ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


SORLIN Pierre

Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III

Bilan du colloque

Session thématique « Conclusion du colloque par Pierre Sorlin »

Jeudi 22 juin 2006 - Après-midi -

Grand amphithéâtre de l’Institut d’Etudes Politiques (14 av Berthelot 69007 Lyon)

Métro : Jean Macé - Tram : Berthelot

Les conclusions du colloque interviendront peu à peu, à mesure que les participants et d’autres chercheurs prendront connaissance de l’ensemble des travaux. Il n’est pourtant pas inutile de tenter dès maintenant un bilan provisoire qui mette en évidence les aspects novateurs de cette rencontre et en souligne quelques acquis. Le pari pouvait sembler risqué, Afifa Zenati, Frédéric Abécassis et Gilbert Meynier ont eu le courage de lancer cette entreprise, il convient d’abord de les remercier. Le déroulement des trois journées de travail leur a donné raison, non seulement les débats ont été sérieux, sereins mais, contrairement aux craintes qui s’étaient exprimées dans les semaines précédentes, aucun incident notable ne les a troublés.

Tout est parti d’une maladroite initiative destinée à satisfaire les nostalgiques de la colonisation et à leur faire accepter le traité algéro-français. Le Parlement n’a pas vocation à réglementer l’enseignement de l’histoire ; un article de loi mal rédigé a provoqué une large réaction d’où est sortie l’idée d’une mise au point scientifique sur le fait colonial. Le projet a ensuite évolué, il a pris une dimension considérable, mais on ne peut ignorer ses origines, le texte incriminé, bien que voté à la sauvette par une poignée de députés, a ravivé une blessure non cicatrisée. Si la guerre d’indépendance algérienne appartient au passé, la mémoire de la guerre reste douloureuse. Il s’agit pourtant d’une mémoire en grande partie indirecte, plus artificiellement transmise et maintenue que proprement vécue, deux générations sont nées et ont grandi depuis 1962, leurs « souvenirs » se réduisent à ce que d’autres leur ont rapporté.

Une histoire et des mémoires

Le colloque se voulait, il a été, une réflexion historique, mais l’historien ne peut faire l’économie de la mémoire, il doit en tenir compte, dans les termes où elle se manifeste aujourd’hui, à la fois parce qu’elle pèse sur les débats, et parce qu’elle remplit actuellement une fonction historique, parce qu’elle peut tenir lieu de document.

La mémoire de la lutte contre la colonisation est fondatrice pour les Algériens, elle marque une origine, la naissance d’un état indépendant. Elle rend en même temps difficile une prise en compte du passé dans son épaisseur séculaire : cent trente ans de domination française et huit ans de guerre relèguent dans l’ombre trois cents ans de présence ottomane qui ont marqué une quinzaine de générations et ont laissé des traces peu visibles mais sérieuses. L’histoire récente, douloureuse, violente masque une lente évolution antérieure. À plusieurs reprises, durant le colloque, on a évoqué l’importance d’une périodisation de l’époque coloniale qui est à la fois utile et dangereuse puisqu’elle ne fait pas entrer en ligne de compte la durée sans événement, le long terme.

La mémoire des Français risque d’être aussi leurrante : la fin de la colonisation, les huit années dramatiques qui ont secoué leur pays, changé ses institutions et failli le conduire à la guerre civile, constituent, pour beaucoup, un souvenir-écran, la fixation sur un événement, les polémiques qui surgissent à propos de l’indépendance empêchent de s’interroger sur les sources très antérieures d’une perte d’influence mondiale.

Brouillés, incertains, les souvenirs n’en jouent pas moins un rôle central dans la reconstitution des faits, ils comblent les lacunes d’une documentation écrite dont une grande partie n’est pas encore accessible et ils obligent à prendre en considération l’action ou le point de vue d’acteurs qui n’ont d’autre instrument que leur parole pour se manifester, qu’il s’agisse de militaires des deux camps, de civils, de personnes déplacées et regroupées dans des camps, de rapatriés, de femmes impliquées dans la lutte et ensuite renvoyées à leurs tâches domestiques. Un grand nombre de communications, en l’absence d’autres sources, se sont fondées sur des témoignages oraux.

