ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


MEYNIER Gilbert

Université Nancy 2

Pourquoi le 1er novembre 1954 ?

Session thématique « Résistances anticoloniales et nationalisme : l’avant 1954 »

Mercredi 21 juin 2006 - Matin - 9h-11h - Amphithéâtre

Le déclenchement de la lutte armée en Algérie le 1er novembre 1954 ne retentit pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. En dépit des assertions officielles françaises qui affectèrent publiquement, sur le registre du fait divers, d’imputer l’événement à une organisation de malfaiteurs ; et/ou, dans le contexte de guerre froide, intriqué avec la méfiance à l’égard des suites politiques de la révolution égyptienne du 23 juillet 1952, elles dénoncèrent la main du Caire, représentée comme n’agissant que sur les directives de Moscou. Déjà, pourtant, en novembre 1954, nombre d’observateurs lucides, en France et ailleurs, percevaient bien ce qui était en cause et ce qui se produisait. Aujourd’hui, après des décennies de recherche historique de multiples auteurs, l’historien se pense autorisé à livrer les résultats de son travail.

Cette communication examinera notamment les tentatives de réformes politiques, toujours à l’ordre du jour en raison de leur échec programmé, et dont le blocage indéfini explique l’avènement de la rupture violente. Il évoquera aussi les attentes millénaristes du peuple, et aussi ces cadres algériens ruraux qui, en la préparant, se voyaient comme les chargés d’âme de leur société. Mais l’issue finale de 1954 ne peut être expliquée si l’historien n’aborde pas, aussi, la question de la vie politique des Algériens et les raisons sui generis pour lesquelles un noyau d’activistes finit par en désespérer pour recourir à l’allumage de la mèche. Mais, dans un premier temps, cette communication rappellera que le 1er novembre 1954 n’est guère explicable sans sa référence au contexte colonial et au contentieux algéro-français plus que centenaire consécutif. Le déclenchement de la guerre d’indépendance le 1er novembre 1954 est donc dû à plusieurs séries de facteurs.

La colonisation de l’Algérie par la France depuis la conquête

Cette conquête fut violente. Elle coûta, de 1830 à 1871, au pays le tiers de sa population - soit pas loin d’un million d’humains - si l’on compte, outre les victimes militaires directes, aussi celles de la grande famine de 1868[1]. D’après les recherches d’André Nouschi, la situation précaire des paysans algériens dans la deuxième moitié du xixe siècle, fut aggravée par le remplacement brutal du mode de production communautaire par un capitalisme agraire ayant chassé de leurs terres, au nom de la propriété privée, des centaines de milliers de paysans, dépossédés, et devenus une armée errante de ruraux clochardisés. On ne comprend pas le fond des rancœurs algériennes si l’on n’a pas à l’esprit la détresse économique et sociale de ce peuple. Sur 7 millions d’hectares de terres cultivables, la colonisation s’empara en un siècle de 2,9 millions d’hectares - lesquels étaient, aussi, les terres de meilleure qualité. Au xixe siècle, ces spoliations expliquent, d’une part, les grandes insurrections, d’autre part, les vagues d’émigration (hijra) vers le Cham (Proche-Orient), la terre mythique désirable où le prophète Mohammed était dit avoir voulu finir ses jours.

Le dépérissement culturel engendré par la colonisation

Les biens habûs[2], qui servaient à doter les établissements d’enseignement, furent confisqués par la France. Le niveau d’instruction qui, pour traditionnel qu’il était, n’était nullement méprisable, se dégrada. L’enseignement dans les écoles françaises, chichement dispensé à la masse, n’avait pas scolarisé plus de 5 % des enfants en 1914 ; et guère plus de 10 % en 1954. Le culte musulman fut domestiqué par la puissance coloniale. La loi de décembre 1905 de séparation des cultes et de l’État ne fut pas appliquée en Algérie pour le culte musulman : imâm et muftî furent dès lors des fonctionnaires tenus de dire la parole officielle. Les marabouts - personnages saints locaux - et les dignitaires de confréries du taçawwuf[3] furent manipulés à partir de la grande insurrection confrérique avortée de 1871, et peu ou prou regardés comme des collaborateurs, et corollairement souvent déconsidérés.

