse l’objet de photographies, et il est peu de clichés dont ce chef d’orchestre ne soit le commanditaire, le dépositaire et le gardien. La documentation manque pour le prouver, mais on ne serait pas étonné que ces photographies soient affichées dans le local de la rue Bruce, ou dans l’un des cafés de la ville basse fréquentés par les artistes. Pour mieux comprendre cette coalescence féconde, il faut toutefois faire intervenir l’acteur social évoqué plus haut, le jeune scolaire, parvenu à l’âge adulte, conscient de lui-même, et de son nombre, au moins en ville. Non pas le médecin ou le pharmacien, ou même l’instituteur « indigène », mais l’ancien élève anonyme, qui fait à présent le lien le plus solide entre le lectorat et l’électorat. Si chaque genre d’activité est autonome, rien n’est vraiment séparable. La nouvelle génération citadine les fait vivre ensemble. En tout cas, la créativité politique et culturelle exceptionnelle des années 1920 lui doit beaucoup, et la jeunesse de la Casbah en est l’aiguillon.

Au même moment, le renouveau intellectuel exprimé en langue arabe, amorcé dès avant la Grande Guerre, notamment par la presse, les conférences dans les cercles, et l’enseignement des chioukhs réformistes dans les médersas officielles, cherche à se relancer, à partir de médersas « libres », sur la base du réformisme religieux (içlâh) inspiré par le cheikh Abdou. Le noyau le plus dense se forme à Constantine, autour de Ben Badis, et de son journal Al Muntaqid. Mais c’est à Alger qu’un lettré bilingue de vingt-sept ans, Ahmed « Tewfik » el Madani, tente d’ouvrir les voies les plus nouvelles dans la langue du thad. Formé à la fois sur les bancs de la Zitouna et dans les rangs du « destour », exilé à Alger en 1925, en raison de son activisme[20], ce jeune publiciste, devenu plus prudent sur le terrain politique, « s’applique à vulgariser des notions culturelles et idées politiques propres à éveiller une conscience nationale »[21]. Avec sa revue Taqwim el Mansour, il affiche de manière distinctive son goût des nouveautés, son intérêt pour le cinématographe, et utilise sans complexe le dessin et la photographie[22], avant de se lancer en pionnier dans une histoire nationale de l’Algérie, finalement publiée en 1932. L’indice est encore mince, même s’il a valeur de signe, puisque la revue ne tiendra pas à Alger plus d’un numéro.

Au vrai, la culture moderne de l’image ne prend vraiment dans ses rets l’ensemble de la population citadine algéroise, et algérienne, que dans les années 1930. Bien loin de freiner la progression sociale du visuel imagé, la crise de 1929, dont les conséquences économiques et sociales pèsent lourdement sur les deux rives, accentue encore l’appropriation autochtone d’une culture de moins en moins allochtone. Tout s’enchaîne sur de nouvelles bases. À la crise économique durable s’ajoute une crise morale lancinante aggravée par l’orchestration du centenaire de la conquête[23]. Orchestrées, jouées, chantées, dansées, folklorisées dans toute l’Algérie coloniale, les fêtes commémoratives sont plus particulièrement théâtralisées dans la capitale, pendant près d’un an. Elles atteignent leur acmé avec la visite présidentielle, entre les défilés en costume du boulevard de la République, le balcon d’Alger construit par les Européens, dominant la mer, et les joutes nautiques de l’Amirauté, cœur historique et maritime de la ville, hérité de Kheireddine. Photographiées, filmées, médiatisées presque chaque jour par la presse illustrée, elles participent pleinement au triomphe du visuel, à l’avènement de la culture de masse de l’image. Les Algériens, instrumentés comme figurants, et présents comme spectateurs, n’ont pas les moyens immédiats de l’alternative, mais certains parmi eux connaissent mieux les techniques et les enjeux de l’image. Et la génération qui vient est pleinement socialisée dans le monde du visuel. Au plan politique, le retournement ne va pas tarder à venir, avec la dérive émeutière, qui dès 1933 précède et accompagne à la fois l’affirmation à peine décalée du réformisme religieux, du mouvement syndical et du nationalisme radical[24], dont le Congrès musulman sera un court instant l’équation modérée et condensée, alors que s’esquisse une solution d’attente, avec le projet Violette, dans l’euphorie du Front populaire. Tous les registres du visuel entrent de nouveau en synergie, mais cette fois dans une vraie fête populaire, à l’heure des congés payés, du pique-nique et de la plage, avec le soutien massif de l’Algérie musulmane, dans la formidable poussée corrélative du Congrès musulman, et l’espérance d’un recul décisif du statut colonial. Or, cet avènement des masses algériennes est contemporain de leur accession plénière au cinématographe, vecteur majeur de la culture des images au xxe siècle[25]. Le film égyptien a fait son apparition en 1935, donnant une nouvelle dimension à la culture populaire arabe venue d’Égypte et du Moyen-Orient, un peu plus tôt, avec la chanson et le disque. Les femmes sont partie prenante de cette nouvelle donne culturelle. À la fin des années 1920, le succès du théâtre populaire avait permis d’intégrer une modeste composante féminine au public algérien. À la fin des années 1930, la présence des femmes de la haute ville aux « matinées orientales » prévues pour elles se banalise, qu’elles soient théâtrales, musicales, filmiques, en combinant au moins deux des trois genres[26]. En grande majorité analphabètes, dans les deux langues, les Algéroises peuvent vibrer néanmoins aux films de Mohamed Abdelwahab, et comprendre ou deviner les publicités qui passent par l’affiche et la presse illustrées. Elles ne les lisent pas, elles les voient, dans la rue, chez le boutiquier, chez leur patronne européenne, parfois chez elles, quand les hommes laissent traîner un journal, quand une voisine amène une revue illustrée. D’autres, moins rares qu’on ne croît, savent lire en français, et certaines échangent des magazines[27]. Leurs fils, quant à eux, férus de films policiers et de westerns, et alphabétisés en bien plus grand nombre, se passent de main en main les bandes dessinées.

