ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


SEFERDJELI Ryme

Université d’Ottawa (Canada)

Les femmes dans l’Armée de libération nationale : le mariage et/ou l’action ?

Session thématique « Résistances anticoloniales et nationalisme : 1954-1962 »

Mercredi 21 juin 2006 - Après-midi - 14h00-16h00 - Amphithéâtre

La question des mariages des femmes dans l’Armée de libération nationale (ALN) n’a reçu que très peu d’attention dans l’historiographie sur les femmes dans l’ALN, et demeure un champ de recherche encore peu exploré. Et pourtant, l’étude des mariages des femmes dans l’ALN et des circonstances dans lesquelles certaines d’entre elles furent amenées à se marier revêt une importance certaine, puisque le mariage fut un aspect déterminant de leur présence au maquis. Mais surtout, elle permet de saisir avec plus de précision la réponse du Front de libération national (FLN) face à la présence des femmes dans l’ALN.

À travers l’étude des mariages pour les femmes de l’ALN, c’est également la vision et l’importance de ce que l’institution du mariage représentait pour le FLN qu’il est permis de comprendre. Enfin, l’étude de cette question fait ressortir avec plus de précisions la très grande diversité - et donc complexité - de l’histoire des femmes dans l’ALN, selon les différentes wilayates.

Les sources écrites sur le sujet sont peu nombreuses et partielles. Des entretiens avec des anciens officiers de l’ALN ont donc pu être croisés avec les quelques sources écrites disponibles sur le sujet.

Des femmes dans l’Armée de libération nationale

Bien que des femmes vivent au maquis à partir de 1956 et que certaines ont même été directement sollicitées pour prendre le maquis[1], leur présence n’est pas toujours acceptée et l’ALN tente d’imposer au maquis une stricte ségrégation des sexes. En effet, même si les contacts entre les hommes et les femmes au maquis et lors des déplacements sont inévitables et voire même réguliers selon les différents cas, les femmes sont, dans la mesure du possible, isolées des djounouds. Dans la wilaya 2, elles vivent dans les infirmeries, et ne sont alors en contact qu’avec le corps médical et les blessés[2]. Dans la wilaya 1 ou même en wilaya 4, les femmes sont éloignées des unités de l’ALN, et placées dans des familles dans les villages avoisinants[3]. Dans la wilaya 3, selon un officier, en zone 3, les « seules filles qui étaient dans la zone furent celles qui étaient recherchées, mais elles vivaient au village [...] jamais une femme n’a couché au maquis [donc en zone 3] », d’autres « traversaient juste le village ou leurs casemates avec les autres djounouds, elles venaient beaucoup plus d’Akfadou (poste de commandement d’Amirouche) »[4]. Par ailleurs, de par les tâches qui leurs sont assignées - elles sont, sauf exceptions, infirmières, cuisinières, blanchisseuses, assistantes sociales et éducatrices auprès des populations féminines rurales[5] -, les femmes au maquis se retrouvent pour la plupart cantonnées dans un monde féminin, ce qui aboutit à un véritable renforcement de la ségrégation des sexes qui existe alors dans la société traditionnelle algérienne. Enfin, à partir de 1958, la quasi-totalité des maquisardes, à l’exception de celles en wilaya 2, et de quelques-unes en wilaya 4 et 5 sont retirées du maquis et acheminées soit vers la Tunisie ou vers le Maroc[6].

Or, si l’ALN interdit la promiscuité et limite la mixité, avec l’arrivée des femmes au maquis, on assiste à un développement particulièrement singulier : l’ALN autorise le mariage entre maquisards et maquisardes et de nombreux cas sont célébrés pendant la guerre.

Dès le début de la guerre, la question du mariage pour les combattants se pose pour le FLN. Au début de la guerre, le FLN interdit le mariage pour ses combattants, mais afin d’améliorer le moral des djounoud, cette interdiction est levée par le congrès de la Soummam[7]. Si le mariage au sein de l’ALN reste permis, il ne l’est que sous certaines conditions et demeure toujours soumis « à une autorisation préalable du comité de zone pour tous les hommes de troupe et caporaux, du comité de wilaya pour les sergents, des sergents-chefs adjoints et sous-officiers, officiers »[8]. En cas de non-respect du règlement interne, les sanctions sont sévères dans certains cas, puisque selon une note de l’ALN, « le maquisard marié sans autorisation de l’ALN et à l’insu des populations » risque l’exécution[9].

