ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


VIDAL-NAQUET Pierre

Directeur de Recherches émérite à l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris)

L’affaire Audin

Session thématique « Colonialisme et anticolonialisme français »

Mercredi 21 juin 2006 - Matin - 9h-11h - Salle F 08

Communication de Pierre Vidal-Naquet recueillie par Frédéric Abécassis, Sébastien Boudin, Xavier Commeat.
Paris, le 16 mai 2006
Transcription : Gilbert Meynier

Frédéric Abécassis. Vous avez conçu avec Gilbert Meynier ce colloque un petit peu, si j’ai bien compris, comme une défense et illustration...

Pierre Vidal-Naquet. ...du métier d’historien. Parce que le métier d’historien, ce n’est pas le métier d’archiviste, même si on travaille sur des archives, ce n’est pas une association mémorielle, même si la mémoire et l’histoire jouent ensemble un jeu compliqué. Le métier d’historien, c’est établir les faits avec leurs connexions et construire des ensembles. C’est ça le métier d’historien, qui est inséparable de la construction d’ensembles, et cela pas uniquement avec des documents, ça a un aspect construction, presque d’œuvre d’art, où l’on n’a pas besoin de prononcer des grands mots ; il faut que l’historien soit un homme calme de tempérament, du moins il devrait l’être. Mais, en revanche, il doit aller jusqu’au bout, et ça, c’est parfois difficile.

Frédéric Abécassis. Et qu’est-ce qui distingue un mémorialiste d’un historien ?

Pierre Vidal-Naquet. Un mémorialiste essaie de rendre présent ce qui est passé. L’historien, il essaie d’étudier le passé pour ce qu’il a été, c’est tout à fait différent.
L’affaire Audin, c’est toute une partie de ma jeunesse. Pour ça, il faut remonter un petit peu en arrière. Je suis devenu, au sortir de la guerre, anticolonialiste. Pourquoi cela ? Parce que je n’admettais pas que ce que nous avions subi des Allemands pendant la guerre, et que ma famille a payé très cher, soit imposé à d’autres peuples, à Madagascar, en Algérie, en Indochine. En Algérie, le 8 mai 45 coïncide avec une émeute et une répression épouvantable. En Indochine, c’est à partir de 46 surtout, et à Madagascar, c’est en 47, un massacre abominable, accompagné de tortures. J’avais donc une sorte de fixation sur la torture. À la fin de 1956, un de mes meilleurs amis, qui s’appelle Robert Bonnaud, qui est agrégé d’histoire, comme moi, m’a raconté ce dont il avait été témoin comme rappelé par messieurs Mollet et Lacoste, Mollet pour lequel je ne résume pas mes sentiments en disant que j’ai bu du champagne le jour de sa mort, ce que je n’ai fait que pour le général Franco.

Mollet, donc, en 56, réclame et obtient les pouvoirs spéciaux, et au nom de ces pouvoirs spéciaux, monsieur Lacoste donne les pleins pouvoirs au général Massu le 7 janvier 57. À partir de ce moment-là, l’armée a le pouvoir en Algérie. Tout de suite on sait qu’il se passe des choses épouvantables, tout de suite je suis averti, dès le début de la guerre d’Algérie, qu’il se passe des choses affreuses, notamment des tortures, et il se trouve que mon père avait été torturé par la Gestapo. L’idée que la France fasse la même chose, en Indochine et à Madagascar, en Algérie ou au Maroc, en Tunisie, tout ça me fait profondément horreur. Encore faut-il trouver comment agir.

Alors j’ai suggéré à Bonnaud d’écrire un texte que j’ai été porter à la revue Esprit, qui l’a publié en avril 57, et qui s’appelait « La Paix des Nemenchas ». C’est encore aujourd’hui un des témoignages les plus forts qui ait été écrit sur cette époque. Et ça se termine dans les Nemenchas par un massacre à coups de couteaux de cuisine, égorgements systématiques par l’armée française d’un certain nombre de prisonniers récupérables. Cet article est donc paru dans Esprit.