Sans doute les derniers venus de l’exode rural suivent-ils difficilement le mouvement, mais ce dernier est irrépressible. Au regard de l’image, l’impressionnante montée des oulémas, désormais installés sur le balcon de la place du gouvernement, avec le Cercle du Progrès, est particulièrement significative, car elle n’a aucun prolongement iconoclaste. Les chioukhs, même le très salafiste Tayeb El Okbi, ne dédaignent pas de se faire photographier, et acceptent que leur image circule chez leurs partisans[28]. Plus que jamais, l’information se met en image, et la politique elle-même passe par l’image. Cette fois, on ne peut plus dire que le casbadji ordinaire reste indifférent, réservé, ou attentiste, envers le monde des images. L’argument de l’illettrisme, de surcroît, ne saurait plus jouer. Une photographie d’époque prouve l’attraction bien réelle que l’information illustrée exerce désormais sur le passant ordinaire, et pas seulement sur le scolaire éduqué ou le petit commerçant politisé. Elle montre comment un des kiosques à journaux de la place du Gouvernement met en scène la nouvelle du jour en accrochant sur un fil des feuilles découpées de journaux illustrés placées côte à côte et tenues par des pinces à linge. Si chaque feuille peut se regarder comme une affiche, l’ensemble des feuilles peut se voir plus encore comme un film, sur le mode des actualités Pathé ou Gaumont, dont serait restitué chaque plan. Or, loin d’être univoque, la pression des curieux qui viennent aux nouvelles, fût-ce par simple mimétisme, mélange pour l’occasion Européens et Algériens, colons et indigènes. Les uns et les autres sont au coude à coude, et pour certains, montés sur leurs chevilles, afin de mieux « voir », et pas seulement de mieux lire, ce qui les a attirés en connaissance de cause, ou par simple curiosité. L’indice vestimentaire suggère qu’il s’agit là d’un « public » algérien populaire mais différencié, à commencer par le contraste entre la chechia citadine et le guennour rural. Seul un meskine à demi-nu reste indifférent à l’effervescence suscitée par le kiosque, sinon à la présence des hommes qui auront peut-être pour lui un geste de charité.

Et puis, en 1936, à Oran, en 1937, à Alger, une presse progressiste réussit enfin à conquérir un lectorat populaire mixte et à fidéliser sa composante « musulmane ». Or, cette presse doit en partie son succès à la place qu’elle accorde au sport, au cinéma et aux femmes. Pour ces trois rubriques, les deux quotidiens de gauche, Oran républicain et Alger républicain, recourent largement à la photographie. Pas de doute, l’Algérie musulmane, au moins en ville, a fait sienne la culture moderne de l’image. Mieux, elle est entrée dans la culture de masse de l’image.

La photographie appropriée : de l’objet au sujet

C’est justement par la photographie que surgit une autre dimension du rapport à l’image, dans la mesure où la (re)présentation de soi exprimée par le corps est médiatisée de façon inédite par une image du corps prise à son propriétaire, fût-ce avec son accord, ou à sa demande. Une image captée et matérialisée, fragile et pourtant durable, susceptible de lui échapper mais capable de lui survivre, et de le faire revivre, de déplacer les frontières entre le visible et l’invisible, le licite et l’illicite, bref, de perturber le cadre séculaire, normatif, sexué et social, de la présentation de soi.

Bien sûr, dès le temps des premiers photographes, des « chefs indigènes » ont accepté plus ou moins docilement d’être photographiés. L’émir Abdelkader lui-même, une fois libéré de ses entraves, accepte de poser pour l’objectif[29]. En revanche, on n’a pas demandé leur avis aux figurants « indigènes » saisis dans la rue, sur une place ou un marché. On a payé les autres, pour accepter de poser, en pied ou en buste, seul ou en groupe, en décor « réel » ou en studio, afin de compléter ou renouveler la série des « scènes et types » inaugurée par la peinture et largement reprise par la carte postale[30]. Cependant, à partir des années 1880 et 1890, quelques hommes refusant d’être les simples instruments et relais du pouvoir colonial se font photographier sans réticence, sans qu’il soit question pour eux d’être réduits à l’unité d’une série ethnographique ou à l’exemplarité du faire-valoir politique[31]. Ainsi le Dr Ben Lerbey, issu d’une vieille famille turque d’Alger, peut-être le premier médecin algérien, l’un des premiers aussi à porter une montre à gousset, puis à posséder une voiture à essence, ou encore Si M’hamed Ben Rahal, fils du caïd de Nedroma, formé au collège impérial d’Alger, fin lettré et membre de la Société de géographie d’Oran, futur conseiller général du département[32], se présentent-ils au photographe européen pour ce qu’ils sont, modernes par l’activité professionnelle et l’exercice intellectuel, traditionnels par le vêtement ; ouverts aux techniques et aux méthodes de l’Occident, mais attachés au statut personnel et au souvenir vivant d’une grande civilisation. Favorables au compromis républicain, dans le cadre français, ces médiateurs bilingues sont soucieux de requalifier l’héritage. Leur regard n’exprime ni défi, ni résignation. L’un et l’autre fixent l’objectif en hommes conscients de leur valeur personnelle et de l’importance du rôle social qui leur revient, du rapport des forces actuel et des promesses du lendemain. La photographie conforte le discours et résiste à l’assurance classificatoire du prépondérant. Elle capte la posture assertive qui transforme le sujet indigène en interlocuteur citoyen. Peu importe, dès lors, que tel ouvrage officiel range ensuite ces hommes avec d’autres dans la classique galerie de portraits, car ils ont d’ores et déjà échappé à la réduction sérielle, non par la volonté d’un regard « naturaliste » attentif à voir un homme concret derrière un type, mais par une maîtrise décidée de la présentation de soi[33]. On passe déjà de l’objet au sujet. En l’occurrence de l’objet « ethnographique » à l’acteur « politique ».

Toutefois, au début des années 1890, ce type de cliché reste très rare, et ne s’inscrit pas encore dans une démarche socialement banalisée, sauf pour une infime minorité de citadins[34]. Trente ans plus tard, il en va tout autrement. D’autres clichés donnent la mesure du changement advenu, à la fois quantitatif et qualitatif, mais posent du même coup la question des jalons intermédiaires, de la gamme des usages sociaux et de leur signification pour leurs auteurs.