Jusqu’à l’arrivée et, par conséquent, la présence des femmes au maquis, l’interdiction et/ou l’autorisation du mariage ne concerne que les hommes puisque les femmes sont alors quasiment absentes des maquis - à l’exception des femmes des villages avoisinants qui apportent leur aide et soutien à l’ALN, mais qui ne font pas partie de l’ALN. Mais, sur la question des mariages, les femmes dans l’ALN semblent être soumises, a priori, aux mêmes conditions que les hommes : elles ont droit, ou pas, au mariage au même titre que les hommes, et toute demande reste soumise à une autorisation préalable de l’ALN. S’il est difficile d’avoir une estimation du nombre de maquisardes qui se sont mariées au maquis, les travaux et témoignages qui mentionnent les mariages parlent généralement de nombreux cas. Mohammed Teguia, par exemple, précise que dans la wilaya 4 quelques maquisardes se sont mariées avec des officiers de l’ALN[10]. Selon Djamila Amrane - qui par ailleurs elle-même se marie au maquis - sept des vingt-neuf maquisardes sur lesquelles son enquête s’est portée se sont mariées au maquis[11].

Le mariage et/ou la Tunisie ?

Si le mariage est permis pour les hommes et les femmes, selon Yves Courrière, parlant de la wilaya 3, c’est justement l’autorisation du mariage entre maquisards et maquisardes, et en conséquence les mariages qui s’ensuivent qui ont poussé le colonel Amirouche à renvoyer les femmes de sa wilaya :

En revenant de Tunis le chef kabyle avait été furieux d’apprendre que Danièle Minne s’était mariée avec un jeune dentiste, Si Ali Amrane. [...] il estimait que le problème posé par la continence sexuelle imposée aux combattants par l’état-major de la Révolution était déjà suffisamment difficile à régler sans le compliquer de tentations et de jalousies ! Les djounoud n’avaient pas manqué de remarquer que c’étaient les « intellectuels » qui trouvaient des femmes [...]. « Les infirmières, les jolies filles sont pour les chefs, avaient dit les djounoud, et nous, si on couche avec une femme dans un village, on est fusillé » [...]. Lorsque le docteur Lalliam demanda à Amirouche l’autorisation de se marier avec le docteur Nefissa Hamoud, le chef kabyle jugea que la coupe était pleine. À la réunion de wilaya du 22 octobre il décida que les femmes devaient partir pour la Tunisie, y compris et surtout la doctoresse.[12]

Dans le contexte du maquis, il est peu surprenant que des responsables aient perçu la question comme pouvant poser toutes sortes de problèmes. En effet, même s’il est difficile d’avoir une estimation exacte du nombre de femmes dans l’ALN, la proportion de femmes par rapport aux hommes au maquis fut très faible[13]. Par ailleurs, on sait que l’ALN imposa à ses combattants une discipline rigoureuse. D’ailleurs, selon Gilbert Meynier, « une stricte moralité est prescrite dans le mariage », et en règle générale, les femmes des djounoud et moudjahidin ne vivent pas avec leur mari[14]. Le témoignage de Houria, une ancienne moudjahida, recueilli par Chérifa Bouatta, permet toutefois une certaine reconsidération sur le sujet. En effet, selon Houria, dès son arrivée au maquis, le responsable de l’unité lui aurait, au contraire, demandé de se marier avec un djoundi :

Quelque temps après être monté au djebel, le responsable a suggéré que j’épouse un djoundi qui s’appelait Ali. J’ai refusé, j’étais trop jeune[15]. Mais ils m’ont convaincu. Ils m’ont également dit : « Tu ferais mieux de te marier sinon tu seras peut-être envoyée en Tunisie. » Elle ajoute : « À cette époque, beaucoup de femmes moudjahidate furent envoyées en Tunisie et certaines d’entre elles sont mortes à la frontière. » Houria continue : « Je leur ai dit : Qu’est-ce que mes parents et ma famille vont dire ? ». Le responsable a répondu : « Ici, nous sommes l’autorité, nous nous chargerons de ta famille. » Quelque temps plus tard, j’ai reçu l’approbation de mon frère. Je me suis mariée à Ali. Nous avons vécu ensemble pendant trois mois et nous étions mariés pendant un an ; la plupart du temps, nous n’étions pas ensemble. Mon mari est mort en 1959, lors d’un accrochage avec les Français. Je n’étais pas avec lui. J’ai eu une fille de ce mariage.[16]