Les mémoires ont leur chronologie propre. Certains, fortement engagés dans le combat, se sont exprimés très tôt pour faire comprendre leurs motivations, révéler leurs initiatives quand elles étaient restées secrètes, rectifier des erreurs. Les témoignages qu’on recueille maintenant ne sont pas aussi spontanés, ils interviennent en réponse à des enquêtes, ce sont les historiens qui les cherchent et les mettent en forme. On évoque à leur propos la « libération de la parole » provoquée par un film comme La guerre sans nom, réalisé par Bertrand Tavernier ou par des récits tels que celui de Louisette Ighilahriz, mais on ne saurait ignorer les effets de mode, l’acharnement des chaînes de télévision à récolter des déclarations qui ne coûtent rien et remplissent les programmes, la multiplication des sites internet où se mêlent données incontestables et fantasmes. Le colloque a bien mis en relief trois des précautions dont le chercheur doit s’entourer.
1) Se rappeler que toute mémoire se fabrique. Le cas des pieds-noirs est à cet égard significatif. Plusieurs générations de Français d’Algérie s’étaient constitué une mémoire de la conquête et de la mise en valeur auxquelles elles n’avaient pas participé mais dont elles se sentaient héritières. Lors du rapatriement, ces souvenirs induits ont servi à la presse, à la télévision, aux responsables politiques pour faire accepter l’arrivée de personnes qui ne se sentaient pas de lien avec la métropole et, relayés par des voix officielles, ils ont pris une consistance plus forte, ils sont devenus indiscutables.
2) Se souvenir que toute mémoire tend à se fixer sur des événements précis, faciles à évoquer, aux dépens de ce qui fait la complexité des situations historiques. Ainsi le drame du 20 août 1995 à Constantine est-il raconté comme quelque chose de totalement inattendu, rupture radicale avec un passé de cohabitation harmonieuse, fin d’une symbiose, alors que de nombreux indices montrent comment l’inquiétude s’était développée, était devenue quasi permanente durant les mois précédents et laissait prévoir une explosion.
3) Et que, par conséquent, les souvenirs ne sont utilisables que de manière collective, comme traces non pas de faits avérés, mais d’interprétations et de convictions partagées.

Ces réserves étant admises, les souvenirs de groupes se révèlent d’une grande richesse. On retiendra seulement deux des nombreux cas étudiés durant le colloque. Celui d’abord, extrêmement ambigu, difficile à assumer intégralement, des Algériens enrôlés dans l’armée française. Leur mobilisation au service d’une guerre qui ne les concernait pas, dont les enjeux leur échappaient, a été un arrachement à leur milieu, mais aussi l’occasion de quitter une famille parfois pesante. Ils se sont intégrés à un corps dont ils ont apprécié la force et l’efficacité, ils se sont initiés à des techniques qu’ils auraient ignorées s’ils étaient restés chez eux, tout en se sachant épiés et en constatant à quel point jouait, chez leurs chefs et leurs camarades, une discrimination parfaitement affichée. L’armée française leur a fourni les bases d’une organisation capable de s’opposer à cette même armée, leur expérience passée est une réalité non comptabilisable, vécue contradictoirement. Un autre exemple est celui des femmes combattantes qui parlent volontiers de leurs années de clandestinité. Filles promises au même destin que leur mère, elles ont, à un moment donné, fait un choix auquel rien ne les avait préparées, elles ont dû prendre en main et leur personne et leurs actes, au nom de valeurs qui n’étaient pas celles de la famille. Même si, par la suite, nombre d’entre elles ont été contraintes à rentrer dans le rang, elles ont découvert des intérêts nouveaux, inédits, liés à l’affirmation d’un sentiment national.

Voies à explorer

Reprenant l’histoire du couple algéro-français depuis la conquête, le colloque a fourni l’occasion d’une relecture de documents connus, déjà utilisés, qui ont été envisagés non pour ce qu’ils expriment, pour leur contenu littéral, mais pour les questions nouvelles qu’ils autorisent à poser.

Les textes législatifs ou réglementaires servent, en théorie, à fixer un état du droit, ils disent ce qui, désormais, sera la règle. Replacés dans leur contexte, ils révèlent parfois de profondes incertitudes. La loi du 16 juin 1851 sur la constitution de la propriété foncière en Algérie semble faite pour lever la confusion et les chevauchements résultant d’une accumulation de statuts fonciers particuliers hérités des périodes pré-ottomane et ottomane. En fait, sa rédaction trop claire et les distinctions rigides qu’elle établit mettent en évidence l’embarras du colonisateur qui, ne parvenant pas à comprendre comment un bien peut être à la fois approprié et sans propriétaire, collectif et privé, croit contourner l’obstacle en l’ignorant. Inversement la loi de 1889 sur la naturalisation reconnaît l’hétérogénéité du peuplement européen, mais elle intéresse moins par les solutions qu’elle propose que par l’accueil qui lui est fait. Peu d’immigrés acceptèrent la citoyenneté qui leur était offerte, manifestant peut-être, par leur indifférence, leur résistance à la francisation. La réglementation concernant l’Algérie coloniale a été un tourbillon de textes souvent abolis avant même d’entrer en application, l’exégèse juridique en est décevante, mais les analyses politiques développées durant le colloque montrent qu’on en parvient à en tirer une meilleure connaissance du système de domination et de ses failles.