Soit le cas de cette photographie prise à Tlemcen vers 1906, sur laquelle figure le jeune Mesli, futur Messali Hadj, alors âgé de huit ans. C’est la première connue de lui. Mais il n’y figure pas seul. L’enfant fixe l’objectif, le pied fièrement posé sur un ballon de football, à côté d’un ami européen de son âge, dont les parents sourient à l’arrière-plan, bien installés dans un joli fiacre, après avoir sollicité ou accepté l’offre d’un opérateur ambulant de la ville. Cette photo n’a pas été suscitée par la famille Messali, encore moins prise par elle, mais, signe des temps, elle a été acceptée et gardée. Dans la première décennie du siècle, il est certain que des familles algériennes « ordinaires », dans les grandes villes, commencent à conserver des photographies pour leur usage domestique. Celles-ci sont-elles déjà classées et conservées dans des albums ? En est-il qu’on encadre, qu’on pose sur des meubles, qu’on expose au mur ? Commence-t-on à rechercher la photographie de famille, ou encore la photographie de groupe, et si oui sur quel mode ? A-t-on franchi un pas encore plus grand, par un usage plus individuel et personnel de la photographie réalisée chez le photographe européen ? Un autre encore avec l’achat d’un appareil, voire le passage au métier, fût-ce comme ambulant ? Faute de pouvoir répondre avec certitude à toutes ces questions - du reste, il est hautement improbable que le processus d’ensemble puisse être saisi un jour en termes statistiques fiables - dans la pleine différenciation sociale et spatiale du processus, esquissons quelques pistes, à partir de divers indices et traces. Poursuivons par exemple le cas de Messali. Une seconde photographie prise de lui, cette fois à Oran, datée de l’été 1918, le représente à vingt ans, alors qu’il vient d’être appelé au service militaire. Des parents installés dans la grande ville, et affiliés à la même confrérie, sont venus l’attendre à la gare, et l’ont pris en charge pour la circonstance. Le jeune homme n’était jamais sorti jusque-là de Tlemcen, sa ville natale[35]. C’est le moment crucial d’une vraie séparation, la première étape d’un long voyage, qui a tous les aspects d’un rite de passage, dont la séance chez le photographe européen est partie intégrante. Tiré à quatre épingles, le futur conscrit est encore en civil. Il pose devant l’objectif, entouré de ses garants, dans une combinaison vestimentaire mêlant cravate et séroual[36]. Les indices de lieu, de mise et d’époque sont à manier avec prudence, mais précieux. Il s’agit d’une photographie privée d’une personne privée, prise en studio par un professionnel européen, pour une personne qui n’est pas venue seule, et qui n’est pas représentée seule. Elle a été faite moins pour le jeune homme que pour ses proches, demandée peut-être par sa mère, dans l’angoisse du grand départ, alors que la guerre n’est pas finie. La conscription a sans doute augmenté chez les citadins la fréquence du geste, le besoin de conserver par-devers soi l’image du fils ou du mari parti au front, et d’assurer ainsi la présence de l’absent. Cette photographie, en tout cas, sera conservée par sa mère et ses sœurs, avec d’autres souvenirs plus anciens. Poursuivons aussi avec la ville de Tlemcen. Au même moment, dans la même ville, on commence à faire faire des photographies de famille[37]. Encore faut-il distinguer entre la photographie faite en ville et celle qui est réalisée par le photographe à domicile. Surtout, il y a un écart social et mental considérable entre divers types de photos de famille. Tel cliché, daté de 1918, réalisé par l’homme de l’art, répond à une demande familiale focalisée sur les seuls mâles de la (grande) famille. Tel autre, en revanche, plus tardif, semble-t-il, est resserré sur un jeune couple, à l’occasion de son mariage, et à sa demande, sinon pour lui seul, tandis qu’un autre plus tardif lui aussi, réunissant sur la même pellicule une famille nucléaire, avec l’épouse et les filles.

Mais là ne s’arrête pas la diversification en cours. Dans le nouveau répertoire des modèles et des usages surgit puis s’impose un autre portrait de groupe, ou plutôt le portrait d’un autre type de groupe, détaché de la vieille solidarité parentale, et attaché à la nouvelle sociabilité associative. La photographie de cercle, de club, de sport, de théâtre, de musique, en phase avec la créativité culturelle évoquée plus haut. Elle n’est pas faite pour être gardée, mais pour être montrée, et même affichée, notamment dans le café qui sert de local[38]. Surtout, l’après-guerre semble libérer davantage l’expression individuelle de l’usage photographique, qui va se banaliser en ville à la fin des années 1920. Là encore, la conscription et l’émigration - intérieure et extérieure - ont pu jouer leur rôle. L’un de mes témoins, naguère, m’a montré la photographie que l’un de ses parents avait envoyée de Paris. Elle avait été réalisée en studio, en 1921 ou 1922, à son initiative, non à la demande des siens restés au pays. Souriant, élégant, on le voyait tête nue, habillé comme un dandy, en costume trois pièces et fume-cigarette. En l’occurrence, il s’agissait moins d’un déguisement, ou d’une provocation, que d’un changement assumé du paraître, inspiré de la mode, dans la signalétique de l’« autre », alors que s’imposait le cinématographe, où triomphaient Max Linder et Rudolph Valentino. Abderrahmane Sebti faisait l’acteur, mais le cliché témoignait aussi d’un nouveau quant à soi, non d’un mimétisme stérile. Humour et clin d’œil, sans doute, mais cliché irréductible à la demande familiale qui présidait à la mise en photographie du jeune Messali dûment accompagné, dans un studio de la rue d’Arzew. Cette fois, le rapport visuel au moi est totalement individualisé, sur un mode à la fois iconique et ludique. Il joue conjointement de la mode vestimentaire et de la mode photographique, à distance du code familial et du statut civique. Cette légèreté n’étant pas exempte de signification politique, par ce qu’elle manifeste de distance à toutes les contraintes. La distance, il est vrai, le voyage, la parenthèse de Paris, permettent davantage de fantaisie. Mais justement, le fait parisien a-t-il un équivalent algérien ? Sans doute, mais depuis quand, par qui et pour qui ? Une recherche plus approfondie, à partir d’archives privées, devra l’établir[39].

En tout cas, dès 1920, peut-être dès avant 1910, pour une poignée d’éclaireurs sociaux, des jeunes Algériens commencent à faire d’eux-mêmes la démarche d’aller seul chez le photographe, dans la tenue qui leur plaît, pour l’occasion qu’ils ont choisie, et l’usage personnel qui leur convient. On passe cette fois pleinement de l’objet au sujet, même si la relation photographique reste une transaction passant par la technique de l’« autre », faute de recourir soi-même à l’outil, en « amateur ». Certes, le sujet photographié est encore dépendant, puisqu’il est le client d’un artisan qu’il paie pour son service. Mais l’artisan européen, tenu par sa technique, attaché à ses conventions de mise en scène, est obligé de répondre à la demande construite par son client, fût-il indigène - et Paris n’est pas Alger -, dans la gamme des choix exprimés et même imposés par ce dernier : costume, coiffure, attitude, circonstances. Le vendeur fournit un cliché que l’acheteur suscite et fait circuler comme il l’entend, en dehors des rituels les plus contraints ou stéréotypés : départ à l’armée, mariage, départ et retour de La Mecque. Certes, la photographie de Paris, comme celle du dandy, est encore un genre, dont l’envoi à des proches, amis ou parents, rappelle qu’elle ne se fait pas sans présupposer le regard d’autrui, pour en jouer. Elle n’est nullement affranchie de tout ordre social et moral[40]. Dans le cas présent toutefois, la photographie qui le distingue et par laquelle il se distingue, en affichant sa joie de vivre, son pouvoir de séduction, son air de liberté, d’individu émancipé, se présente bien comme une forme banalisée du souci de soi et de l’individualisation du paraître. Cette manière d’autoportrait témoigne bien d’un changement des mentalités, fût-il encore le fait de quelques happy few. Le chemin est encore long toutefois, pour que l’usage de la photographie se banalise pour le grand nombre, jusque dans les petits centres du monde rural

Invention d’un art, acquisition d’un métier (1920-1950)

Toutefois, cette conquête de soi et sur soi par l’appropriation d’un visuel à la fois imagé et incarné reste liée non seulement à la technique de l’« autre », la photographie et son protocole, et à l’intervention de l’autre, le photographe, mais au présent symbolique de l’autre, le visuel iconique, que le port du vêtement « traditionnel » et l’acceptation détachée du portrait ne suffisent pas à contester ou à conquérir, comme chez Ben Lerbey et Ben Rahal. C’est ce que disent à leur façon, quoique de manière opposée, le colonel Bendaoud, retourné ostensiblement à son burnous, tournant le dos au nouveau monde, à sa dérogeance iconophile, et Abderrahmane Sebti, parti à Paris chercher liberté et modernité, affichant son adhésion à ce monde, inséparablement par la photographie et la mode, la pose de jeune premier « occidentaliste » pouvant s’accommoder, mieux se réjouir, de ce qu’un « vent d’est » puisse soutenir au même moment de nouveaux défis : soviétisme, kémalisme, et porter, de plus loin encore, les échos du Guomindang et du post Meiji[41].

