ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


RENKEN Frank

Université de Heidelberg (Allemagne)

La guerre d’Algérie et la vie politique française (1954-2006)

Session thématique « Colonialisme et anticolonialisme français »

Mercredi 21 juin 2006 - Matin - 9h-11h - Salle F 08

Traduit de l’allemand par Raymond Mosser, traduction revue par Gilbert Meynier.

 

La guerre d’Algérie, la résumer en vingt minutes, dans ses rapports avec la vie politique de la France durant les cinquante années révolues, est de l’avis de tout le monde, un devoir très complexe. Je me suis décidé à essayer de formuler la complexité en cinq thèses.

Une rupture historique

La guerre d’Algérie fut une guerre longue, sanglante et traumatisante. Sa signification ne se réduit pas à la souffrance humaine. La guerre d’Algérie a une signification qui perdure et par-là représente une rupture historique. Cela dans les deux sens suivants. D’une part, la guerre d’Algérie a été le déclencheur du processus de décolonisation dans son ensemble. Au 1er novembre 1954, l’empire colonial français en Afrique comprenait encore plus de onze millions de kilomètres carrés. La France, tout en essayant, avec obstination, de retenir sa colonie algérienne par des efforts militaires toujours accrus, ne cessait cependant pas d’abaisser, d’une manière décisive, le seuil de ses critères pour l’abandon des autres colonies. Quand en juillet 1962, à Alger, le drapeau tricolore fut amené, l’empire colonial français s’était désagrégé, à part quelques restes insignifiants. D’autre part, la guerre d’Algérie a bouleversé la société française sur le plan politique. En mai 1958, un soi-disant comité de salut public fut formé après la prise du palais du gouvernement général à Alger. Il s’agissait de fait d’un contre-gouvernement de nature putschiste soutenu par l’armée coloniale. Des parachutistes atterrirent en Corse et lancèrent un ultimatum à Paris. Le contre-gouvernement exigeait la chute de la IVe République afin de pouvoir continuer la guerre à toute force : en ceci il y eut succès. L’armée ne prit pas le pouvoir en métropole. Mais la menace - prise au sérieux - d’établir à Paris, au moyen d’un coup d’état militaire, un gouvernement à l’image de celui d’Alger, aplanit le chemin au général de Gaulle. Les partisans de ce dernier siégeaient même dans le contre-gouvernement. La guerre d’Algérie a ainsi bouleversé le système politique de la France et elle contribua à la mise au monde de la Ve République, laquelle existe encore aujourd’hui.

Je mets en avant la signification historique de la guerre d’Algérie car elle ne correspond pas forcément à l’expérience personnelle vécue par la population française en général. Pour les anciens combattants la guerre d’Algérie, bien avant toute chose, était absurde ; et pas seulement pour ceux-là. Dans la rétrospective de la conscience générale, la guerre d’Algérie faisait partie du temps d’après-guerre. Si la guerre d’Algérie est bien à l’origine du système politique en place en France, dans la conscience générale la dernière grande rupture historique eut lieu, non en 1958 ou 1962, mais dans les années 1944-1945.

Du coup, parfois la perception rétrospective va de pair avec une dédramatisation des événements dans l’hexagone, autant dans la perception populaire que dans certaines analyses historiques. Aujourd’hui on connaît l’issue de l’histoire. Mais cette connaissance, en ce qui concerne le développement politique de l’hexagone, aboutit parfois à des analyses qui tentent de dissocier du résultat constitutionnel les événements explosifs qui constituent sa toile de fond. L’issue qui advint a dépendu des nombreux facteurs et elle n’était absolument pas inéluctable.

En même temps, la guerre d’indépendance algérienne produisit au sein de la France même une polarisation politique et sociale marquée. Plus la paix paraissait proche, plus marquée se faisait la décomposition en France. À la fin, le pays se trouva au bord de la guerre civile.

Je rappelle quelques faits. La France fut ébranlée par deux révoltes des rappelés contre leur mobilisation en 1955 et en 1956. L’année 1957 fut marquée par une vague de protestation contre la torture. La chute de la IVe République elle-même mit en évidence que l’armée devenait un facteur de politique intérieure et un élément déstabilisant. L’expression en fut le ralliement final d’une partie importante de l’armée coloniale au putsch d’avril 1961, et, par la suite, d’éminents officiers à l’Organisation armée secrète (OAS). À cela s’opposa en métropole un mouvement pacifiste grandissant, et finalement un mouvement contre le terrorisme de l’OAS. Les obsèques des huit communistes de Charonne, en février 1962, furent accompagnées d’une grève massive dans tout le pays.