Et il se trouve qu’au début de l’été 57 on apprend la disparition d’un collègue, assistant à la faculté des sciences d’Alger, qui s’appelait Maurice Audin. J’étais moi-même à ce moment-là assistant à la faculté des lettres de Caen, et un certain nombre de gens écrivaient au Monde pour demander des nouvelles de Maurice Audin. Et, à ceux qui écrivaient cela, le Monde signalait simplement qu’il s’était joint à telle ou telle pétition, et c’est ce qu’ils ont fait pour moi en disant que j’étais assistant à la faculté des lettres de Caen. J’étais à ce moment-là à Marseille en train de surveiller mon deuxième fils qui avait quelques mois. Et ma femme est venue apporter une lettre de Josette Audin, qui avait été adressée à la faculté des lettres de Caen. Je lui ai répondu en lui disant qu’il fallait faire une recherche sur cette affaire, que j’étais un historien, qu’un historien, ça doit produire de l’histoire, pas de la propagande mais de l’histoire. Et je lui ai demandé de mettre à ma disposition tous les documents concernant cette affaire ; ce qu’elle a fait lorsqu’elle est venue à Paris à la soutenance de la thèse in abstentia de Maurice Audin, soutenance qui a lieu le 2 décembre 57. La thèse de Maurice Audin était dirigée par un homme qui s’appelait Laurent Schwartz, qui est mort récemment, qui était un des plus grands mathématiciens du monde, et là est née une amitié entre lui et moi, qui a duré jusque sa mort, et qui a été une des fortes amitiés de ma vie. J’ai donc vu à ce moment-là Josette Audin, j’ai pris contact avec son avocat, qui s’appelait Borker, qui était un communiste un peu sectaire, mais enfin on fait avec ce qu’on peut, et j’ai commencé à réfléchir sur ce dossier.

Le travail qu’il fallait faire était un travail de déconstruction - le mot n’était pas à la mode : à ce moment-là, Derrida n’était pas encore venu dans ce genre d’affaires, mais c’est bien ça qu’on avait. On avait un dossier instruit par un juge d’Alger qui s’appelait Bavoilot, et qui s’acharnait à prouver que Maurice Audin s’était évadé, qu’il avait sauté d’une jeep en profitant d’un léger ralentissement - alors qu’il n’y avait aucune raison de sortir Audin de l’endroit où il était -, et qu’il avait disparu dans la nature. Il y avait tout de même une grosse difficulté, c’est que ce père de trois enfants, dont le dernier avait quelques mois, n’avait pas téléphoné à sa femme, n’avait en aucune façon cherché à rassurer sa famille, ce qu’aurait fait un père de famille normal, et même un père de famille pas trop normal. C’était évidemment le grand argument contre cette évasion fictive, qui aurait en plus été un exploit sportif pour un garçon dont on a su très rapidement qu’il avait été torturé : on l’a su parce qu’un prisonnier avait été arrêté chez lui, qui s’appelait Henri Alleg, et qu’un autre prisonnier avait donné son appartement comme lieu de rendez-vous ; il s’appelait le docteur Hadjadj. Et on a su qu’il avait été torturé. Par conséquent, torturé, s’évader, c’était difficile.

D’où le travail de déconstruction qui a abouti, qui a été fait en collaboration très étroite entre Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, dont le père avait été un ami du mien, et qui est devenu à ce moment-là mon ami à moi, ce qu’il a été jusqu’à sa mort ; quelques jours avant sa mort, il m’a dit : « Tu es mon meilleur ami », ce qui m’a beaucoup touché. J’ai travaillé là-dessus et Lindon a eu tout de suite, à peu près en même temps que moi, peut-être un peu avant moi, l’intuition qu’il fallait faire savoir que cette évasion était une évasion truquée, c’est-à-dire qu’on avait joué l’évasion. Fait qui est tout à fait extraordinaire dans cette affaire, c’est ce que maître Boissarie, un avocat qui avait été le procureur général à la Libération, et qui était en plus un ami de mon père, appelait un « faux corporel », c’est-à-dire que un faux Audin avait sauté d’une jeep, et on a émis l’hypothèse à ce moment-là qu’Audin, c’était le lieutenant Charbonnier qui a terminé - il est mort maintenant -, qui a terminé sa carrière comme commandant et officier de la légion d’honneur, ce qui n’est pas mal pour un assassin. Et on apprit, relativement récemment, que c’était bien un faux Audin qui était monté dans la jeep, on l’a su par celui qui conduisait la jeep, et qui s’appelait Cuomo. Ses fils l’ont obligé à révéler ce qu’il a fait, en 2001.