Or après la mort de son mari, Houria reste au maquis et se marie une seconde fois : « Les responsables m’ont dit : “Tu dois te marier.” Ils m’ont mariée à un militant qui était en ville[17]. » L’expérience de Houria au maquis n’est pas, semblerait-il, unique ou exceptionnelle. Nadra Kettaf, une ancienne moudjahida de la wilaya 5, se souvient aussi que dix jours seulement après son arrivée au maquis, un responsable lui aurait dit : « Qu’est-ce que tu diras si on te demandais de te marier ? »[18] Le témoignage d’un ancien officier de l’ALN dans la wilaya 4 vient rejoindre ceux de Houria et de Nadra Kettaf, puisque d’après lui les responsables auraient suggéré aux jeunes filles de se marier, et certaines l’ont effectivement fait. De plus, le mariage avec les maquisardes aurait été également proposé aux maquisards qui quittaient le maquis : « Ceux qui quittaient le maquis, on leur avait même proposé s’ils ne voulaient pas épouser des filles, puis quitter le maquis avec leurs épouses[19]. » Par ailleurs, dans ses mémoires, Mansour Rahal en wilaya 1 mentionne l’arrivée en mars 1958 de deux jeunes filles. À leur arrivée, « [...] elles avaient été rapidement orientées vers le PC de la Zone 2, et devaient y séjourner plus d’un mois, en attendant qu’une décision fût prise les concernant »[20]. Et en mai 1958, elles faisaient partie d’un groupe qui partait pour la Tunisie[21]. À leur arrivée, les responsables donnèrent aux jeunes filles la possibilité de rester au maquis, mais seulement à la condition qu’elles se marient. Toutes les deux choisirent l’acheminement vers la Tunisie[22]. Au cours de la réunion du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) du 17 août 1959, Ali Kafi dit par ailleurs - mais sans donner plus de précisions - en se référant au « problème » de la femme au sein de l’ALN que « c’est un problème auquel nous n’avons trouvé de solutions que par le mariage »[23].

Si on a demandé aux jeunes filles de l’ALN de se marier en wilayates 1, 4 et 5, il convient néanmoins de préciser que ce ne fut pas le cas dans toutes les wilayates. En effet, d’après le témoignage de Djamila Amrane en wilaya 3, on ne lui aurait pas demandé de se marier, son mariage fut une union voulue et autorisée par la wilaya[24]. Mais surtout, toutes les maquisardes ne se sont pas mariées au maquis. À travers toute l’ALN, selon les différentes wilayates mais aussi selon la période envisagée, les femmes vivent donc des expériences très différentes les unes des autres. Il faut voir que l’interdiction et/ou l’autorisation du mariage, que cela soit pour les hommes ou pour les femmes, dans l’ALN ne fut pas traitée de la même façon selon les différentes wilayate. En effet, si le mariage est autorisé depuis le congrès de la Soummam, l’application de cette décision fut probablement flexible, selon les circonstances, et laissée au pouvoir discrétionnaire du commandement de chaque wilaya. Selon Lamine Khène, la décision d’autoriser ou d’interdire les mariages dans la wilaya 2 aurait été discutée au sein du poste de commandement de la wilaya, et la wilaya aurait, tout au moins jusqu’en 1958-1959, décidé d’interdire les mariages : « Au début la question s’était posée, et on a dit non. Cela aurait été un problème[25]. » En revanche, en wilaya 4, le mariage pour les djounoud et moudjahidin est au début de la guerre permis, voire recommandé[26], mais il est, selon Mohammed Teguia, interdit en 1959, et cela après la décision de renvoyer les femmes du maquis[27]. Cette décision est par la suite discutée de nouveau dans la wilaya, mais l’interdiction du mariage reste maintenue[28]. L’historien Sadek Sellam confirme que les mariages en wilaya 4 auraient été en effet interdits, mais ils auraient été, selon ses recherches, permis de nouveau en 1960[29]. Des notes émanant des wilayate 5, 3 et 2 indiquent que pendant cette même période, donc en 1958 et en 1960, le mariage est alors permis[30].