Le refoulement de la guerre par la conscience historique dominante de la Ve République est très lié à sa nature propre à faire voler en éclats l’unité nationale. Combien étaient vives les oppositions internes en France et la peur d’une guerre civile, on ne peut seulement le soupçonner que si l’on étudie de l’intérieur les représentations contemporaines. Pourtant, après 1962, le tout prit les apparences d’une « fâcheuse affaire » et, à force de savoir l’issue historique édulcorée, à maintes dissertations échappe la brisance des événements d’alors.

La « guerre sans nom »

Les guerres modernes du xxe siècle, dans leur ensemble, furent aussi menées sur un front intérieur. Cela est particulièrement valable pour la guerre d’Algérie qui vit la mobilisation du contingent, et pourtant du propre entendement de la République française, il ne s’agissait pas d’un conflit entre la colonie et la métropole, mais d’une menace de sécession d’une partie intégrante de la patrie. Les gouvernements de la IVe et de la Ve République menèrent le front intérieur en alliant la répression et la négation concomitante de la situation de guerre ainsi que celle de l’existence d’une question nationale en Algérie. Dans le langage officiel, l’Algérie fut pacifiée ; l’armée menait uniquement des « opérations pour le maintien de l’ordre ». Il n’y eut pas de guerre parce que la France ne peut pas faire la guerre à la France.

Il est important de se remettre devant les yeux la distorsion entre le discours officiel et l’expérience quotidienne. Le pouvoir niait la guerre, mais le Français moyen parlait très volontiers de la guerre. En juin 1999, pendant le débat parlementaire qui a abouti à la reconnaissance de la « guerre » en Algérie, Jean-Pierre Masseret a rappelé :

J’avais 10 ans en 1954, 18 ans en 1962 ; j’ai vécu la guerre d’Algérie en écoutant la radio, en lisant les journaux [...] au-dessus de chez moi habitait une famille de quatre enfants et tous les jours, la mère craignait une mauvaise nouvelle de son fils aîné, qui était en Algérie. Pour moi, donc, comme pour tout le monde, c’était réellement la guerre ; je n’aurais jamais pu utiliser un autre mot.[1]

Durant la guerre, le combat contre le déni de la réalité coloniale exprimé par le pouvoir ou celui contre l’utilisation de méthodes telles que la torture, faisaient partie intégrante de toute polémique autour de la guerre d’Algérie. Passer sous silence des crimes caractérisés allait de pair avec la censure de nombreuses publications critiques et, aux yeux des adversaires de la guerre, cela ne correspondait qu’à simplement compléter l’arsenal de la propagande de l’armée coloniale et du gouvernement en fonction.

Les conflits internes à la France que je mentionne au sujet de la guerre d’Algérie, montrent clairement que la dénégation affirmée par son pouvoir n’avait rien de commun avec un refoulement opéré par la société. À partir de 1956, la guerre était omniprésente en France ; à partir de 1960, la grande majorité de la population française en métropole éprouvait un désir toujours plus pressant de paix en Algérie ; à la fin de l’année 1961, ce souhait, face au terrorisme de l’OAS, était si fort que la popularité de De Gaulle chuta d’une façon dramatique dans les enquêtes d’opinion[2]. La négation de la situation de guerre faite par le pouvoir perdit toute efficacité ; pour le dire précisément, à la fin de l’année 1961, elle ne jouait tout simplement plus aucun rôle. La question n’était plus « Y a-t-il ou n’y a-t-il pas une guerre en Algérie ? », mais « Quand la paix viendra-t-elle ? »

Après que la France eut reconnu le 3 juillet 1962 l’indépendance algérienne, le tableau changea. Le pouvoir continua à tenir la guerre d’Algérie pour un événement inexistant. Ainsi le pouvoir refusa le statut d’anciens combattants aux anciens soldats. La France entretint des « relations privilégiées » avec l’Algérie, sans que le président, ne fût-ce qu’une fois, ne vînt en Algérie, encore moins ne dît la guerre du temps passé. Quand la science historique découvrit, à la fin des années 1980, la guerre d’Algérie, elle découvrit en même temps le tabou. La formule de « guerre sans nom » devint paradoxalement dans les années 1990 un terme consacré qui était présent presque chaque fois que les médias parlaient de la guerre d’Algérie.