La discrimination et le racisme

Une loi de 1881 édicta un code de l’Indigénat, qui légalisait le régime, déjà bien établi, de l’arbitraire, des condamnations, de l’exil forcé et des assignations à résidence sans jugements. Ce régime des lettres de cachet contre lequel avaient combattu les révolutionnaires français de 1789 fut appliqué dans les communes mixtes : les communes mixtes étaient des communes dirigées par un administrateur nommé par le gouverneur général de l’Algérie, et soumises à l’arbitraire le plus total. Elles se distinguaient des communes de plein exercice où existait une population européenne relativement importante, et où la municipalité était, comme en France, élue par les citoyens - c’est-à-dire pratiquement par les seuls Français. Le sénatus-consulte de 1865 avait bien fait des Algériens des « Français », mais des sujets français sans droits politiques. Le colonialisme français, aussi dans le domaine des droits politiques, n’instaura pas ce que ses principes républicains civiques édictaient : la citoyenneté fut séparée de la nationalité. Théoriquement, les sujets algériens pouvaient bien devenir des citoyens français, mais à condition de répudier le « statut personnel musulman » qui les régissait encore théoriquement au privé (mariage, successions, tutelles, etc.). De ce fait, une « naturalisation » était pratiquement vue par la masse comme une apostasie. Un « naturalisé » était ainsi considéré comme un muturnî - en franco-algérien, quelqu’un qui avait tourné sa veste, qui s’était laissé charmer par les sirènes du colonisateur et qui avait répudié l’islam. Le chiffre des « naturalisés » fut donc négligeable.

Pendant la IIIe République, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, six députés et trois sénateurs étaient élus, mais là aussi, par les seuls citoyens français. Sur le plan algérien, une assemblée - les Délégations financières - fut instituée à partir de la fin du xixe siècle ; mais les deux tiers de ses membres étaient des Français, le tiers des Algériens, au surplus divisés à dessein entre « Arabes » et « Kabyles ». Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les élections se firent selon le système des deux collèges : le collège des citoyens français et celui des « indigènes  » Chacun des deux collèges élisait le même nombre de députés et de représentants locaux à l’Assemblée algérienne, nouvelle dénomination des Délégations financières. La démocratie en Algérie coloniale, cela signifiait donc : un égale huit - c’était là le rapport entre la population française et la population algérienne. Et, à partir des élections à l’Assemblée algérienne du printemps 1948, les élections furent systématiquement truquées, les urnes furent bourrées dans le « bon » sens officiel.

Ainsi la quatrième série de facteurs est le corollaire politico-culturel de cet état de fait : se produisit chez les Algériens un repli dans l’inentamé, c’est-à-dire dans les acceptions familières du refuge à soubassements religieux.

Le repli dans l’inentamé

La religion devint - resta - le civisme des Algériens. Mais, pour la frange des humains qui avaient eu accès à l’enseignement français, et qui fut souvent attirée et subjuguée par le message des principes de 1789, cela se fit dans la schizophrénie. À partir de la fin du xixe siècle, une mince cohorte d’« évolués » d’apparence francisée milita pour l’assimilation totale des Algériens à la Cité française. Toutes générations confondues, les indépendantistes algériens s’exprimèrent presque tous dans la langue et dans les canons du colonisateur. Tous les chefs historiques de 1954 du Front de libération national (FLN) étaient des produits de l’école française. Ils revendiquaient leur liberté dans la langue - le français - qui avait formalisé pour eux le principe de la liberté, grands exemples de l’histoire de France à l’appui. Mais, en même temps, ils étaient exclus de citoyenneté et ils se sentaient souvent tenus de sur-prouver leur algérianité aux yeux de la masse par un surcroît d’investissement religieux, par le repli dans la fossilisation culturelle, voire par un surcroît d’exclusion des femmes du débat public.

Ce n’est pas pour rien que le catéchisme anticolonial algérien fut forgé par les ‘ulamâ’[4] dits « réformistes » (muçlihûn), ces membres de la cléricature musulmane citadine traditionnelle, en commerce avec les universités islamiques de Tunisie et d’Égypte, qui se constituèrent en association culturelle-patriotique en 1931. Dès lors, durablement, la norme sacro-culturaliste du nationalisme algérienne fut surplombée par la devise des ‘ulamâ’ : « L’islam est ma religion, l’Algérie est ma patrie, l’arabe est ma langue. » Cette trilogie représentait l’une des faces de ce moi schizophrénique algérien, dont l’autre face se reconnaissait dans la séduction pour le discours de la France républicaine. Mais y adhérer, c’était aussi, face au peuple, avouer être un muturnî. La dénonciation des muturnî était d’autant plus aisée que la France, en Algérie, ne mettait guère en pratique son discours libérateur. Les réactions des Algériens étaient conformes à la remarque de l’historien marocain Abdallah Laroui :