Alors, sur le moment, on a donc publié ce petit livre, qui est sorti en pleine crise de mai 58 - il y a même eu des pressions pour qu’il ne sorte pas, mais il est sorti tout de même -, d’abord avec un bandeau disant « Massu et ses complices ». Les libraires ont refusé ce bandeau, alors on l’a remplacé par « Massu et ses hommes », ce qui n’était guère moins choquant, et le fait est que, le 13 mai au matin, ou le 14 au matin, nous avons appris que Massu avait pris le pouvoir à Alger. D’avoir été instruite - mal instruite - par le juge d’Alger, Bavoilot, puis quand De Gaulle et Debré sont venus au pouvoir, comme c’était une affaire qui avait quand même fait beaucoup de bruit, dans l’Université, et ailleurs que dans l’Université, on l’a transférée à Rennes, et, transférer cette affaire à Rennes, c’était nous donner raison quand nous comparions l’affaire Audin à l’affaire Dreyfus, qui avait été transférée à Rennes. Et c’était un lieu hautement symbolique. À Rennes, elle a été instruite sérieusement, mais je ne pense pas que, jamais, on a voulu aller jusqu’au bout. Je pense que De Gaulle, qui avait quelques problèmes à régler avec l’armée, comme on l’a su ensuite assez rapidement, il a laissé cette affaire comme une sorte de fanal rouge pour l’armée, disant « si vous n’êtes pas sages, voilà ce qui vous pend au nez ».

Nous, de notre côté, nous travaillions à éclairer la vérité, et un homme a joué un rôle fondamental là-dedans, c’est Paul Teitgen. Paul Teitgen avait été en quelque sorte le préfet de police d’Alger en 56-57, il avait démissionné ensuite et il était encore en fonction au moment de l’affaire Audin. Et j’ai fait sa connaissance parce qu’il avait été expulsé d’Alger au moment de la crise de mai 58 ; il a été échangé contre un général. On a envoyé un général en Algérie ; le général Salan a envoyé Paul Teitgen à Paris - c’était le frère d’un ancien ministre, c’était une tribu de ce qu’on appelait les « rouges chrétiens », l’un d’eux, Pierre-Henri, dit Tristan, avait été ministre de la Justice à la Libération, c’était pas un rouge très rouge. Paul Teitgen, lui, il avait compris, il avait surtout compris que des gens disparaissaient, que des milliers de gens arrêtés par les forces de l’ordre disparaissaient - on les assignait à résidence - mais qu’ils n’étaient jamais présents dans ces assignations à résidence. Et j’ai noué une amitié très réelle avec Paul Teitgen, et il m’a dit tout de suite : « Vous avez parfaitement démonté l’affaire. »

Alors, peu à peu, il m’en a dit plus, j’ai appris que Audin avait été étranglé par le lieutenant Charbonnier parce qu’il était réticent à parler, et qu’il y avait là, avec Charbonnier, toute une série d’officiers qui étaient également complices. Ils ont été dire ça à Rennes, Teitgen, le commissaire Builles qui était le commissaire central de la ville d’Alger, qui était un policier républicain, et on n’a pas instruit jusqu’au bout ; encore une fois, d’un côté des officiers disaient : « Si le procès Audin a lieu... » ; je connais des officiers qui ont juré qu’ils ne diront jamais la vérité, et de l’autre côté vous aviez De Gaulle et Michelet qui disaient « Ne bronchez pas trop, parce que si vous bronchez trop, ça vous éclatera à la figure. » Quand le nom de Charbonnier a été prononcé, De Gaulle a dit, en ce qui le concerne : « Je verrais bien une lourde peine de travaux forcés ». Ce qu’on a su très vite, par Michelet, via Robert Barrat, et cette affaire est restée en quelque sorte pendante jusqu’à la fin de la guerre. Et on a obligé les officiers à aller à Rennes, naturellement ils ont menti comme des arracheurs de dents, à un degré absolument extraordinaire, mais on les a quand même obligés à y aller, ça ne leur plaisait pas beaucoup. Comme disait Massu dans son langage inimitable, « fallait aller à Rennes », et Massu, La Bourdonnaye, Charbonnier, tous ces gens-là sont allés à Rennes, et ils ont dit que les tortures n’avaient jamais existé, que c’était une invention de la propagande communiste. Charbonnier a dit : « Je voudrais bien porter plainte contre Monsieur Vidal-Naquet, mais on me l’a interdit. »