Cela était accompagné de toute une théorie. Il apparut à beaucoup d’observateurs qu’à l’origine du « refoulement » de la guerre ne se trouvait pas le pouvoir mais l’individu. Patrick Rotman a produit avec Bertrand Tavernier sous le titre de « La guerre sans nom » un documentaire monumental. Il a expliqué :

[Les appelés] ont fait la guerre qui leur était imposée et se sont planqués le plus possible en attendant la quille. Mais, [...] ils n’ont rien raconté en famille, ni ailleurs. L’amnésie personnelle est devenue collective.[3]

À première vue, cela semble être une explication plausible. Car elle correspond à l’état des sentiments de ceux qui ont fait la guerre. Cependant, en ce qui concerne la société dans son ensemble, à regarder de plus près, cette explication ne mène à rien. L’ampleur, à elle seule, des traumatismes individuels n’explique rien. L’Algérie indépendante avait à déplorer sensiblement plus de victimes des atrocités de la guerre que la société française. Cependant, là-bas, depuis l’indépendance, la commémoration de la guerre était quasiment un exercice d’obligation nationale. Le pouvoir algérien a stérilisé la mémoire de la guerre et éliminé simplement bon nombre d’acteurs du combat de l’indépendance. Mais cela se fit sur fond de développements politiques au sein du mouvement nationaliste en général, et tout particulièrement au sein du Front de libération nationale (FLN) après la victoire, et non pas comme le résultat d’expériences de violence mal assumées.

Un deuxième exemple est fourni par la France elle-même. Les nombreux morts de la Seconde Guerre mondiale et la charge psychique qui en est résultée pour un nombre d’habitants plus grand en comparaison avec la guerre d’Algérie, n’ont d’aucune façon donné lieu à un refoulement comparable à celui qui a suivi la guerre d’Algérie. Après la Seconde Guerre mondiale eut lieu une lutte idéologique au sujet de l’interprétation historique du rôle de la Résistance, des Alliés et du régime de Vichy avec des renversements dans les rapports de force. Mais d’emblée l’unanimité se fit sur un point : ce n’est pas pour rien que sont tombés les morts avec leurs souffrances dans le combat contre les nazis. Bien plus, on se prit à se quereller quand il fallait compter tous ceux qui étaient à ranger du côté de la Résistance.

Tout cela paraît banal. Cependant quand il s’agit de la guerre d’Algérie, cette notion perd sa banalité. Le refoulement de la guerre d’Algérie de l’espace officiel était le résultat d’une stratégie inspirée par des raisons politico-idéologiques, et non le produit d’une succession de traumatismes individuels généralisée dans la population. Au contraire, les traumatismes individuels des anciens combattants ont été accentués, quand ils retournèrent dans une société où leur vécu fut élevé au rang d’un tabou décrété par le pouvoir.

Qui voulait les écouter recevait de quoi écouter. En témoignent toute une série de publicistes et de faiseurs de films qui continuellement obtinrent un très large écho. Il y a de l’analogie entre les expériences que firent René Vautier au début des années 1970 qui, pour son film Avoir vingt ans dans les Aurès, enregistre environ 500 soldats pour 680 heures de bande magnétique, ou Jean-Pierre Vittori, lui-même ancien combattant d’Algérie qui pour son Nous, les appelés d’Algérie, novateur, procéda à 300 interviews[4]. Rotman, lui aussi, mit l’accent sur le fait que les vétérans sollicités, à l’exception d’un seul, étaient tous prêts à coopérer avec Tavernier pour le documentaire[5].

Le gaullisme déchiré

La stratégie du refoulement adopté par le pouvoir résultait de l’impossibilité d’intégrer la défaite en Algérie dans la continuité de la tradition nationale. La coupure de la guerre d’Algérie dans la continuité de la tradition nationale est avant tout l’expression des contradictions du gaullisme qui dominait la France politiquement jusque dans les années 1970. Le gaullisme se trouva - et se trouve - dans un double dilemme idéologique.