Et c’est là le grand méfait de toute colonisation. Ce n’est pas seulement de stopper l’évolution historique mais d’obliger le colonisé à la refaire en sens inverse.[5]

La naissance de l’idée indépendantiste/nationale

Elle est apparue dans les années 1920 en France dans les rangs de la première génération d’ouvriers algériens - surtout kabyles - de la ghurba, en France, principalement dans les mines du Nord et de Lorraine, à Paris, à Marseille, à Lyon et à Saint-Étienne. Ils se constituèrent en 1926, avec quelques comparses tunisiens et marocains, en Étoile nord-africaine, sous la houlette du Parti communiste français. Ce n’est pas un hasard si, pour la première fois, une identité algérienne trouva quelque consistance chez ces immigrés : il est fréquent dans l’histoire de constater combien l’identité peut s’exprimer dans les marges ou dans l’exil. En témoigne le fort nationalisme des marginaux géographiques, - Cavour était un Piémontais presque frontalier, Garibaldi était... niçois - et du Verdi du fameux « Va pensiero ! » du chœur des Hébreux de Nabucco, qui fut au xixe siècle un extraordinaire manifeste nationaliste, et où l’identité s’exprimait dans et par l’exil.

Mais l’ironie du sort voulut logiquement que le chef qui émergea bientôt fût un des rares « Arabes », Messali Hadj, de Tlemcen : issu d’une confrérie musulmane populaire, il fut porteur de la norme sacro-culturaliste à la musulmane, même s’il fut un temps adhérent du parti communiste. L’Étoile nord-africaine (ENA) quitta d’ailleurs rapidement l’orbite communiste parce que le parti communiste n’entendait la traiter que comme une organisation satellite soumise et que les divergences idéologiques étaient décidément trop fortes. L’ENA fut interdite en 1929, reconstituée sous le nom de Glorieuse Étoile nord-africaine. Elle participa au Rassemblement populaire qui donna lieu au Front populaire. Elle fut pourtant interdite par le gouvernement Blum début 1937. Messali fonda alors le Parti du peuple algérien (PPA). Sentant la déception causée en Algérie par les résultats coloniaux du Front populaire, il décida d’apatrier en Algérie le PPA. Messali fut à plusieurs reprises emprisonné, le PPA fut interdit à la veille de la guerre. À cette date, il était devenu le premier parti algérien. En 1946, pour pouvoir participer aux élections, il se dota d’une couverture légale, qui fut dénommée le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD).

Le dépit de non-possession des élites rurales

Durant la période coloniale, les élites algériennes furent systématiquement mises sur la touche. Dans les campagnes, le maître colonial tenta de substituer à de vieilles familles d’autorité des parvenus fonctionnarisés. De ce fait, on a pu dire que le peuple algérien fut à ce moment un « peuple-classe » : en effet, malgré le maintien précaire d’une grande propriété algérienne, les grands propriétaires terriens furent en grande partie des colons français. La lutte des classes fut donc presque toujours, en même temps, une lutte anticoloniale, contrairement à ce qui a pu exister en d’autres aires du Tiers Monde, comme le Việt Nam par exemple, ou encore, en Inde, au Kerala, où les combats pour l’indépendance purent être, aussi, des combats sociaux à l’intérieur de la société colonisée. Au Kerala, le parti communiste fut durablement implanté. Et, naturellement, au Việt Nam, la lutte nationale revêtit, aussi, l’aspect d’une lutte sociale intravietnamienne.