Alors, le juge était un homme doux et bénin, qui disait « mais on vous accuse de ceci ? - Ah oui, on m’accuse de cela, mais c’est naturellement complètement faux ». Et le juge a joué le jeu, c’est-à-dire que dès que la guerre a été finie, il a reçu l’ordre de rendre une ordonnance de non-lieu. Il y avait à l’époque deux affaires qui étaient toujours dans l’état d’instruction, il y avait l’affaire Audin et l’affaire Djamila Boupacha, une jeune fille qui avait été violée avec une bouteille, et défendue par Gisèle Halimi. De l’autre côté, il y avait Borker, il y avait le bâtonnier Thorp, un bâtonnier de Rennes, et puis Pierre Braun. Alors, donc, non-lieu ; appel de ce non-lieu, mais il n’y a rien eu à faire, le non-lieu qui était conséquence d’une amnistie proclamée pour les gardiens de l’ordre ; ce non-lieu a été confirmé au bout d’une dizaine d’années par la cour de cassation, présidée par monsieur Maurice Patin, lui qui était aussi président de la Commission de sauvegarde des droits et libertés. Sur le plan juridique, ça a donc été un échec, mais, trente ans après[1], l’affaire est revenue sur le tapis en 2000-2001, de nouveau il a été question de ces tortures qui n’avaient jamais été sanctionnées. Et ça a abouti à une chose très remarquable : il y a maintenant à Paris, derrière le Collège de France, une place Maurice Audin. Il y en a dans d’autres villes que Paris, mais Paris, c’est Bertrand Delanoé, le maire de Paris, qui a pris cette décision proposée par le groupe communiste, et l’inauguration a été faite dans une petite cérémonie où j’ai pris la parole pour rappeler ce qu’avait été l’affaire Audin.

Alors, l’affaire Audin a eu pour conséquence la création du comité Maurice Audin, qui s’est donc placé dans une perspective dreyfusarde. Mon livre L’affaire Audin a été publié avec un texte de Jaurès sur l’affaire Dreyfus, qui est extrait des Preuves, mais Audin était à la fois un bon exemple et un mauvais. C’est un bon exemple parce que Audin était un universitaire, d’origine française, et communiste, ce qui lui assurait quand même un certain retentissement, de même que le fait que Alleg était communiste avait assuré à son témoignage La question un retentissement incontestable. C’était un mauvais exemple en ce sens où l’immense majorité des gens qui étaient torturés et assassinés à Alger n’étaient pas des Français d’Algérie. Il y en a eu quelques uns, mais pas beaucoup beaucoup, on les compte sur les doigts d’une main. Mais cet exemple pouvait toucher les universitaires en montrant que ce n’était pas seulement les « bicots », les « crouilles », les « bougnoules » qui étaient torturés, mais que ça pouvait être des gens comme vous et moi.

Et, en ce sens, le comité Audin a été très vite une association qui a, d’une part, insisté sur cette affaire particulière, qui a été en quelque sorte réglée. Le 2 décembre 59, nous avons publié dans Libération et dans quelques autres journaux un communiqué sur la mort de Maurice Audin, dans lequel on racontait tout ce qu’on savait. Ça a continué par un procès que nous avons intenté à Lille contre un journal qui s’appelait La Voix du Nord, et qui nous avait qualifiés d’« escrocs » ; ce procès a duré pas mal d’années, on a fini par le gagner, mais dix ans après, ce qui était quand même un peu beaucoup, et ça n’intéressait plus personne. À ce moment-là, et sur l’affaire en elle-même, ça a été tranché par un non-lieu. Le résultat est que cette affaire est devenue symbolique. On la trouve dans les manuels d’histoire pour les classes terminales, pour les premières, ça dépend, des programmes, et j’y trouve des citations de mes livres, de La question d’Alleg et autres. Ce qui fait que sur le plan de l’opinion publique, je pense que nous avons gagné notre procès, mais il va sans dire que notre lutte a été autre : nous avions la candeur de croire qu’un jour ou l’autre les assassins d’Audin seraient jugés. Ils ne l’ont pas été, et, en ce sens, c’est un échec.

Frédéric Abécassis. J’aurais une question : là vous nous avez parlé comme un témoin.

Pierre Vidal-Naquet. Un témoin historien.

Frédéric Abécassis. Un témoin historien, mais pour qui la scène judiciaire et la validation, la condamnation par des verdicts de l’une ou l’autre partie, est le point important...

Pierre Vidal-Naquet. Oui, oui.

Frédéric Abécassis... et le but même de l’action. Lorsque, quarante ans après, vous reprenez le dossier, vous le reprenez à partir d’archives et est-ce que vous avez le sentiment de le reprendre d’une autre manière ?