1) Le général de Gaulle, et non pas la gauche, signa de sa responsabilité les accords d’Évian qui scellèrent la défaite de la France en Afrique du Nord, ce qui veut dire la fin de l’empire. En fait, de Gaulle n’avait pas d’alternative à une politique de désengagement. Lui-même, en cercle confidentiel, a posé sa signature au plus grand de ses exploits, à savoir d’avoir sorti la France de l’Algérie, sans que le pays ne s’enfonce dans la guerre civile qui menaçait. Selon sa lecture des événements, comme il est indiqué dans ses Mémoires, l’accord d’Évian n’était pas une capitulation, ni l’abandon de l’Algérie française, mais le document d’une paix honorable[6]. C’est selon cette version que de Gaulle, et non pas la gauche, a donné la paix à la France après un quart de siècle de guerre.

L’indépendance algérienne, dans cette optique, n’était pas le résultat d’un combat de libération de musulmans opprimés, ni non plus le produit d’une défaite politique ou militaire mais un acte de la générosité française. Le pendant complémentaire de la négation du FLN comme agent négociateur, fut la réfection de De Gaulle comme leader omnipotent de l’histoire. Dans cette perspective, la deuxième moitié de la guerre, dans son ensemble, de 1958 à 1962, est perçue comme ramassée en une image télescopique et réduite au processus de la négociation qui trouva sa conclusion à Évian.

Fait décisif, la rupture politique que connut l’année 1962 ne fut pas comparable à celle de 1958 : le président garda le contrôle politique. Ainsi, après coup, la mobilisation pour la paix en Algérie et le mouvement contre l’OAS des années 1960-1962, au lieu de s’être trouvés en opposition avec le gouvernement pouvaient apparaître comme « ayant aidés » à la conclusion des accords d’Évian. La ligne de conduite adoptée par les représentants de l’Algérie française qui combattaient le gaullisme comme allié du communisme renforça cette impression. On avait oublié que la guerre, avec toutes ses cruautés, avant toute chose continuait son escalade, que la guerre avec de Gaulle se prolongeait encore plus qu’elle ne l’aurait fait avec ses prédécesseurs. De Gaulle apparaît comme le leader au-dessus de l’histoire, alors qu’en réalité il dérivait à son gré.

Le général de Gaulle n’aimait pas l’idée qu’il était traqué par une dynamique incontrôlable. Il préférait le rôle d’un homme de caractère au-dessus des conflits politiques ; quelqu’un qui n’est pas l’objet de l’histoire mais qui fait l’histoire - c’est-à-dire, qui a fait la paix, non la guerre en Algérie. La conception que voilà a été la première chose exprimée d’une façon systématique par de Gaulle lui-même, en 1969, dans ses Mémoires d’espoir. Cette conception trouva une expression durable, plus tard, dans beaucoup de manuels scolaires, notamment dans les livres d’histoire des classes de terminale depuis 1983[7].

Cependant au sein du gaullisme, cette conception n’était aucunement incontestée. Beaucoup, dans les rangs des gaullistes, tenaient à l’Algérie française pour lesquels Évian avait le goût d’une capitulation. C’est pourquoi quelques-uns, durant la guerre, rompirent avec le gaullisme, comme Jacques Soustelle ; la majorité, depuis 1962 et après, s’exerça à faire un grand écart idéologique, comme qui dirait Michel Debré. Le « mutisme » officiel était la façon logique de traiter cette opposition parce qu’elle était la seule possible.

Après la disparition de De Gaulle, la question historico-idéologique à propos de l’issue de la guerre d’Algérie qui trouva grâce à Évian son symbole, ne se détendit pas. Bien au contraire. Une des raisons se trouve dans le contexte international. Les relations privilégiées, la coopération que de Gaulle voulait mettre à la place de l’ancien rapport avec l’Algérie, s’effondrèrent définitivement avec la nationalisation des hydrocarbures en 1971 ; après, Évian devint terriblement impopulaire dans le camp gaulliste.