Mohamed Racim : l’invention du passé dans l’effervescence du présent

Avec Mohamed Racim, fils d’un artisan artiste de la Casbah, peintre et sculpteur sur bois, la reprise historique du « je » et du « nous » pousse bien plus loin que Ben Lerbey et Ben Rahal l’ouverture au progrès sur le terrain iconique, dans le respect du passé, en remontant du représenté au représentant, du portrait au portraitiste. Il s’agit rien moins que de se rendre maître du passé dans un domaine où ce passé était resté discret, voire muet[42], en devenant soi-même producteur d’image, mieux producteur de l’image corporelle de soi, dans une sphère donnée, l’esthétique, un art donné, la peinture, un genre déterminé, la miniature. En effet, au moment où Racim s’engage dans cette voie, la quasi-totalité des images picturales de l’Alger des raïs, et des raïs eux-mêmes, autrement dit, de sa ville et de ses ancêtres, a été réalisée par des mains étrangères. À l’instar du photographe européen ordinaire, il est maître de son matériel et de son usage. Comme Geiser, ou Lehnert, il est maître de son « sujet » et de son art, de toutes les étapes qui établissent la performance. Comme eux, il est créatif. Plus qu’eux, il est créateur. Car c’est lui, en l’occurrence, pour la première fois dans l’ordre proprement pictural, qui tient les instruments - pinceau, couleurs, toile -, définit le motif - paysage, portrait, scène d’intérieur -, et réalise son œuvre, selon les canons d’une esthétique qu’il invente, selon des règles du beau qu’il choisit, même s’il procède pour ce faire à un double emprunt : pour les techniques, à la peinture académique occidentale[43], pour le genre, à la grande tradition turque et persane. Invention mixte, en quelque sorte, et créole, au sens de Glissant. En réinventant un genre dont il restera le premier et le seul grand représentant chez lui - au regard d’une modeste postérité, bousculée et débordée dans les années 1950 et 1960 par les talents d’Issiakhem, Khadda, Benanteur - il travaille à lier ce qui a été séparé, à réinscrire le passé dans le présent, mieux à lire le passé contre le présent[44], par une manière autonome et autochtone de faire de l’image, même si, comme tant d’autres avant lui, il a besoin de l’allogène pour exprimer l’indigène, en tant qu’indigène, dans le registre même qui signale en creux son absence topique, la reproduction picturale du vivant. Toutefois, cet « imaginaire » du passé kasbadji procède aussi d’une vision en direct, d’une prise sur le vif, nullement artificielle, irréductible à la découverte de Delacroix et la miniature persane. Racim a vécu dans son enfance au sein de vieilles familles algéroises soucieuses de cultiver l’art de vivre d’autrefois, culinaire, vestimentaire, ornemental. Pour ces dernières, les gestes et les objets de la vie quotidienne, jusque sur les terrasses[45], diffèrent à peine de ceux qui matérialisent l’habitus et de l’ethos incarnés par des grands-parents ayant vécu à Alger au temps du dernier dey Hussein[46]. Autrement dit, ce qu’il peint, ce qu’il imagine, il l’a vu, autrement et mieux que Delacroix et Fromentin. S’il tourne le dos au présent dans ses motifs, il invente un art au présent avec les outils de son temps, et libère à sa façon l’avenir. À l’encontre de ses aînés, Ben Rahal, ou Ibnou Zekri, qui prêchaient la réforme dans le respect du statut personnel, il semble se réfugier dans le passé, fût-ce pour le réhabiliter, et tourner le dos aux combats de son temps. En fait, alors que s’éloigne la figure politique flamboyante mais éphémère de l’émir Khaled, exilé en 1924, Racim est au cœur de l’effervescence créatrice des années 1920. Il est en phase avec Yafil, qui donne un cadre moderne à l’exercice de la musique andalouse, du côté des élites, mais aussi, du côté populaire, avec Allalou et Bachterzi, qui inventent le théâtre en arabe dialectal, et intègrent des thèmes des Mille et une nuits, voire avec El Anka, pionnier de la nouvelle chanson populaire (cha’abiyy), dont le répertoire reprend le genre religieux (madh) tout en portant la douleur sociale du temps présent. Paradoxalement le peintre est l’homme invisible de ce mouvement et de ce moment, alors qu’il est pleinement acteur de la « reprise historique » évoquée naguère par Abdelkader Djeghloul. Au plan politique, Racim est sûrement le moins engagé de tous, et peut apparaître comme l’artiste indigène de service, boursier protégé du gouvernement général. Au plan anthropologique, en revanche, il est une manière de révolutionnaire. Car c’est lui qui, en Algérie même, dans la capitale, replace l’image de l’homme produite de main d’homme au cœur de la représentation du monde, contre une multiséculaire inhibition maghrébine, quand la quasi-totalité de ses coreligionnaires tient encore pour acquis que le Prophète en a définitivement interdit le geste.