Un contrôle de la sexualité des femmes

Quoiqu’il en soit, au-delà de la diversité, une certaine constante s’impose tout de même. En premier lieu, ces quelques témoignages ne font que confirmer les conclusions respectives de Mohammed Harbi et de Gilbert Meynier sur la question puisqu’en se donnant « le droit d’autoriser, ou non, le mariage », l’ALN se substitue à l’autorité du père[31]. De plus, que l’ALN ait autorisé et/ou encouragé, ou pas, les mariages entre maquisards et maquisardes, la question ne semble pas avoir profondément perturbé la vie quotidienne des combattants au maquis, notamment la ségrégation des sexes et la discipline que l’ALN impose à ses combattants. En effet, même lorsque les maquisardes se marient au maquis, la plupart du temps, elles ne vivent pas avec leur mari. Le témoignage de Houria démontre bien que même mariée, la plupart du temps - donc neuf mois sur douze -, elle ne vivait pas avec son mari[32]. Mariées ou pas, les femmes dans l’ALN ne vivent donc pas avec les hommes. Or, le mariage a des incidences certaines sur les maquisardes puisque les quelques témoignages mentionnés plus haut précisent que, en tout cas dans certaines wilayate, la présence des femmes au maquis reste tributaire de leur statut marital. Si elles se marient, elles peuvent rester au maquis, sinon, les consignes sont claires, elles doivent quitter le maquis.

La décision de suggérer aux jeunes filles de se marier permet de poser l’hypothèse que, tout compte fait, si la présence de la femme au maquis n’est pas toujours acceptée, c’est surtout celle de la jeune fille qui semble poser problème. Dans L’An V de la révolution algérienne, Frantz Fanon ne manque pas de souligner, en parlant notamment de la jeune fille pubère dans la société algérienne, l’« appréciation restreinte du statut de la femme disponible exclusivement pour le mariage et la maternité »[33]. D’après Fanon, le mariage précoce des filles avant le déclenchement de la guerre en Algérie reflète un « souci de ne pas avoir une nouvelle femme sans statut, une femme-enfant dans la maison [...]. Pour une famille, avoir une fille pubère dans la maison est un problème extrêmement difficile »[34]. Sur ce point précis, l’analyse de Fanon est véritablement pertinente et s’applique aux femmes dans l’ALN. En effet, la jeune fille maquisarde a un statut de femme disponible pour le mariage. À ce sujet, rappelons que les femmes qui arrivent au maquis sont jeunes et la plupart ne sont pas mariées. D’après le travail de Djamila Amrane, la moitié des maquisardes a moins de vingt ans, et les trois quarts moins de vingt-cinq ans. Parmi les vingt-neuf maquisardes qu’elle a interviewées, vingt-quatre étaient célibataires lorsqu’elles ont rejoint le maquis, quatre seulement étaient mariées et une était divorcée[35]. Or, si la femme peut être patriote, elle se doit néanmoins d’être dotée d’un tuteur légal. En effet, selon Mahmoud, lieutenant dans la wilaya 4, les femmes au maquis pouvaient rester lorsqu’elles étaient mariées, puisque « prises en charge par leur mari »[36]. À travers le souci de marier les jeunes filles au maquis, l’ALN se fait donc véritablement garante des valeurs traditionnelles d’une société algérienne conservatrice. Ceci est d’autant plus vrai que la question ne se limite pas au maquis, puisque même en Tunisie, le FLN se préoccupe de voir les maquisardes mariées. Un rapport du FLN sur les jeunes filles de l’ALN en Tunisie note, entre autres : « Sur le plan moral, malgré de grandes difficultés une amélioration a été notée. C’est ainsi que plus de la moitié d’entre elles [jeunes filles de l’ALN] ont pu faire un mariage honorable[37]. » Ce passage est intéressant, notamment dans l’emploi de l’adjectif « honorable » après « mariage », car il révèle le souci du FLN d’assurer aux maquisardes la respectabilité dont le passage obligé pour la femme, selon les normes traditionnelles de la société algérienne, reste le mariage. Le mariage aurait-il été pour le FLN un moyen de faciliter après le maquis la réinsertion des moudjahidate dans une société encore très conservatrice ? C’est une hypothèse qu’il ne faut pas écarter, car pendant la guerre, la présence de jeunes filles au sein de l’ALN choque, et cette rupture radicale avec les traditions n’est pas toujours acceptée.