Ainsi par la suite, l’autre version des accords d’Évian prit du poids, notamment celle de l’Algérie française. Il est symptomatique qu’Évian et l’armistice du 19 mars ne font pas date dans la réserve d’histoire du gaullisme. L’année 2002 vit l’échec de la tentative de réunir à l’Assemblée nationale une large majorité pour le 19 mars comme journée nationale de commémoration des Français tombés à la guerre d’Algérie. Jacques Chirac, ou plutôt son gouvernement, déclara finalement le 5 décembre comme journée nationale de commémoration, un jour sans rapport avec le fait historique. Elle se réfère à un autre acte de commémoration, à savoir l’inauguration du mémorial des morts pour la France l’année précédente par Chirac. C’est ce qu’on peut appeler l’autoréférence, voire l’autosatisfaction, dépourvue de tout sens historique.

2) La question de l’effondrement de l’empire et de la défaite en Algérie n’est qu’un des aspects ; s’y ajoute que la Ve République, qui a son origine dans l’esprit de De Gaulle, fut mise au monde dans la désobéissance de l’armée. Qui peut être fier de mai 1958 ? Massu ? Salan ? Ce sont peut-être des « hommes de caractère », mais pas vraiment les figures de proue de la démocratie, présentables au grand public par un État qui magnifie les droits de l’homme. Au moins, de Gaulle lui-même n’a jamais propagé l’« esprit de mai 1958 ». Pour lui c’était une crise déplorable, le résultat inévitable du système de la IVe République qu’il détestait. C’était une crise à surmonter, pas à commémorer.

Quand l’Algérie était la France, la prise d’assaut du gouvernement général à Alger et la formation d’un comité de salut public avaient toutes les caractéristiques d’un coup d’État. De Gaulle le savait, c’est pourquoi il mettait le plus grand prix à garder l’apparence constitutionnelle. La naissance de la Ve République, et tout particulièrement son propre rôle ne doivent pas être souillé des événements de mai 1958.

Depuis, il ne manque pas d’analyses qui cherchent à détacher complètement la création du nouveau système constitutionnel en France des conditions de son origine en Algérie[8]. Par conséquent, la Ve République doit se contenter d’être sans légende fondatrice propre. Or, ce fait est pleinement compensé par la fuite dans un autre culte fondateur. Il s’agit de celui qui était à l’origine de la mal-aimée IVe République : ce fut sous la présidence de De Gaulle que la commémoration de la Résistance et de son propre rôle en tant que l’homme du 18 juin 1940 - date de son premier appel au peuple français via la BBC - se développa en véritable culte.

L’incohérence de la gauche

Le pouvoir accompagné du parti de gouvernement en place n’est pas tout puissant. Ma thèse est que c’est dans le mutisme autour de la guerre d’Algérie, largement déploré jusqu’à la fin des années 1990, que la dominance de la conception gaulliste de l’histoire trouve son expression. Cependant pourquoi cette conception a-t-elle pu se maintenir ?

Pour le comprendre, regardons de près ce qu’on appelle la « mémoire collective ». En réalité, une telle mémoire collective n’existe que dans un sens plus large : dans la société, il y a plusieurs interprétations collectives de l’histoire récente - notamment autour des épisodes brûlants comme la guerre d’Algérie - qui s’affrontent parfois violemment. La production historique est l’affaire des historiens. Mais ils ne travaillent pas coupés des forces politiques qui dominent la lutte des idéologies, et qui gouvernent aussi la perception populaire de l’histoire qui n’est qu’un champ de bataille idéologique parmi d’autres. Cette bataille est commandée évidemment par les forces qui contrôlent l’État. Cette dominance s’exprime autant à travers des actes symboliques qu’à travers les discours, parfois bien médiatisés.

Pourtant, mémoire et conceptions historiques sur des thèmes d’histoire récente et à ce point explosifs comme la guerre d’Algérie, sont toujours le résultat d’une lutte historico-idéologique. Ce que les opposants politiques de De Gaulle avaient à mettre en face, sur le terrain de l’histoire, faisait la différence.