Jusqu’aux années 1930, marginalement, émergèrent les « évolués », ces Algériens d’apparence francisée issus du système scolaire colonial. Il y eut de fait des enseignants algériens, quelques médecins, pharmaciens, avocats, notaires... algériens. Les élites rurales furent secondarisées, dépossédées du pouvoir sur la société. Rien d’étonnant, donc, que, parmi le groupe des « neuf chefs historiques » du FLN de 1954, il y ait eu huit ruraux, dont un rejeton de la plus grande famille maraboutique kabyle (Hocine Aït Ahmed), un membre déclassé de la vieille aristocratie d’épée (Mohammed Boudiaf), un bourgeois de village (Mostefa Ben Boulaïd), et d’autres membres d’une élite rurale parfois intronisée par les Français, mais dont tels rejetons eurent à cœur de se laver des compromissions coloniales de leur famille. Pour garder ou reconquérir leur pouvoir sur la masse, ces élites se devaient de la conduire en épousant ses ressentiments, ressentiments dont ils étaient eux-mêmes naturellement porteurs. Après la Seconde Guerre mondiale, il y eut les atermoiements des différents partis politiques Et, même, au MTLD, il y eut les hésitations symétriques de la vieille garde messaliste populiste enracinée dans les villes, et les procrastinations de l’élite des capacités que l’on dénomma « les centralistes ». Les élites rurales furent donc le noyau de l’activisme qui décida, selon l’expression consacrée, d’« allumer la mèche » insurrectionnelle le 1er novembre 1954. La lutte pour l’indépendance globale fut, indissociablement, pour elles, lutte pour la (re)conquête d’un pouvoir débarrassé des entraves étrangères.

Les blocages coloniaux

Il y eut, en effet, ce qu’on a parfois appelé les « occasions manquées ». On entend par là les opportunités de réformer le système colonial qui auraient pu le rendre relativement acceptable et permettre, de ce fait, un passage en douceur vers l’indépendance ainsi que cela s’était passé, relativement, en Égypte en 1922, en Inde en 1947, et ainsi que cela se produisit en 1956 dans la Tunisie et le Maroc voisins. À vrai dire, pour qu’il y ait eu occasions manquées, il aurait fallu qu’il y eût occasions tentées. Or, la bénigne loi Jonnart de 1919 ne changea pratiquement rien. La proposition de loi Blum-Viollette de 1936, qui consistait simplement à créer une vingtaine de milliers de citoyens algériens conservant leur statut musulman, n’aboutit pas : le gouvernement Blum, devant les rodomontades coloniales, ne la présenta même pas aux Chambres. En 1943, lorsque le modéré Ferhat Abbas signa le Manifeste du peuple algérien, il lui fut opposé une fin de non-recevoir. Ce manifeste allait peu après, en 1944, donner son nom au front algérien précurseur du FLN, les Amis du manifeste et de la liberté (AML). Et l’ordonnance gaullienne de mars 1944 ne fut jamais qu’une resucée hors de saison du projet Viollette qui fut unanimement rejetée comme dépassée. Le statut de 1947 entérina les deux collèges discriminatoires. Et il ne fut pas même vraiment appliqué, notamment en raison du truquage systématique des élections.

Et même, une fois la guerre déclenchée, lors des tentatives d’Alain Savary, ministre des Affaires tunisienne et marocaine, de conclure avec la délégation extérieure du FLN conduite par Ben Bella, Aït Ahmed, Boudiaf et Khider, un compromis dans le cadre d’une fédération nord-africaine, les militaires français d’Algérie bloquèrent le processus qui devait s’enclencher à la conférence idoine de Tunis, en pratiquant le premier acte connu de piraterie aérienne : le 22 octobre 1956, l’avion qui les conduisait de Rabat à Tunis fut arraisonné, et ses passagers passèrent tout le reste de la guerre en captivité[6]. Savary démissionna du gouvernement socialiste Mollet, lequel intensifia la guerre. Il fallut attendre De Gaulle et l’année 1960 pour que de nouveaux fils d’un contact puissent être renoués. Mais, là comme auparavant, l’indépendance était bien inéluctable. Le résultat, ce fut un choc brutal, sans doute la plus féroce des guerres de décolonisation. Et l’explication qui a parfois été donnée de faire des Européens d’Algérie les responsables principaux des blocages ne résiste pas à l’examen.