Mais plus que tout, le souci du FLN de marier les jeunes filles de l’ALN reflète un souci de contrôle absolu sur la sexualité des jeunes filles moudjahidate. Un document sur la tâche des cadis en wilaya 1 et qui traite, entre autres, des problèmes posés par la guerre permet de saisir très précisément l’accent placé par le FLN sur la façon dont l’institution du mariage peut contrôler la sexualité des femmes. Pour la femme - donc la femme en général -, le mariage permet de « [...] mettre un terme à la débauche qui tend à se généraliser »[38]. Selon le même document :

[...] le majlis a décidé qu’il fallait faire tous les efforts et employer les moyens honnêtes pour marier les jeunes filles qui étaient encore sans époux, et particulièrement celles qui redoutaient le mariage ou celles qui se livraient à la débauche.[39]

À travers le mariage, c’est également un contrôle de la sexualité des hommes qui s’impose. En effet, selon le même document, pour l’homme, le mariage est perçu comme une solution qui met un terme à l’adultère. Par ailleurs, lors de la séance du GPRA du 27 août 1959, au cours de laquelle les dirigeants du FLN vont discuter, entre autres, de l’homosexualité des combattants, le mariage est proposé comme un « remède efficace [...]. La solution : [...] accorder la liberté sexuelle ou autoriser le mariage »[40]. De plus, les dirigeants vont préciser : « Il y a aujourd’hui un excédent de femmes qui peut être résorbé par une politique de mariage. » [41] Le paradoxe c’est que tout au long de la guerre, la construction mythique des relations hommes-femmes au maquis dans le discours du FLN repose essentiellement sur l’image de la jeune fille moudjahida célibataire et asexuée, et sur l’acceptation dans l’ALN du statut de célibataire des jeunes moudjahidate, une véritable rupture avec les traditions. Le passage qui probablement illustre le mieux cette construction se trouve dans la pièce Les enfants de la Casbah publiée en 1960 dans El Moudjahid, et dans laquelle une jeune femme algérienne s’adresse à une jeune fidaia pour lui dire : « Je suis pleine de regrets d’être mariée et ne me commande pas. J’ai honte de ne pouvoir faire comme toi. Et je suis fière de toi et de tes semblables... » [42]

Quelques nuances

Mais il convient toutefois d’apporter quelques nuances à la question. Tout d’abord, même si l’ALN encourage fortement le mariage, il ne semble pas avoir été imposé. Certes, certaines sources indiquent des mariages forcés. Gilbert Meynier mentionne le cas d’un mariage imposé en wilaya 3, et Mohammed Teguia écrit que le mariage en wilaya 4 se solda « par un résultat déplorable pour les femmes »[43]. Dans le cas de Houria, il est indéniable que le mariage lui fut pratiquement imposé, en tout cas la seconde fois. Mais compte tenu du peu de sources disponibles, il est difficile de présenter des conclusions définitives et il semblerait que les cas de mariages forcés ne furent pendant la guerre que des exceptions, et qu’il y eut même de nombreuses « unions d’inclination »[44]. En wilaya 5, Nadra Kettaf refusa de se marier. De même, en wilaya 1, le mariage ne fut pas imposé aux deux jeunes filles mentionnées plus haut.

Il faut voir que ceci s’inscrit notamment dans l’esprit des modifications que le FLN apporte au statut personnel et qui touchent notamment les conditions pour la formation du mariage. Les modifications que le FLN apporte, selon des notes qui datent de 1958 et 1959, exigent en particulier le consentement de la femme pour la formation du mariage[45]. Sur cette question, le FLN impose des mesures véritablement progressistes - un développement que les autorités françaises ne manquent pas de souligner à plusieurs reprises. Une note émanant de la wilaya  3 et que l’on retrouve également en wilaya 5, en plus d’exiger le consentement de la femme pour le mariage, fixe l’âge minimum pour le mariage à seize ans pour la femme, précise que la différence d’âge entre les conjoints ne doit pas dépasser quinze ans, et enfin le FLN limite le pouvoir discrétionnaire du mari en matière de répudiation[46]. Même s’il est difficile de juger l’étendue de l’application de ces mesures sur le plan pratique, il convient de noter que lorsque les deux jeunes filles de la wilaya 1 refusent le mariage, et par conséquent l’action, leur décision laisse suggérer que, même au sein d’un conservatisme rigoureux, un changement de mentalités s’opère.