Établir une contre-culture commémorative par en bas est démontré par le cas du métro Charonne. Le Parti communiste français (PCF) réussit à honorer pendant des décennies, par des cortèges parfois impressionnants, les huit puis neuf manifestants anti-OAS de février 1962 tués par la police parisienne, et de l’ancrer dans la conscience des masses. Mais Charonne constitue une exception. En face de cela, existent de nombreux autres épisodes sanglants de la guerre d’Algérie qui furent, comme la guerre dans sa totalité, « redécouverts », soit pas du tout, soit seulement bien après, par d’autres acteurs, comme ce fut le cas des manifestants algériens sans nombre assassinés le 17 octobre 1961. Poser la question de qui tient une formation politique, c’est toujours poser une question au sujet des intérêts politiques. Par la rétrospection de certains épisodes de l’histoire, il s’agit d’établir une ligne de tradition, d’interpréter des combats passés, de conférer à un parti une cohésion interne.

Au-dessus de la rétrospection des victimes de la station du métro Charonne, le PCF pose un signal : nous avons été en première ligne dans le combat contre l’OAS, contre le fascisme. En dehors de cela, le bilan algérien du parti fait ressortir tellement d’incohérences que, pendant très longtemps, une prise en compte offensive de la guerre d’Algérie lui fut difficile. Deux points sont à mettre en exergue. D’une part, le groupe a voté les pouvoirs spéciaux en mars 1956. En ce temps-là, il n’y avait déjà pas à rendre compte à ses propres militants comment le transfert de toutes les compétences de l’autorité à l’exécutif, et par là en fin de compte à l’armée, devait contribuer à une solution pacifique en Algérie. En toile de fond, se dessinait la tentative désespérée de rompre l’isolement politique en « copinant » avec le gouvernement Mollet.

Le vote des pouvoirs spéciaux aujourd’hui encore, met le PCF à nu. Il a conduit bien souvent, à tort, à « mettre dans le même panier » le PCF et la guerre en Algérie. En réalité le PCF, en tant que seul parti influent, s’est prononcé, dès le commencement, contre la répression militaire. Ce qu’il ne fit pas, assurément, et là j’arrive à la deuxième incohérence de la politique communiste : ce fut de ne jamais se solidariser avec le FLN. Bien plus, il n’a revendiqué sans ambiguïté l’indépendance algérienne qu’en l’année 1960.

Ces incohérences, dans les quatre décennies écoulées depuis l’indépendance algérienne, ont débouché sur une position historico-idéologique du PCF qui balance entre une prise en compte offensive du combat contre l’OAS et une justification défensive en ce qui concerne son rapport avec l’indépendance algérienne.

Beaucoup d’encre a coulé pour prouver par des voies souvent tortueuses que le PCF aurait soutenu l’indépendance algérienne « dès le premier jour ». Pour le PCF et son propre entendement, le fait que de Gaulle, finalement, conclut avec le FLN la paix négociée, fut dramatique. Cela a désarmé la politique du PCF vis-à-vis de De Gaulle qu’il avait qualifié pendant la crise de mai 1958 d’apprenti dictateur, voire de nouveau Mussolini. Encore en 1963, sous la pression du rapprochement franco-allemand, les célébrations d’anniversaire de Charonne étaient pleines de déclarations contre le régime de De Gaulle qui était rendu personnellement responsable de la mort des communistes.

Mais à ce moment-là la France avec de Gaulle prit ses distances avec l’OTAN. Les tons se firent plus conciliants. En 1972, au dixième anniversaire de Charonne les déclarations communistes ne faisaient plus mention de De Gaulle, mais seulement de Roger Frey, ministre de l’Intérieur en 1962. Dix ans plus tard, en 1982, en corrélation avec Charonne fit surface un nouveau nom : le préfet Maurice Papon. Le lien est là, incarné par Papon, de la lutte contre le nazisme à lutte contre l’OAS.

Quant à de Gaulle, et je n’exagère pas en cela, il disparut littéralement des sujets d’intérêt du parti, à partir des années 1970. Son nom est presque inexistant dans L’Humanité quand il est question des événements de la guerre d’Algérie. En effet, à partir des années 1980 on trouve de temps en temps des références nettement positives de l’ancien ennemi. Notamment concernant le conflit avec le Front national, le PCF était enclin à évoquer la confrontation de l’OAS avec de Gaulle pour se placer dans le camp du général.