Vers l’exercice d’un métier

Il reste que l’œuvre de Racim, partie prenante d’un mouvement plus général, n’est accessible pour longtemps qu’à une très mince élite. Alors que le clin d’œil de Sebti annonce des usages sociaux d’une tout autre ampleur, à échéance bien plus courte. Il est vrai, toutefois, qu’on reste avec la photographie en deçà d’une maîtrise pratique intégrale. Néanmoins, à la génération suivante, celle des années 1930, alors que les pionniers de la peinture algérienne n’ont pas encore de public algérien, l’usage de la photographie se banalise pour un nombre croissant de citadins. On change d’échelle, de nombre et d’espace, même si le monde rural, qui regroupe encore à cette époque plus de 85 % de la population musulmane, reste à l’écart, sauf les instituteurs, les cheminots et les postiers, une poignée de notables férus de gadgets, et quelques représentants des couches moyennes ascendantes des petits centres de l’intérieur. Dans toutes les grandes villes du pays, une bonne partie des hommes les mieux ancrés dans la vie citadine, surtout les jeunes, selon un différentiel spatial et social assez marqué - centre/faubourgs, nantis/démunis - qui n’exclue pas de multiples variations personnelles, irréductibles au pur déterminisme sociologique, deviennent familiers de toute la gamme des usages individuels et collectifs de la photographie[47]. En revanche, l’achat d’un appareil reste assez rare avant 1954[48], bien que quelques instituteurs et d’autres acteurs sociaux commencent à cultiver ce hobby depuis une dizaine d’années, a fortiori l’exercice d’un métier[49]. De l’attrait pour la photographie à l’exercice d’une profession, pratiquée en boutique, avec un mini-studio, en passant par l’achat d’un appareil, puis la pratique personnelle du tirage, en amateur, il y a toute l’épaisseur d’un continuum technique, chronologique et sociologique. Dans ce continuum, on se doit d’évoquer deux modalités méconnues du rapport des autochtones musulmans au métier : celle du photographe ambulant, dont les premiers pas sont antérieurs à la Seconde Guerre mondiale[50], et celle, sans doute liée à la précédente, du photographe sédentaire mais exerçant au grand air, faute de pouvoir trouver un local et en assurer les frais[51]. On compte sans doute moins de dix artisans professionnels musulmans installés en ville avant l’indépendance, dans tout le pays[52], mais il reste à apprécier le nombre des apprentis algériens travaillant chez des Européens, et l’impact éventuel d’un autre apprentissage possible, en liaison avec la presse nationaliste et communiste algérienne de la décennie 1945-1954[53]. Le métier de photographe ne se banalise donc que dans les premières années de l’indépendance, par la reconduction de la réglementation française relative aux papiers et à la photographie d’identité, et la reprise par les Algériens des studios laissés en ville par les Européens. Deux générations ont passé, entre le cliché parisien de Sebti et la banalisation du petit studio algérien citadin[54]. La photographie pour galerie d’art viendra bien plus tard.

S’agissant de l’image animée, la chronologie renvoie à une autre technique, une autre pratique, un autre métier - exercé en nombre beaucoup plus restreint, même en amateur -, d’autres usages. Elle est de ce fait plus contrastée. Légèrement plus tardive pour l’appropriation technique, et la professionnalisation du métier, elle est beaucoup plus précoce, pour la création esthétique. À l’heure de l’indépendance, les techniciens et réalisateurs de cinéma et de télévision sont quelques dizaines, les uns venus du cinéma militant, aux côtés de René Vautier, les autres formés sur le tas avec les débuts de la télévision à Alger, bientôt rejoints par la première génération des étudiants passés par l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) ou formés dans les pays de l’Est. Ces techniciens et artistes pionniers dialoguent à des degrés divers avec les peintres, musiciens, romanciers, hommes de théâtre, mais aussi journalistes et publicistes de leur temps, pas seulement algériens, arabes, « orientaux » et « occidentaux ». Il leur revient la tâche difficile de (re)construire la sphère de l’image animée dans une société déjà familière quoique de façon très inégale et très différenciée à la culture moderne de l’image.

Banalisation et recréation d’un monde : la refonte historique du rapport visuel aux images du vivant (1880-1980)

On ne peut pas dire que le monde musulman méditerranéen contemporain ait manqué le tournant historique majeur de l’image, de la même façon que l’Empire ottoman, principale force cohésive de ce monde, avait manqué jadis celui de l’imprimé. Quinze ans après l’invention des frères Lumière, le cinématographe avait déjà touché un public musulman à Istanbul, au Caire, à Téhéran et même à Alger. Dix ans encore, et le « septième art », cet « art du xxe siècle », s’affirmerait sur le Nil comme une véritable industrie, trouvant des nationaux musulmans, pas seulement coptes ou juifs, pour financer, réaliser, distribuer et voir le film cinématographique. On n’est plus dans la peinture problématique du visage adamique mais dans la reproduction massivement diffusée de l’être humain, saisi qui plus est en mouvement par l’image animée ; sans les limites de la miniature d’époque classique ou de l’imagerie religieuse imprimée des temps nouveaux. Sous réserve d’un rapport plus discret à la sculpture, on ne saurait se mettre davantage en contradiction avec le hadith, qui défie le fanfaron de donner souffle de vie à la forme humaine qu’il a dessinée. Al Azhar, finalement, ne fera pas obstacle. Rien de tel au Maghreb, rien de tel en Algérie, sans minimiser les décalages entre les trois pays. À Tunis, Scemama ne fait pas d’émules. Cette fois, c’est la puissance étrangère qui a bridé, voire bloqué, la dynamique interne de l’acculturation.

Mais la situation coloniale est complexe, tout comme l’est l’interaction entre les motifs et vecteurs de l’image. Elle a « libéré » en amont des représentations, des pratiques, des aspirations nouvelles, notamment par la socialisation scolaire a minima, et la reprise urbaine, sans réussir à les modeler et les contenir à sa guise, mais de manière très décalée suivant les cas. Théâtre et cinéma diffèrent grandement, non pas seulement par leurs caractéristiques intrinsèques, bien que l’un et l’autre supposent acteurs et metteurs en scène, scénarios et décors, producteurs et imprésarios, salles et publics, revues et journaux, mais par leurs conditions sociales, culturelles, politiques de production et de réception. En Égypte, ils ont prospéré de conserve, en Algérie ils ont été dissociés. Le second a trouvé un public dès les années 1930, mais, précisément, en partie faute de pouvoir répondre à une offre « nationale », ce dernier s’est projeté, et jusqu’à un certain point identifié avec le cinéma égyptien. Il faut attendre la guerre d’indépendance pour qu’émerge une génération de techniciens et de cinéastes susceptible de renvoyer à ses compatriotes une image d’eux-mêmes jouant aussi bien du documentaire que de la fiction[55]. Et la décennie 1980 pour que l’électricité et la parabole achèvent le quadrillage télévisuel du pays, pour que le cours de dessin parvienne avec l’école jusque dans les derniers douars, et la décennie 1990 pour que la caméra numérique soit utilisée aussi bien par le maquis terroriste que par la société villageoise pour fêter ses mariages. Le premier en revanche a trouvé son public dès les années 1920, surmonté les difficultés financières, rusé avec la censure, tout en travaillant sur des thèmes tirés de sa vie quotidienne. Il a suscité des vocations autochtones, avec des acteurs, mieux des actrices, et des metteurs en scène de son cru.

Mais dira-t-on, il y a là tout l’écart entre le corps maître de lui-même, qui se donne à voir comme tel, fût-il grimé et déguisé, en face-à-face, exposé seulement à la caméra physiologique de l’œil, et l’image du corps matérialisée dans sa reproduction technique et iconique, a fortiori sculptée dans la pierre et le fer, en quelque sorte volée au corps.