Certes ce million de pieds-noirs étaient naturellement porteurs de la discrimination et du racisme du système colonial. Mais il devait bien quelque part exister une entente structurelle entre eux et Paris pour que Paris accepte régulièrement de s’incliner devant les défis qu’ils lançaient à la « métropole ». Ils représentaient volens nolens la France en site colonial, ils étaient l’expression d’un nationalisme français qui se confondit finalement avec le statu quo colonial. Ceci dit, il y eut de rares exceptions : des chrétiens ou des communistes firent leur le combat algérien pour l’indépendance. Mais, globalement, les Européens d’Algérie furent autant les expressions que les otages du système colonial. Il n’exista jamais de nation créole à l’israélienne ou à la sud-africaine. Et il ne se trouva jamais en Algérie de personnalité comparable à un Frederik De Klerk. Et il faut dire que les Nelson Mandela algériens n’émergèrent pas décisivement : comme tous les politiques, ils furent marginalisés par l’appareil militaire. La nuit suivant l’arraisonnement de l’avion de la délégation extérieure du FLN, on fit la fête à l’état-major de la wilaya 2[7] : le kidnapping aérien qui avait enterré la conférence de Tunis était la garantie qu’une solution de compromis n’adviendrait pas et que le mot d’ordre de guerre à outrance permettrait bien aux militaires de s’assurer la direction de ce qu’on appelait alors la « Révolution. » L’intransigeance des uns fut ainsi liée à l’intransigeance des autres ainsi que, pour paraphraser Jacques Berque, le sont les nénuphars par leurs racines.

Les détonateurs précurseurs

Le non-dit de toute la masse algérienne depuis les grandes insurrections tribales et confrériques du xixe siècle fut toujours la reprise des armes pour chasser les envahisseurs. Il y eut notamment la grande insurrection à vecteurs confrériques de 1871, qui se solda par une sévère répression et par la confiscation de près d’un demi-million d’hectares. Le relais de la lutte armée défaite fut pris dans les décennies qui suivirent par des vagues d’émigration au Cham. En 1916-1917, éclata l’insurrection du Sud-Constantinois, protestant contre la conscription obligatoire généralisée pour cause de guerre mondiale. Elle eut déjà des traits modernes en cela qu’elle n’eut de caractère ni tribal ni confrérique avéré, et qu’elle fut déjà dirigée par des élites rurales ; mais elle manquait de l’indispensable fédération politique qui allait être réalisée seulement pendant la guerre de 1954-1962.

Le mouvement des AML, né en 1944, théoriquement front politique, fut en fait rapidement noyauté par le PPA. Ce fut dans une atmosphère d’exaltation, portée par la défaite française de 1940, puis le débarquement américain, porteur d’espoir, avec la Charte de l’Atlantique, de novembre 1942, que se noua le drame qui allait marquer toute une génération : la manifestation de Sétif du 8 mai 1945 qui acclamait l’indépendance et revendiquait la libération de Messali Hadj. Un affrontement meurtrier entre manifestants, forces de l’ordre et Européens s’y produisit. Elle fut suivie d’un mot d’ordre improvisé d’insurrection, sans directives, sans armes, sans direction sérieuse. La tentative insurrectionnelle, qui fit peut-être se lever 45 000 hommes, fut écrasée dans le sang. Il y eut plusieurs milliers de morts. Dès lors, une hantise dans le Constantinois : renouveler la tentative avortée de 1945, mais cette fois en la réussissant. Le général Duval, qui avait dirigé la répression, est crédité d’avoir averti : « Je vous ai donné la paix pour dix ans. » À six mois près, ce n’était pas trop mal calculé : l’insurrection libératrice éclata le 1er novembre 1954.

La crise du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, parti indépendantiste

Le parti était dirigé par le dirigeant charismatique Messali Hadj, objet d’une grande vénération populaire, appuyé sur des partisans dévoués qui se recrutaient principalement dans une vieille garde plébéienne. En 1949, il réussit à se débarrasser de son principal challenger, le docteur Lamine Debbaghine, en le mettant dans la charrette qui emporta le « complot berbériste » [8]. Le discours de Messali était radical, même si les objectifs réels l’étaient moins : Messali aurait pu être le seul leader algérien à pouvoir devenir ce qu’avaient été Zaghloul pour l’Égypte, Nehru pour l’Inde, Bourguiba pour la Tunisie, ou Mohammed V pour le Maroc : l’artisan d’un compromis. Pour Messali, le recours à la voie des armes n’était conçu que comme un épouvantail à agiter devant le pouvoir français pour l’inciter à composer, et en aucun cas comme une fin en soi. C’est la raison pour laquelle il suspecta toujours, et marginalisa l’organisation paramilitaire théoriquement mise sur pied par le MTLD en 1947, l’Organisation spéciale (OS). Il tenait à peu près ses membres pour des activistes sans cervelle. L’OS n’eut à son actif guère autre chose qu’un inconsistant Spielkrieg à la campagne. Elle fut d’ailleurs découverte par la police française en 1950, puis démantelée. Nombre de ses membres furent arrêtés. Ceux qui s’en tirèrent rongèrent leur frein. Pour l’essentiel, les premiers dirigeants de l’Armée de libération nationale de 1954-1962 se recrutèrent parmi d’anciens cadres de l’OS.