Les questions financières ont été pendant longtemps traitées de façon rapide. La confiscation des terres réputées sans propriétaires ou appartenant à des éléments insoumis est assez connue, on sait comment l’État a mis la main sur les biens à vocation économique pour en revendre une part, les faire entrer dans un circuit d’échange et favoriser la colonisation. Le système fiscal en vigueur n’avait pas été examiné avec autant de précision, le colloque a souligné la rigueur des prélèvements sur les indigènes effectués en maintenant le système ottoman et en confiant la collecte aux notables locaux qui, perçus comme des agents de la colonisation, n’ont pas pu nouer une alliance avec les paysans exploités. On savait également que les colons étaient les véritables bénéficiaires de la vente de produits agricoles mais on ignorait à quoi ces gains étaient employés. L’étude des encours des banques et de leurs investissements a mis au jour une fuite des capitaux vers la métropole et une stricte limitation des dépenses d’infrastructure en Algérie même.

Le colloque a rajeuni le travail sur les sources. Il a également montré, en filigrane, et sans qu’assez de temps leur ait été consacré, la richesse de certains fonds. La musique mériterait un triple effort. Il faudrait d’abord voir comment des chants traditionnels ont permis de construire une mythique épopée de la résistance remontant aux révoltes du xixe siècle et culminant avec le combat pour l’indépendance. Il serait important d’approfondir le rôle joué par les ethnologues dans la conservation de mélodies anciennes mais aussi dans la confiscation et le détournement vers l’Europe d’instruments. Il faudrait enfin s’attacher aux échanges musicaux avec l’extérieur, à l’introduction des disques et de la radiodiffusion, à la constitution d’un répertoire folklorique occidentalisé dès la période de l’entre-deux-guerres. La fonction des images commence à peine à être entrevue. Elles ont pourtant créé une dissymétrie supplémentaire entre les communautés. Les Européens, seuls à posséder un matériel qui restait coûteux avant l’indépendance, traitèrent les indigènes comme objets photographiques. Dans une culture hostile à toute forme de représentation quels effets produisirent les nombreuses vues de fêtes, de marchés, de femmes plus ou moins dévoilées étalées en ville et offertes aux touristes ? Ici encore les contaminations ont été fortes, les moudjahidin et même les jeunes combattantes n’hésitèrent pas, après l’indépendance, à se faire photographier dans des poses imitées de celles des soldats français.

Vies croisées

On touche ici à l’un des principaux enseignements du colloque. Formellement les deux communautés s’ignoraient, leurs relations étaient faites de méfiance et d’enfermement sur soi réciproques. Mais cent trente ans de cohabitation conflictuelle ne laissent-ils pas nécessairement des traces ? Quels renvois, quelles imitations, quelles correspondances se sont développés ? À plusieurs reprises des intervenants nous ont mis en garde contre les notions générales simplistes des expressions telles que « les Français », « les Européens », « les Algériens » qui sont des abstractions et cachent une profonde diversité. Toutefois la colonisation, œuvre d’une puissance centralisée, soucieuse d’uniformisation, a créé, entre France et Algérie, une communauté de réglementation renforcée par un encadrement juridique et policier rigide et par un même système politique. Les institutions ont duré, elles ont marqué l’un et l’autre groupe.

Les effets d’une loi dont il a déjà été question, celle du 18 juin 1851, montrent comment un simple texte, entré en vigueur de part et d’autre de la Méditerranée, y entraîna des conséquences différentes mais également profondes. La loi, à l’origine, concernait la seule Algérie, mais elle était applicable en France où l’on avait volontairement laissé dans le vague les questions relatives à la propriété du sous-sol et ainsi, par le biais de la colonie, les mines, les rivières se trouvèrent-elles entrer dans le domaine de l’État. Le souci des métropolitains était de faciliter au maximum la circulation des biens, il avait conduit à distinguer le domaine public, inaliénable, du domaine national dont l’état n’était que le gérant provisoire. Dans la colonie, les biens de droit collectif, habûs ou arch, ne pouvaient être publics, ils entraient par définition dans le domaine national, ce qui les rendit vendables.