Pierre Vidal-Naquet. Je l’ai repris d’une autre manière, non pas à ce moment-là ; les archives de l’affaire Audin, je les ai eues en deux temps. Je les ai eues par Borker, où j’ai eu le dossier judiciaire du juge d’instruction d’Alger, et ensuite du juge d’instruction de Rennes, puis je les ai eues beaucoup plus tard par Robert Badinter quand celui-ci est devenu garde des sceaux. Badinter avait été un de nos avocats au procès de Lille, et quand il est devenu ministre, il a sorti des archives du ministère de la Justice, un énorme dossier qui était le dossier de l’affaire Audin. Par contre je n’ai pas eu le dossier de l’armée, je l’ai eu plus tard, mais il n’y avait pas grand-chose dedans, quand j’ai été consulter les archives sur l’affaire Audin du ministère de la Guerre, auxquelles m’a donné libre accès le général Bach, qui est un excellent historien de l’armée française, je n’y ai guère trouvé qu’une lettre du général Massu qui démontrait ce que je savais déjà par toute une série d’éléments, à savoir que l’affaire Audin, et l’instruction de l’affaire Audin, avaient été une des causes de l’insurrection des barricades, de la fureur de l’armée au moment des barricades du 24 janvier 1960. Alors, bien sûr, j’ai été un acteur, mais j’ai signé mon premier livre, L’affaire Audin, en mettant sous mon nom « agrégé d’histoire », car j’ai voulu que ce soit immédiatement un travail d’historien, et c’est pourquoi il n’y a pas un mot plus haut que l’autre ; c’est écrit dans un langage très froid. Mon ami Bonnaud m’a écrit à ce moment-là : « Je te félicite pour ton livre et pour son caractère, son ton d’historien, et parfaitement courageux, ce qui est la même chose. » J’ai été plus flatté que je ne pourrais le dire de ce jugement, car c’est exactement ce que je voulais.

Alors que j’avais commencé par écrire en faisant beaucoup de pathos, c’est Lindon qui m’a empêché de faire ça, et qui a réécrit pratiquement le livre lui-même. Mais ensuite, en 62, j’ai reçu la visite d’un éditeur anglais qui dirigeait la maison Penguin, et à ce moment-là, je venais de publier, au printemps 62, un gros livre qui s’appelait La raison d’État, qui a été réimprimé en 2002, et dans lequel j’avais rassemblé tous les documents officiels qui démontraient - c’était ça mon but -, que la torture avait été une affaire d’État, c’est-à-dire que c’est pas monsieur Untel, monsieur Untel, c’était même pas monsieur Lacoste, c’était au sommet de l’État qu’on avait décidé de torturer en Algérie ; et c’était le cas sous Guy Mollet, sous Bourgès-Maunoury, Max Lejeune et quelques autres. Un seul officier général s’était rebellé contre cet ordre, c’est le général de Bollardière, et je lui rends hommage. Les autres, ils s’étaient exécutés. Si, je crois que le colonel Buis a refusé de torturer dans le secteur qu’il commandait ; il me l’a dit et je le crois volontiers. Voilà, donc, ce qu’était de ce point de vue-là l’affaire Audin, du point de vue de son économie.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le comité Audin, du coup, est devenu un centre de dénonciation de la torture en général, et on est allé très loin dans ce domaine. Et là où nous avons fait scandale dans certains milieux, c’est quand nous avons dénoncé aussi les tortures infligées aux gens de l’OAS ; vous n’avez pas idée du scandale que ça a provoqué. Un des avocats d’Audin, maître Borker, m’a téléphoné, il m’a dit : « Vidal-Naquet, j’apprends que le Monde aurait publié un communiqué, je dis bien aurait, qui condamne les tortures qui auraient, je dis bien auraient, été infligées aux membres de l’OAS. » Je lui ai dit : « Certainement, voulez-vous que je vous lise ce communiqué, paru dans le Monde paru le 17 octobre 61, date sinistre d’ailleurs ? Et Borker a eu ce mot historique : « Je ne comprends pas que des gens qui depuis des années luttent contre la torture puissent signer un communiqué pareil », c’est-à-dire « je ne comprends pas que des gens qui depuis des années luttent contre la torture continuent à lutter contre la torture ». Et j’ai publié moi-même dans la revue Esprit au printemps 62 tout un dossier qui m’avait été envoyé par mon collègue Raoul Girardet, qui n’avait pas exactement les mêmes positions que moi dans la guerre d’Algérie, en me sommant de le publier, ce que j’ai fait : tout un dossier sur les tortures infligées aux gens de l’OAS.


[1] En réalité, quarante ans.


Citer cet article :
Pierre Vidal-Naquet «  L’affaire Audin  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=264