Ce serait oublier que justement, pour partie, ce hiatus est comblé à l’entre-deux-guerres, comme nous croyons l’avoir montré, par intériorisation de l’environnement visuel lié à la forme coloniale de la modernité imagée, du journal illustré à l’affiche, de la photographie au film - sans méconnaître la combinaison à minima de la peinture sous verre et de l’imagerie pieuse - par appropriation individuelle et collective croissante d’une gamme toujours plus différentiée de ses vecteurs et motifs, jusqu’à la réinvention esthétique et artistique. En ville surtout, mais pas exclusivement, par les jeunes surtout, et le passage des générations, mais pas seulement. Entre le temps de Ben Rahal et celui d’Issiakhem et Khadda, les femmes, notamment, sont devenues plus « actives », et actrices, le cas échéant plus que les hommes. Elles expriment à leur tour une demande personnelle, qu’il s’agisse de leurs parents, de leur couple, de leurs enfants, ou d’elles-mêmes, mais plus significativement encore de leur nouveau-né, dont beaucoup se garderont pourtant de montrer la photographie à qui pourrait attirer sur lui le mauvais œil. Or ces femmes découvrent le cinéma, surtout avec la percée du film égyptien, avec Abdelwahab, puis Oum Koultoum, acquise dès la veille du Front populaire, renforcée à sa faveur, avec les salles spécialisées, et les matinées du dimanche pour les familles, qui facilitent l’autorisation de sortie donnée au deuxième sexe. La grande Keltoum déjà, à Alger, parle pour elles, en triomphant sur les planches, dans l’effervescence générale des années 1930, celle d’un peuple en reconquête de lui-même, fût-ce avec les outils de l’« autre », ou médiatisés par l’« autre ».

L’engouement est à son apogée dans les années 1950, avec Farid El Atrache et Ismahan. On retrouve ici, par une autre voie, la banalisation évoquée plus haut. Dès avant la guerre d’indépendance, l’Algérie musulmane citadine bascule massivement dans la culture moderne de l’image, sans la moindre réticence du grand nombre envers la figuration du vivant. Même si sa dimension intellectuelle et artistique, entre galerie d’art et cinémathèque, ne concerne encore qu’une très mince avant-garde.


[1] Voir sur ce point l’excellente mise au point de Sylvia Naef, Y a-t-il une question de l’image en islam ?. Paris : Teréraèdre, 2004.

[2] Mansouri.

[3] Dominique Kalifa, La culture de masse en France, 1860-1930. Paris : La Découverte, 2001, vol. I.

[4] Eux aussi héritiers d’une tradition peu favorable à l’image, ces derniers n’en sont pas moins aux prises, dans la diversité de pratiques et représentations liées à leur différenciation « interne », avec une acculturation autrement plus rapide et profonde, surtout à partir du décret Crémieux, qui les intègre à la pleine citoyenneté française.

[5] Comme c’est le cas pour L’Illustration, créée en 1843, qui ne tarde pas à accueillir des dessins d’Algérie. Delphine Demargne, La représentation du Maghreb à travers les images du journal « L’illustration », de 1843 à 1918. Mémoire de maîtrise, Université Denis Diderot - Paris 7, juin 2000.

[6] Pour autant qu’un visage soit accolé à un nom d’artiste, ce qui semble n’advenir de manière systématique qu’à la fin du xixe siècle.

[7] Et un arrêt éclair à Alger, qui donnera plus tard le chef-d’œuvre Femmes d’Alger dans leur appartement. Sur ces questions, voir François Pouillon, « La peinture murale en Algérie : un art pédagogique ». Cahiers d’études africaines, 1996, n° 141-142, p. 183-213 ; id. « Les miroirs en abyme : cent cinquante ans de peinture algérienne », Les sociétés musulmanes au miroir des œuvres d’art, Cahiers du CERES, 1996, n° 25, p. 61-91.

[8] Jalila Zaoug, L’Algérie représentée : le cas du timbre-poste. Mémoire de maîtrise, Université Paris I - Panthéon-Sorbonne, juin 2000. Arnaud Colinart, Le timbre-poste au Maroc et en Tunisie, xixe-xxe siècles. Mémoire de maîtrise, Université Paris I - Panthéon-Sorbonne, juin 2003. L’un et l’autre sous ma direction.

[9] D. Kalifa, La culture de masse, op cit.

[10] Henri de Montherlant, Il y a encore des paradis. Paris : Arléa, 1998 (réédition).

[11] Nourredine Sraïeb, Le collège Sadiki de Tunis, 1875-1956. Enseignement et nationalisme. Paris : CNRS Éditions, 1995. Cette association, à la fois cercle culturel et foyer d’enseignement, est fondée en 1896, avec l’aval du protectorat, à l’initiative de plusieurs anciens élèves du collège, soutenus par quelques zitouniens progressistes. Elle prolonge l’œuvre du ministre réformateur Kheireddine qui, six ans avant la mainmise française, avait créé le collège Saddiki, « en vue de former les cadres compétents pour la gestion des affaires du pays » (N. Sraïeb, op. cit., p. 266), contournant ainsi la résistance opposée aux réformes par l’élite zitounienne, majoritairement conservatrice.

[12] Celle-ci n’est pas absente, quoiqu’on ait dit de l’isolationnisme marocain, mais elle est loin d’avoir la même vigueur que celle du réformisme élitaire tunisien, contemporain de Moulay Hassan, dernier des grands sultans alaouites avant le protectorat lyautéen.

[13] Jouant sur les contrastes, l’un des ressorts de l’exotisme, elle met en scène la traversée de l’étroite ruelle par une voiture à essence chargée de femmes européennes, peinant à se frayer un chemin parmi la foule dense « indigène », au moment même où elle passe devant la boutique de souvenirs, apparemment la seule européenne, et la seule ouverte.

[14] Les plus audacieux allants jusqu’en Angleterre, et même aux États-Unis. Voir Fatima Iberraken, texte dactylographié sur les colporteurs de Kabylie.

[15] Avec Azouaou Mammeri, qui fait ses premiers pas au Maroc, avec la peinture de chevalet, dans un tout autre registre que celui de Racim.

[16L’Akhbar, 19 décembre 1909, n° 609.

[17] Les femmes sont parties prenantes de ce processus. Notamment celles qui suivent ou rejoignent un mari, un père ou un parent parti en ville, notamment à Alger. D’autres viendront parfois s’agréger au petit noyau transplanté, jeunes veuves, épouses ou tantes abandonnées, jeunes filles à marier, quelques fillettes scolarisées, tenues en main en principe par le groupe gentilice, mais toutes ces néocitadines peuvent favoriser l’entrée a minima de l’image dans le monde féminin du village, quand elles n’y ont pas déjà rêvé elles-mêmes par procuration et projection, dans le récit des autres, ou après un déplacement exceptionnel en ville, à l’occasion d’un mariage.

[18] L’accès à de nouveaux droits politiques pour une partie non négligeable des « indigènes » (loi de 1919), suivi d’un premier mai 1919 intercommunautaire sans précédent, soutenu par les perspectives d’un desserrement des contraintes pesant sur la masse musulmane, contraintes réglementées et symbolisées par le code de l’Indigénat, a contribué à capitaliser le potentiel provoqué par la mobilité des hommes et le mouvement des esprits.

[19] Acteur, chanteur, metteur en scène, imprésario, Bachetarzi est bien l’homme-protée de ce revival. Voir ses Mémoires, 1919-1939 (Alger : SNED, 1968).