Ces quelques observations sur les femmes dans l’ALN à travers la question des mariages permettent deux conclusions certaines. En premier lieu, l’étude des mariages permet de déterminer avec plus de précisions l’attitude de l’ALN face à la présence des femmes au maquis. Mais si cette question est déterminante pour certaines femmes au maquis, le mariage ne fut qu’un aspect de l’expérience des femmes dans l’ALN et d’autres facteurs tout aussi importants nécessitent d’être pris en compte. Enfin, ces quelques observations font également ressortir la diversité de l’expérience des femmes au maquis et de l’attitude de l’ALN face à l’engagement des femmes pendant la guerre et qui, tout compte fait, reflète les particularités des différentes wilayates. En ce sens, elles permettent de poser la nécessité d’une approche locale pour une étude de l’histoire des femmes dans l’ALN, approche qui pourrait se juxtaposer à la division tripartite - moudjahidate, fidayate et moussebilate - déjà établie. Sur certaines questions en tout cas, une généralisation de l’histoire des femmes dans l’ALN risquerait de mener à des conclusions erronées.


[1] Il s’agit surtout des infirmières. Amrane Djamila, Les femmes algériennes dans la guerre. Paris : Plon, 1991, p. 239.

[2] Entretien de l’auteure avec Lamine Khène, Alger, 9 juillet 2005.

[3] Entretien de l’auteure avec Mahmoud (nom de maquis), Alger, 8 juillet 2005. Entretien de l’auteure avec Mansour Rahal, Alger, 10 juillet 2005.

[4] Communication personnelle, Mohammed Arezki B., 28 septembre 2005.

[5] A. Djamila, « La femme algérienne et la guerre de libération nationale ». In Combattantes de la lutte armée. Les femmes aussi écriront l’histoire. Alger : El Djazairiya, 1982, p. 11.

[6] A. Djamila, Les femmes algériennes dans la guerre, op. cit., p. 251.

[7] Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN 1954-1962. Paris : Fayard, 2002, p. 193.

[8] Directives sur le mariage en wilâya 3, 1er juillet 1960, Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, Le FLN. Documents et histoire, 1954-1962. Paris : Fayard, 2004, p. 616.

[9Ibid.

[10] Teguia Mohammed, L’Armée de libération nationale en wilaya IV. Alger : Casbah Éditions, 2002, p. 126.

[11] A. Djamila, Les femmes algériennes dans la guerre, op. cit., p. 245.

[12] Yves Courrière, La guerre d’Algérie. L’heure des colonels. Paris : Fayard, 1970, p. 121.

[13] On n’a pas une estimation exacte du nombre de moudjahidate pendant la guerre. Selon Djamila Amrane, il y aurait eu 1,755 femmes dans l’ALN. A. Djamila, Les femmes algériennes dans la guerre, op. cit., p. 219-232. Depuis la publication du livre d’Amrane, le ministère des Moudjahidin a publié de nouvelles statistiques. Les derniers chiffres officiels algériens font état de 2,676 femmes dans l’ALN, mais ce sont des chiffres peu fiables. Pour une discussion sur la question voir Ryme Seferdjeli, « Fight with us, women, and we will emancipate you » : France, the FLN, and the struggle over women during the Algerian war. PhD, London School of Economics, University of London, 2005.

[14] G. Meynier, Histoire intérieure du FLN..., op. cit., p. 228.

[15] Houria avait dix-sept ans.

[16] Chérifa Bouatta, « Feminine militancy : moudjahidates during and after the algerian war ». In Valentine M. Moghadam (éd.), Gender and National Identity. Women and Politics in Muslim Societies. Londres : Zed Books - Oxford University Press, 1994, p. 26.

[17Ibid., p. 27.

[18] Témoignage recueilli par Malika El Korso, « Madame Kettaf Nadra “J’aurais voulu naître homme” », Malika El Korso (dir.), Actes de la 1re table ronde du 17 juin 2002 en hommage à Baya Hocine. Femmes au combat. Alger : Centre national d’études et de recherche sur le Mouvement national et la Révolution de novembre 1954, ministère des Moudjahidine, p. 94.