Face aux messalistes, émergea progressivement un groupe d’hommes qui se recrutaient dans l’élite des compétences du parti : c’étaient des gens qui avaient fait des études, qui avaient des professions libérales, étaient journalistes, etc. Ils devinrent majoritaires au comité central du parti au congrès de 1953 sous la direction du pharmacien Ben Khedda. S’ensuivit un déchirement entre « messalistes » et « centralistes » à partir de la fin de l’année 1953. Un groupe, le Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA), animé surtout par des centralistes sous la houlette de Boudiaf, tenta bien de réunifier le parti en s’appuyant sur les activistes anciens de l’OS, mais il n’y parvint pas : le parti éclata à l’été 1954, où se tinrent deux congrès concurrents. L’unité du parti avait vécu. Ce furent alors des militants activistes qui, pour surmonter la rage d’autodestruction du parti et sortir du désespoir, organisèrent dans l’été un comité révolutionnaire des six (Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M’hidi, Mohammed Boudiaf, Mourad Didouche et Belkacem Krim) qui s’aboucha avec les membres de la délégation extérieure du parti réfugiés au Caire (Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed et Mohammed Khider) : c’est pourquoi on parle des « neuf chefs historiques » du FLN. La rupture par les armes fut décidée. Boudiaf, qui fit plusieurs fois la navette entre Le Caire et le Maroc, fut le vrai concepteur logistique du déclenchement de l’insurrection. La date de l’« allumage de la mèche » fut fixée au 1er novembre 1954.

L’allumage de la mèche du 1er novembre 1954 sanctionna l’échec d’un réformisme colonial, parfois entrevu, mais jamais advenu. Il n’y eut pas vraiment, contrairement à ce qu’on a pu dire, d’occasions manquées, pour la raison qu’il n’y eut jamais, au fond, d’occasions tentées. Le 1er novembre 1954 consacra l’échec du politique. En 1954, on change de registre. Sur les décombres de réformes dépassées, advint une ère nouvelle de douleur et de sang, répondant aux blocages politiques antérieurs - français bien sûr, mais aussi algériens. Comme le notait Mouloud Feraoun dans son journal le 20 février 1959, « c’est terminé, il n’y a plus rien à réformer »[9] : le FLN réalisa le détachement radical d’avec le système colonial. Ce qu’il allait devenir n’est pas indifférent à l’historien, mais c’est en partie une autre histoire ; en partie, mais pas totalement : c’est que, sous les dehors expressionnistes de l’activisme, surgissaient les cadres sociaux d’une vieille Algérie rurale, laquelle était une vieille société d’allégeances. Désormais les registres personnels allaient, dans la lutte, se hisser au premier plan, et générer la construction d’un appareil de pouvoir inédit.


[1] Ceci dit, d’après les recherches malheureusement inédites de Jacques Budin, les régions les plus touchées par la famine de 1868 furent celles qui n’avaient pratiquement pas été touchées par la colonisation. La période précoloniale, au xviiie siècle notamment, avait précédemment connu nombre de famines.

[2] En arabe régulier, waqf.

[3] Le « soufisme » ou l’islam des confréries mystiques.

[4] Littéralement les savants qui connaissent le ‘ilm (« la science religieuse »).

[5] Abdallah Laroui , L’histoire du Maghreb. Un essai de synthèse. Paris : Maspero, 1970, p. 351.

[6] Avec les quatre chefs historiques de 1954 susnommés, se trouvait aussi dans l’avion le professeur Mostefa Lacheraf : c’est la raison pour laquelle les médias ont souvent parlé, fautivement, des « cinq chefs du FLN » appréhendés.

[7] « Wilaya » : circonscription de commandement de l’Armée de libération nationale algérienne. Il y eut en Algérie six wilâyas.

[8] Furent dénommés avec mépris « berbéristes » des militants qui entendaient poser la question de l’identité nationale de l’Algérie en y incluant ses racines berbères, et non, comme le voulait Messali, et comme le voudra ultérieurement l’idéologie officielle du FLN, en définissant l’Algérie comme exclusivement arabo-islamique.

[9] Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962. Paris : Seuil, 1962, p. 292.


Citer cet article :
Gilbert Meynier, «  Pourquoi le 1er novembre 1954 ?  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=263