[20] En phase avec l’idée politique moderne de constitution (dustûr, « destour » pour le terme usuel en français), et même de révolution (thawra), inspiré par le Sin Fein irlandais, mais surtout par le double exemple de Saad Zaghloul en Égypte et de Mustapha Kamel en Turquie. Ahmed Tewfik el Madani, Mémoires. Alger : ENAL, 1990.

[21] Ainsi que l’écrit Ali Merad, Le réformisme musulman en Algérie. Alger : El Hilma, 1999 (réédition), note 24, p. 107. Cela étant, un autre lettré, formé quant à lui à La Mecque, le cheikh El Okbi, va bientôt l’emporter dans la capitale, fort de son art oratoire, de sa compétence coranique, de son prestige mekkois et de sa vigueur salafiste.

[22] Je dois cette dernière précision à l’amitié de James Mac Douggal.

[23] Aveugle aux changements en cours, la puissance coloniale provoque et ignore à la fois l’humiliation des « indigènes », réinstallés dans la position et la condition de « vaincus ».

[24] Oulémas et élus d’un côté, « étoilistes » et communistes de l’autre. Messali se démarque toutefois de manière spectaculaire, en août 1936, à peine revenu de France, après onze ans d’absence, d’une dynamique unitaire qui s’est développée sans lui au pays.

[25] Très vite présentée en Afrique du Nord, l’invention des frères Lumière n’a pas échappé à l’attention d’un premier « public » indigène. L’Akhbar évoque en 1909 l’ardeur des Tunisiens (musulmans) pour les cinémas. Nous ignorons ce qu’il en est d’Alger à cette date, bien que la ville compte déjà douze cinémas. Dix ans plus tard, en revanche, L’Écho d’Alger, forçant la note, s’inquiète de diverses menaces qui pèseraient sur une « industrie » offrant pourtant dans le bled la seule distraction « à la plus grande partie de nos populations européennes et indigènes ». En fait, il faut sans doute attendre les années 1930 pour que le septième art gagne à lui la masse citadine musulmane.

[26] Rachid Sahnine, Mémoires de Rouiched. Alger : El Adib-Chihab, 1990, p. 85. Rouiched évoque plus particulièrement, dans ses souvenirs personnels, pour 1947-1948, le cas des femmes de la « bourgeoisie algéroise » soucieuses de montrer leurs toilettes à l’Opéra, mais la présence régulière de femmes musulmanes de la Casbah aux matinées dominicales est attestée avant 1939.

[27] On compte trois écoles publiques de jeunes filles indigènes dans la vieille ville à l’entre-deux-guerres, sans compter les fillettes inscrites dans les écoles « européennes ». On peut estimer à plusieurs centaines celles qui, entre 1919 et 1939, ont pu parvenir jusqu’à la classe de fin d’études. Beaucoup perdent ensuite l’usage de la lecture, a fortiori celle de l’écriture, mais non la compréhension du français.

[28] Des photographies du cheikh sont vendues lors d’une réunion du nâdi islâmiyy à Alger, en septembre 1934.

[29] François Pouillon et Jacques Magendie, Le fonds iconographique sur Abdelkader et son exploitation post-coloniale (à paraître).

[30] Et pas seulement des prostituées au déshabillé suggestif déguisées en odalisques censées incarner la sexualité lascive orientale, ou d’autres lourdement vêtues, au contraire, dans l’une ou l’autre des variantes du stéréotype ouled naïl.

[31] Comme c’est le cas pour telle famille caïdale, qui pose en studio et en grand apparat, dans un tableau, ensemble exclusivement masculin au demeurant, pour une destination de carte postale, datée de 1900.

[32] Initiateur de la « résistance-dialogue », pour reprendre l’expression heureuse de Kader Djeghloul (Éléments d’histoire culturelle algérienne. Alger : ENAL, 1984).

[33] D’ailleurs, la galerie de portraits elle-même n’est pas hors de l’histoire. Le personnage stéréotypé du caïd ou du bachagha saisi dans la déclinaison exotique et orientaliste des « types indigènes » est réinscrit comme « notable indigène », bien individualisé, dans le Kitab el Ayan de Gouvion, sorte de Who’s Who paternaliste, ou dans la publicité politico-économique des « livres d’or » vantant les « réalisations » coloniales et les progrès accomplis depuis les temps héroïques.

[34] À Tlemcen, par exemple, mais dix ans plus tard, les instituteurs pionniers du Cercle des Jeunes Algériens se font photographier en groupe. Il en va de même pour l’orchestre du cheikh Boudolfa.

[35] Messali, Mémoires. Paris : J.-C. Lattès, 1982.

[36] Pantalon bouffant citadin traditionnel.

[37] Je dois cette précision documentée à madame Chafika Marouf-Dib.

[38] S’agissant du sport, la première occurrence il est vrai est plus ancienne. On connaît une photographie de la première équipe constituée par le Galia de Mascara, créée en 1912, seul club de football musulman antérieur à la guerre. Peut-être a-t-on conservé à Alger des photos encore plus anciennes de la doyenne des associations musulmanes toutes catégories, L’avant-garde, antérieure à la loi de 1901.

[39] Encore un indice, hélas non daté, que je dois à l’amitié d’Abdelmajid Merdaci. Un Ben Mouhoub, peut-être vers 1910 ne se prive pas de brocarder les jeunes médersiens de Constantine qui portent le costume européen. Mais on ne sait pas s’il inclut la photographie comme une circonstance aggravante, doublant la première déviance par une dérogeance encore plus grave.

[40] Rien ne dit qu’Abderrahmane Sebti ait envoyé aux mêmes personnes une photographie de couple - avec son amie « française » -, ou encore une photographie de sortie entre couples d’amis et de camarades, comme cela commence à se pratiquer à Paris dans la deuxième moitié des années 1920, notamment parmi les militants syndicalistes et communistes algériens. A fortiori, plus tard, à tels d’entre eux, une autre de son épouse algérienne musulmane.

[41] Dont la convergence, fût-elle partielle et provisoire, s’énoncera au grand jour à Bruxelles en février 1927. Dans les années 1920, Sebti fait partie de ces jeunes gens séduits par les idées radicales nouvelles. Supporter de l’émir Khaled, qu’il retrouve à Paris en 1924, il adhère à l’Étoile nord-africaine en 1926, sans occuper semble-t-il de responsabilités militantes, avant de regagner Alger vers 1929, et de retrouver une mouvance politique moins exposée.

[42] Avec son franc-parler habituel, Mohamed Khadda, le dit sans détour « contrairement à un lieu commun courant, la miniature n’est pas chez nous une forme d’expression antérieure à la période coloniale » (Feuillets épars liés. Alger : SNED, 1983, p. 40). Cela ne nous dispense pas de reprendre l’enquête dans un autre registre, la peinture sous verre, si mince en soit la trace documentaire.

[43] La miniature de Racim intègre en effet la perspective et le modelé, elle se fixe aux murs et se regarde comme une toile, elle ne dédaigne pas les cimaises des Salons, où l’on veut d’ailleurs l’assigner et l’enfermer dans le genre qu’il a inventé.