Il est clair que, sur de pareilles bases, il est impossible d’établir, à propos de la guerre d’Algérie un plan de positionnement cohérent, qui aurait quelque chose à opposer à la stratégie historico-politique du gaullisme. Le PCF n’a à aucun moment « refoulé » l’Algérie, mais il a amputé son accès à l’histoire du combat d’indépendance, accès frappé d’incohérence dans son rapport avec Guy Mollet et la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), son rapport avec le FLN et son rapport avec de Gaulle.

Le PCF a perdu sensiblement en poids au cours des années 1980, au profit des socialistes. À la différence des communistes, les socialistes étaient activement engagés dans la guerre contre le FLN comme parti de gouvernement et comme ministres, ce qui a depuis ce temps-là gravement surchargé sa crédibilité. Un nom passe, comme aucun autre, pour entaché par la guerre d’Algérie, c’est celui de Guy Mollet. Comme chef de la SFIO, il gagna les élections 1955-1956 avec la promesse de démobiliser l’armée. À peine en fonction, lors d’un voyage à Alger, il céda sous la pression des ultras et dès lors renforça la guerre. Le nom de Mollet resta durant toute sa vie lié aux tomates et aux pouvoirs spéciaux. Et ce fut à tel point que Mollet, après la création du Parti socialiste (PS) en 1971, fut traité en personne inexistante dans la tradition du parti. Tous ceux qui voulaient devenir quelque chose dans le PS cherchaient à prendre leurs distances avec la politique algérienne de Mollet.

Le PS est complètement démuni sur le plan de l’idéologie historique, parce qu’au-dessus de lui la SFIO s’était réellement cassée à cause de son engagement en Algérie. Il est vrai qu’avec François Mitterrand, c’était bien l’un des rivaux historiques de Mollet qui a gagné les élections présidentielles pour la gauche en 1981. Mitterrand n’avait jamais milité au sein de la SFIO. Mais Mitterrand avait sa propre histoire algérienne. Le fait que Mitterrand était le ministre de la Justice responsable, ou mieux non-responsable, sous Mollet, ne renforçait pas son intérêt à placer la guerre d’Algérie au centre de son discours, ou même la résistance anticoloniale à l’impérialisme français.

La présidence de Mitterrand conduisit à une réconciliation générale des socialistes avec l’histoire de la Ve République. C’était bien Mitterrand qui pendant des années fustigea la République issue de mai 1958 comme « coup d’État permanent »[9], même comme « dictature »[10]. En tant que premier président de gauche de cette « dictature », il préférait taire la discussion de savoir si en mai 1958 il s’était agi d’un coup d’État.

Au lieu de cela, il chercha, au bénéfice des ennemis mortels d’autrefois du côté de la droite, à l’emporter sur la stature de De Gaulle en tant que réconciliateur au grand cœur. Pendant que sous de Gaulle, jusqu’en 1968, tous les membres de l’OAS et participants au putsch furent graciés et amnistiés, Mitterrand, au début des années 1980, obtint que Salan et d’autres réintégrassent d’une manière formelle leur carrière militaire ancienne[11].

Conclusion

Il n’y avait rien de prédéterminé dans la configuration du débat, ou plutôt le non-débat rétrospective sur la guerre d’Algérie. Les facteurs prédominants étaient les contradictions idéologiques au sein des courants politiques, mais aussi les aléas des événements après 1962. Si, par exemple, Michel Rocard s’était imposé au sein du PS avant les présidentielles de 1981, qui sait comment le PS aurait évolué en ce qui concerne sa relation au passé algérien. Du moins, Rocard n’a jamais eu de difficulté à parler sur l’Algérie à cause de son engagement au sein de la minorité socialiste contre la guerre coloniale qui s’est formé finalement dans le Parti socialiste unifié (PSU).

Je ne peux qu’ajouter quelques mots sur le débat des dernières années en France concernant la torture et d’autres aspects de la guerre d’Algérie qui s’est déroulé dès l’an 2000. Imposer la négation d’État ne s’accomplit pas sans frictions, vu qu’elle se trouvait en contradiction avec le sens historique de la guerre et l’expérience réelle des masses. La guerre fut éliminée, ou presque éliminée, dans les manuels scolaires jusqu’au début des années 1980, ou aussi à la télévision, et, de même elle n’existait guère comme sujet cinématographique. Mais l’immigration algérienne, l’établissement des relations privilégiées, les anciens combattants dans de grandes associations, l’existence des rapatriés, enfin la renaissance de l’Algérie française, voire d’une nostalgie pour l’OAS avec la montée du Front national à partir des années 1980, tout cela avait pour conséquence que la guerre d’Algérie était toujours présente dans la société française. La négation par l’État était bien la conséquence, non de l’oubli, mais de la présence déchirante des querelles héritées de la guerre sous la surface institutionnelle[12].