[19] Entretien de l’auteure avec Mahmoud (nom de maquis), Alger, 8 juillet 2005.

[20] Mansour Rahal, Les maquisards. Pages du maquis des Aurès durant la Guerre de libération. Alger : Entreprise de Presse Ech Chourouk, 2000, p. 116.

[21Ibid., p. 120.

[22] Entretien de l’auteure avec Mansour Rahal, Alger, 10 juillet 2005.

[23] Archives nationales, Alger. Archives du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), séance du 17 août 1955.

[24] Entretien de l’auteure avec Djamila Amrane, Paris, 30 juillet 2005.

[25] Entretien de l’auteure avec Lamine Khène, Alger, 9 juillet 2005.

[26] Communication personnelle, Sadek Sellam, 27 juillet 2005.

[27] Mohammed Teguia, L’Armée de libération nationale en wilaya IV, op. cit., p. 86.

[28Ibid., p. 136.

[29] Communication personnelle, Sadek Sellam, 27 juillet 2005.

[30] Directives de la wilâya 2, mintaqa 2 sur les « questions féminines » et le mariage, 15 décembre 1958 et directives sur le mariage en wilâya 3 du 1er juillet 1960, M. Harbi et G. Meynier, Le FLN. Documents et histoire..., op. cit., p. 615. Note sur « Le FLN et le mariage des combattants rebelles », 18 août 1958, Centre des archives d’Outre-mer (CAOM), 81F 1222. Lettre du Délégué général du gouvernement au Premier Ministre sur « Le FLN et le statut personnel », 13 août 1959, CAOM, 81F 1221.

[31] M. Harbi, « Femmes dans la Révolution ». Les révoltes logiques. 1980, n° 11, p. 80. G. Meynier, Histoire intérieure du FLN..., op. cit., p. 227.

[32] Voir également le témoignage de Yamina Cherrad dans Danièle Djamila Amrane-Minne, Des femmes dans la guerre d’Algérie. Entretiens. Paris : Karthala, 1994, p. 61.

[33] Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne. Paris : La Découverte, 2001 (réédition), p. 92.

[34Ibid., p. 91.

[35] D. Amrane, Les femmes algériennes dans la guerre, op. cit., p. 233.

[36] Entretien de l’auteure avec Mahmoud (nom de maquis), Alger, 8 juillet 2005.

[37] Rapport d’activités sociales - Tunisie/Maroc. Période de décembre 1958 à novembre 1959, Archives nationales, Alger, archives du Conseil national de la révolution algérienne, microfiche 12.

[38] La tâche des cadis en wilâya 1, 10 octobre 1960, M. Harbi et G. Meynier, Le FLN. Documents et histoire..., op. cit., p. 630.

[39Ibid.

[40] De la vie sexuelle du combattant, Archives nationales, Alger, Archives du GPRA, séance du 27 août 1959, microfiche 12.

[41Ibid.

[42Les enfants de la Casbah, El Moudjahid, 5 août 1960, vol. 3, n° 68, p. 186.

[43] G. Meynier, Histoire intérieure du FLN..., op. cit., p. 228. M. Teguia, L’Armée de libération en wilaya IV, op. cit., p. 86. Voir également la préface de Mohammed Harbi dans Monique Gadant, Le nationalisme algérien et les femmes. Paris : L’Harmattan, 1995, p. 6.

[44] G. Meynier, Histoire intérieure du FLN..., op. cit., p. 235.

[45] Directives de la wilâya 2, mintaqa 2 sur les « questions féminines » et le mariage, 15 décembre 1958, M. Harbi et G. Meynier, Le FLN. Documents et histoire..., op. cit., p. 615. Note sur le FLN et le mariage des combattants rebelles, 18 août 1958, CAOM, 81F 1222. Lettre du Délégué général du gouvernement au Premier Ministre sur le FLN et le statut personnel, 13 août 1959, CAOM, 81F 1221.

[46] Lettre du Délégué général du gouvernement au Premier Ministre sur le FLN et le statut personnel, 13 août 1959, CAOM, 81F 1221.


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Ryme Seferdjeli, «  Les femmes dans l’Armée de libération nationale : le mariage et/ou l’action ?  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=261