Les effets produits par la réglementation sont faciles à mesurer, l’évolution des mœurs n’est pas aussi évidente, bien que certains indices la laissent entrevoir. La IIIe République était, à ses débuts, un régime peu corrompu, non par vertu mais parce qu’une sévère opposition entre droite et gauche entraînait une surveillance réciproque. En Algérie au contraire, avec un corps électoral très étroit, peu sensible aux questions de principe, échange de faveurs et trafic de voix n’étaient pas rares, les mêmes familles accaparaient les fonctions électives, leur permanence leur assurait une influence durable, la multiplication des « affaires » depuis les dernières décennies du xixe siècle révèlent une « algérisation » de la vie parlementaire française.

Pour les Algériens comme pour les Européens, la définition de soi comportait une référence à l’autre. Les Algériens ne pouvaient pas ignorer des modes de pensée et des coutumes qui leur étaient étrangers mais qui, imposés par les dominants, faisaient figure de modèles. Deux aperçus d’une cohabitation ambiguë nous ont été proposés au sujet, l’un des pratiques corporelles, vêtement, distraction, activités sportives, l’autre de l’engagement militaire. Dans les milieux algériens aisés l’imitation a joué à la fois comme manifestation de bonne volonté, destinée à se faire accepter par les colons, et comme voie d’accès à une modernité qui permettrait de défier les Européens sur leur propre terrain, voire aussi ces ancêtres dont Yacine Kateb a dit qu’« ils redoubl[ai]ent de férocité ». Le détournement des modes européennes a été un défi aux Français - vêtement mixte, costume croisé et chéchia -, un moyen de rendre manifeste un changement sans soumission - femmes en habits européens. La présence des Français a précipité le déclin de jeux, de cérémonies, de spectacles traditionnels, elle a engendré une auto-affirmation à travers des activités encore peu courantes chez les colonisateurs, course à pied, cyclisme, football. La militarisation entraînée par la guerre a comporté elle aussi refus, échange et mimétisme. Formation populaire clandestine affrontant des troupes régulières qui affirmaient leur présence sur le terrain et dans la vie quotidienne, l’Armée de libération nationale s’est voulue contre-armée. Militairement, elle fonctionna cependant comme l’armée française dont elle avait appris les méthodes. Les deux camps ont tenté de comprendre, et de réemployer à leur avantage, les techniques de leur vis-à-vis.

C’est dire que les dominants, tout en n’acceptant pas de le reconnaître, ont beaucoup appris des Algériens. Les Européens ne formaient pas davantage une société que les Algériens ; conflits d’autorité, richesse, statut économique les opposaient les uns aux autres, les moins fortunés se jugeaient proches des indigènes à cause de la mixité géographique, tout en ne cachant pas leur condescendance, voire leur mépris. Peut-être le lien le plus fort unissant les Français d’Algérie était-il l’éloignement par rapport aux métropolitains, tous se sentaient fiers d’un passé imaginaire marqué par la conquête d’une « terre aride » transformée en « riche province ». Parfois un vague autonomisme s’est fait jour, sous la monarchie de Juillet quand on a songé à une couronne confiée au duc d’Aumale, à la fin du xixe siècle quand les antisémites ont régné sur Alger et dénoncé une métropole enjuivée. Pourquoi n’est-on jamais allé au-delà d’une gesticulation inutile ? Parce que le système né d’une complicité objective entre producteurs agricoles et responsables politiques n’en laissait pas le loisir, la rente terrienne était garantie par l’accès réservé au marché métropolitain et rendait possible une accumulation financière mise à l’abri dans les banques d’outre-Méditerranée, et aussi parce que, à la différence des États-Unis, voire même d’Israël, ils n’ont jamais constitué de nation créole : le rapport démographique l’indique assez. Le plus surprenant, en ce qui concerne les Européens, est la schizophrénie qui les habita de 1945 à 1954. Les événements du 8 mai 1945 suscitèrent une anxiété qui s’atténua sans jamais disparaître, des milices d’autodéfense furent constituées, les rapports de police signalèrent régulièrement des mouvements de panique. Cette peur fut cependant sans effet réel, le meurtre de trois soldats français en pleine rue d’Isly, dans l’été 1954, prit les allures d’un fait divers, le 1er novembre, en un sens prévu, fut considéré comme une surprise, une rupture inattendue et injuste.