[44] Ma lecture de Racim doit beaucoup à celles, complémentaires, de Mohamed Khadda et François Pouillon. Mais elle propose deux inflexions. Khadda souligne justement que l’œuvre de Racim fait l’impasse sur la cruauté du monde colonial de son temps. Bourgeois timoré, artiste prudent, le miniaturiste fait selon lui la part trop belle « au confort désuet des couches sociales nanties à leur déclin » - ce qui reste de l’élite turque d’hier. On comprend la critique radicale d’un « écorché vif » qui a porté plus haut que quiconque l’exigence de rupture demandée à son art, au triple plan social, politique et esthétique. Mais le fait de désigner rétrospectivement Racim à la fois comme « passéiste » et « hors du temps » est l’indice d’un problème non résolu. Chez Racim, la dénonciation au présent de la domination coloniale réside justement dans le contraste saisissant entre la beauté et la gloire d’hier, et la misère humiliante d’un présent asservi. C’est le silence qui est éloquent. En ce sens, la critique du présent colonial par Racim est sans appel. Pouillon reprend et complète le diagnostic du passéisme en le reformulant, mais laisse subsister le problème. Il renvoie justement l’imaginaire de l’artiste à son milieu, à sa formation, à sa trajectoire, et surtout au statut de sa production dans la sphère esthétique en regard de la production coloniale et de la situation coloniale, mais laisse à son tour en filigrane l’historicité du répertoire d’expressivité qui sous-tend le geste et la singularité de l’œuvre. Il est vrai que Racim, tourné exclusivement vers le passé, peut apparaître comme l’archétype du passéisme. En fait, il est d’abord de son temps, contemporain de Khaled, comme Khadda l’est de Ben Mhidi. Mais il l’est comme hapax, en tant que créateur, sans véritable postérité. Catalyseur et passeur, non pour son style et son genre, mais pour son geste. Boursier du gouvernement général, il n’est pourtant à la remorque de personne et le clone de personne. Il suit une exigence et une expérience intimes, que la commande de Dinet ne fait que révéler à elles-mêmes. Khadda a peut-être d’autant mieux réinventé la calligraphie que Racim a réinventé la miniature. Baya aussi est de son temps et hors du temps, sans consacrer une seule toile à la famine de 1944, ou aux massacres du 8 mai 1945, mais elle fait surgir de la terre, comme Racim de la ville, une esthétique authentique, elle aussi sans véritable postérité, et pourtant féconde. En inventant une forme pour idéaliser le passé, le fils de la Casbah a contribué à libérer le geste de peindre le présent pour affronter et construire l’avenir.

[45] Quitte à se protéger du voyeurisme européen par une large tenture. La terrasse est certes un des sujets de prédilection du regard « exotique ». Mais si le topos littéraire et le chromo orientaliste sont autant d’artefacts, au demeurant utiles, la vision qu’en donne Racim est quant à elle nourrie d’une pratique vécue de l’intérieur, à propos d’un lieu de sociabilité qui reste pour les siens à la fois naturel et actuel.

[46] Mostefa Lacheraf en rendra compte bien plus tard, avec beaucoup de justesse, à propos de sa tante maternelle, de veille souche casbadji, contemporaine de Racim, sa propre expérience de ce type de rapport au passé suivant d’une génération celle du miniaturiste ; voir Des noms et des lieux. Mémoires d’une Algérie oubliée. Alger : Casbah Éditions, 1998.

[47] Photographies de famille, et pas seulement celle du patriarche, ou du groupe des mâles, mais avec femmes et enfants, de la mère elle-même, du fils conscrit. Photographies de groupes non familiaux, école, amis au café, équipe sportive, formation musicale, groupe scout, etc. S’il est impossible de donner de ce processus complexe la moindre expression statistique fiable, il est possible en revanche de progresser à partir d’un faisceau d’indices toujours plus dense.

[48A fortiori l’achat et l’usage d’une caméra. L’une de ces très rares exceptions concerne Hamza Boubekeur, futur recteur de la mosquée de Paris, qui pratique le film de famille dans les années 1950 (documentaire Arte, 2006).

[49] Ainsi Boualam Farès, à la fin des années 1920 ou au début des années 1930, est-il déjà possesseur d’un appareil photographique, qu’il utilise pour ses reportages de journaliste, grâce auxquels il paie ses études de droit et de notaire. Je dois cette précieuse information à l’amitié de Nabila Oulebsir.

[50] On connaît au moins un cas bien antérieur, celui d’un émigré kabyle ayant pérégriné dans toute l’Europe.

[51] On en connaît au moins un exerçant depuis 1945-1946 sur la place du Gouvernement à Alger.

[52] Je renvoie ici à la thèse en cours de Lidye Haine-Dalmais.

[53] L’apprentissage ultérieur dans le cadre politique de la guerre d’indépendance est certain, au temps du Front de libération national (FLN) et de l’Armée de libération nationale (ALN), entre maquis, armée des frontières et Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Sur tous ces points, on en saura beaucoup plus bientôt avec la thèse de Marie Chominot.

[54] On attendra deux générations de plus pour que se constitue, bien après l’indépendance, un marché de l’art photographique propice à l’éclosion de nouveaux talents, à propos duquel il faudrait faire la part du rôle des photographes de presse, des artistes de diverses disciplines, de l’engouement récent pour les anciennes cartes postales, autres témoins problématiques d’un rapport renouvelé au passé soixante-dix ans après Racim, trente ans après Khadda et Benanteur. Ce marché il est vrai est très tardivement initié et pleinement constitué aux États-Unis d à partir des années 1950-1960, puis en Europe depuis les années 1970-1980.

[55] À l’inverse de Racim, elle met en scène non plus la beauté stylisée de la ville ottomane mais la misère et l’humiliation du fellah, au temps de la colonisation, et l’héroïsme de tout un peuple luttant pour son indépendance. Elle accompagne la révolution triomphante, et soutient l’option développementaliste et socialiste de l’État indépendant, avant de revenir aux problèmes du quotidien, avec le cinéma jdid (« nouveau ») sans oublier l’humour cathartique de Rouiched (Hassan Terro), ou de Hadj Abderrahmane (l’inspecteur Tahar). Il faudrait reprendre sous cet angle le problème des rapports entre les sphères littéraires et artistiques à la lumière de la créativité des années 1940 et 1950, les romanciers (Feraoun, Kateb, Dib, Mammeri, Houhou) et poètes (Laîd et Amrouche dès 1936) précédant les peintres (Issiakhem, Khadda, Benanteur, devancés par Baya) dans l’accès au standard mondial de la créativité. On lira avec profit le hors-série de la revue Europe consacré fin 2003 à Mohamed Dib, piloté par Najet Khadda.


Citer cet article :
Omar Carlier, «  L’émergence de la culture moderne de l’image dans l’Algérie musulmane contemporaine (1880-1980)  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=250