Dans les années 1980, on a vu un processus de « dé-tabouisation » de la guerre, déclenché par les efforts des historiens qui ont trouvé une caisse de résonance dans la société[13]. Le débat sur la torture des années 2000 à 2002, ou encore le débat sur la loi du 23 février 2005 et le « rôle positif » de la colonisation, ont illustré que la guerre d’Algérie, comme tout événement historique, peut devenir un point de référence pour la perception populaire de l’histoire contemporaine. Mais le débat toujours aigu a montré aussi que le projet de l’État qui a essayé à partir de 1999 de neutraliser la guerre d’Algérie par des gestes divers a échoué devant l’objet même de la mémoire. La mémoire de la guerre d’Algérie est la mémoire d’un événement qui a profondément déstabilisé la société en divisant l’armée et le camp nationaliste français. L’espoir que les « mémoires antagonistes » peuvent être réconciliées par le passage dans le domaine historique - une idée avancée par de nombreux historiens[14] - s’est révélé illusoire parce que jusqu’à ce jour la guerre d’Algérie ne se prête pas au développement, à partir d’elle, d’une ligne de tradition qui contribue à la réconciliation sociale de la nation et par là à la stabilisation de la société.


[1Journal officiel de la République française (JORF), Assemblée nationale, « Compte rendu analytique officiel », 1re séance du 10 juin 1999, p. 5712. Jean-Pierre Masseret était alors secrétaire d’État à la Défense chargé des Anciens combattants.

[2] Jean-Jacques Becker, Histoire politique de la France depuis 1945. Paris : Armand Colin, 1992, p. 117.

[3] Patrick Rotman (entretien), « Une guerre inutile », Le Monde télévision. 10 février 1992, n° 9, p. 11.

[4] Jean-Pierre Vittori, Nous, les appelés d’Algérie. Paris : Stock, 1977 ; Réédition : La vraie histoire des appelés d’Algérie. Paris : Ramsay, 2001.

[5] P. Rotman, « Une guerre inutile », entretien cité.

[6] Voir Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir. T. I : Le renouveau. Paris : Plon, 1970.

[7] Avant 1983, la guerre d’Algérie n’existait pas en tant que sujet dans les programmes pour les classes de terminale ; voir Frank Renken, Unsichtbare Geschichte : Der Algerienkrieg in den Schulbüchern der französischen Abschlussklassen vor 1983. Braunschweig : Internationale Schulbuchforschung, 2004.

[8] Voir par exemple René Rémond, Le retour de De Gaulle. Bruxelles : Complexe, 1987. Dans ce texte, la participation gaulliste aux préparatifs putschistes à Alger est pratiquement inexistante.

[9] Voir François Mitterrand, Le coup d’État permanent. Paris : Plon, 1964.

[10] Dans une interview avec Raymond Thévenin, publiée dans Combat, 22 octobre 1962.

[11] Voir Stéphane Gacon, L’amnistie. De la Commune à la guerre d’Algérie. Paris : Seuil, 2002, p. 297-319.

[12] Voir Pierre Frank, Les troubles de la mémoire française. In Jean-Pierre Rioux (dir.), La guerre d’Algérie et les Français. Colloque de l’Institut d’histoire du temps présent. Paris : Fayard, 1990, p. 604.

[13] Voir notamment le travail de Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie. Paris : La Découverte, 1992.

[14] Voir par exemple B. Stora, « 1999-2003, guerre d’Algérie, les accélérations de la mémoire ». In Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie. 1954-2004, la fin de l’amnésie. Paris : Robert Laffont, 2004 ; ou bien Guy Pervillé, « L’histoire peut-elle réconcilier les mémoires antagonistes de la guerre d’Algérie ? ». In La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises. Paris : SFHOM, 2000.


Citer cet article :
Frank Renken, « La guerre d’Algérie et la vie politique française (1954-2006) », trad. Raymond Mosser, colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007,
http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=271