La métropole, quels qu’aient pu être ses liens structurels avec les Européens d’Algérie, ne fut pas moins inconséquente, les signes avant-coureurs de la révolte y furent également perçus et ignorés. L’Algérie, depuis la Première Guerre mondiale, était pourtant devenue plus présente, une partie du contingent faisait son service outre-mer, les travailleurs algériens, permanents ou saisonniers, étaient nombreux an France. Dans les départements du Midi les immigrés avaient contribué au renouveau des cultures d’olivier, à l’amélioration des rendements viticoles. Les mineurs, dans le Nord, en Lorraine, dans le Massif central, vivaient au contact de leurs camarades français, la solidarité du fond, le danger, la résistance aux petits chefs avaient créé des liens qui se concrétisaient dans une large adhésion à la Confédération générale du Travail. Pourquoi ces fortes attaches n’ont-elles pas débordé le plan individuel ? Il reste beaucoup à faire pour le comprendre. Au moins les sondages présentés au colloque ouvrent-ils quelques pistes. Les premières enquêtes, en 1938, dévoilent une grande indifférence, pour les métropolitains l’Algérie est loin et n’intéresse pas. En août 1957 de 70 % à 80 % des métropolitains, toutes opinions confondues - à l’exception des communistes - soutiennent l’action de la France en Algérie : après Ðiện Biên Phủ, il ne reste plus d’autre pilier à la grandeur et à la mission civilisatrice.

Pour suivre

Le colloque, avec quelque quatre-vingts communications, a touché un nombre de thèmes considérable et a négligé quelques points importants, parfois parce que les investigations préalables n’ont pas encore été faites, plus souvent parce qu’aucun spécialiste n’était disponible au moment prévu.

La lacune principale concerne la religion. L’église romaine, aussi fortement organisée et centralisatrice que la puissance colonisatrice, a très tôt marqué sa présence, elle a élevé églises et cathédrales, ouvert des couvents et des écoles, acquis des terres. Une fois dépassées les illusions sur le faible enracinement de l’islam et sur une possible résurrection du christianisme antique, prêtres et religieux ont renoncé à convertir, ont souvent appris l’arabe, mais les fidèles, eux, ont regardé avec dédain des pratiques cultuelles peu formalisées, la révérence à l’égard de marabouts privés de statut, les « superstitions ». L’islam algérien, qui n’a jamais été sérieusement menacé, devint-il une ligne de résistance culturelle parce qu’il s’était très profondément implanté dans l’ensemble des populations indigènes ? À la prétention universaliste catholique un autre monothéisme opposa une résistance silencieuse et tenace. Quel rôle cette ignorance réciproque joue-t-elle, aujourd’hui, dans le retour en force d’une stricte pratique musulmane et dans la diffusion, en Europe d’un anti-islamisme qui n’hésite pas à s’afficher ?

Un autre point a été abordé trop latéralement, il s’agit de la condition féminine. On a très bien vu la participation des femmes à la guerre d’indépendance, mais on a peu parlé de leur situation pendant l’époque coloniale comme de leur retour à la vie de famille. Ici, on a dû l’admettre, les documents sont rares, la littérature offre quelques aperçus mais celles qui témoignent en écrivant parlent d’un monde qu’elles ont en partie quitté.

La question nous ramène à notre point de départ, au texte qui voulait imposer l’enseignement des « effets positifs » de la colonisation. Les auteurs de cet article pensaient aux hôpitaux, aux écoles, à l’enseignement féminin, aux chemins de fer. On leur répondrait sans peine que, jusqu’au début des années 1950, seule une minorité d’Algériens était scolarisée, que les hôpitaux, peu nombreux, se concentraient dans les villes, que la médiocrité d’un réseau ferré conçu pour servir les exploitants agricoles coloniaux est l’un des handicaps de l’Algérie contemporaine, mais le vrai problème n’est pas là. Le fameux texte tient pour évident le fait que la France a ouvert l’Algérie au monde moderne et lui a ainsi rendu service. Est-ce évident ? Même sans la colonisation française l’Algérie aurait été, à une autre époque de son histoire, entraînée vers la mondialisation par le capitalisme industriel. À quel prix ? L’exemple de la Libye, où la présence italienne fut brève et superficielle, montre qu’une évolution moins douloureuse et moins sanglante était concevable. La conquête italienne fut sauvage mais elle n’entraîna qu’un peuplement très limité et prit fin au bout de quarante ans, laissant peu de traces dans le pays. Et en quoi l’ouverture au capitalisme est-elle un « effet positif » ? Les rédacteurs du texte détournent maladroitement l’attention du fait colonial vers la modernité, ils se félicitent de ce qu’une société « supérieure » soit venue en aide à une autre société « attardée ». Un des mérites du colloque aura été de sortir de cette problématique qui bloque le raisonnement pour chercher, dans une collaboration entre spécialistes des deux pays, à éclairer ce qui n’a rien à voir avec le progrès et concerne seulement une meilleure intelligence du passé.


Citer cet article :
Pierre Sorlin «  Bilan du colloque  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=265