ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


RIVET Daniel

Université Panthéon-Sorbonne Paris 1

Algérie française et Maroc sous protectorat : bref essai d’histoire comparée

Session thématique « Pouvoirs d’États et États »

Mardi 20 juin 2006 - Matin - 9h45-11h45 - Salle F 106

À propos de l’Algérie française et du Maroc sous protectorat, il faut prendre en considération les deux lectures qui s’affrontent dès l’entre-deux-guerres, et qui ont laissé des traces sur notre représentation des deux entités sous domination française.

Pour ceux selon lesquels la colonisation fait système et ne peut engendrer que du colonialisme, il ne peut y avoir que des degrés dans l’oppression qu’elle engendre nécessairement. Dans cette optique, l’Algérie représente un cas extrême de colonisation de peuplement européen et d’exploitation des indigènes, et le Maroc ne serait qu’une forme incomplète, inachevée de colonialisme du fait de la brièveté de l’occupation franco-ibérique. En somme, les différences entre ces deux pays sous domination française, si visibles soient-elles - Algérie assimilée à..., dans la France, Maroc semi-indépendant colonisé obliquement -, restent anecdotiques. Fondamentalement, l’impérialisme français déployé en Afrique du Nord est un.

Pour d’autres, le Maroc constitue un cas d’espèce atypique, une forme de colonisation très spécifique. Ne fût-ce que du fait de l’individualité historique si prononcée de l’empire chérifien et de la manière dont le protectorat fut initié à son commencement par un homme hors série : Louis-Hubert Lyautey. Si bien que le Maroc resta en complet décalage avec l’Algérie à l’époque coloniale. Et que la comparaison, pour autant qu’on puisse l’envisager, doit se limiter à dresser un inventaire des différences.

On ne peut pas faire abstraction de ces deux schèmes d’intelligibilité de l’Algérie et du Maroc soumis à la République impériale française sous prétexte qu’ils seraient porteurs d’idées reçues, donc de prismes paresseux. Car l’un et l’autre comportent une part de véridique. Mais on doit renoncer à ce type d’explication monolithique faisant appel à un ouvre-boîte passe-partout : marxiste-léniniste pour le premier mode de compréhension des deux situations coloniales, antidogmatique et éclectique pour le second au risque de s’aveugler sur la nature du protectorat masquée par un habillage séduisant de colonisation à visage humain. Autant que possible, on s’essayera à faire chemin avec ces deux lectures et à les penser l’une avec l’autre et non l’une contre l’autre.

Des caractéristiques communes produisant des effets d’homologie

Un premier dénominateur commun entre ces deux histoires de colonisation, ce fut la violence qui entacha la conquête coloniale. Pour l’Algérie, il suffit de lire la correspondance familiale des chefs des colonnes mobiles de Bugeaud ou bien Eugène Fromentin, découvrant El Oued peu après son occupation, pour s’en convaincre. Le fait de carnages commis sans distinction entre Algériens en armes et civils impuissants est si avéré qu’on en trouve écho des décennies plus tard dans des nouvelles de Maupassant. Dans les années 1930, pour venir à bout d’un enfant récalcitrant, ne lui disait-on pas qu’on allait chercher « Bujou » ? L’extrême violence qui accompagna la conquête du Maroc du début du siècle à 1934 a été minimisée sur le champ et occultée depuis, comme si l’Algérie était devenue pour les Français le lieu d’un mal colonial archétypal et incommensurable. Et pourtant, sur une échelle de Richter de la violence coloniale, les bombardements aériens de souks ou de semi-nomades surpris dans leur migration pastorale ou l’emploi sur le front rifain d’obus à ypérite sont bien l’équivalent des enfumages des Oulad Riadh ou des douars passés tout entiers au fil de l’épée.

En réalité, les formes de résistance furent comparables : barrage étatique à la pénétration étrangère, levées en masse pantribales, convulsions confrériques sur fond de mahdisme et, bien sûr, essais de guerre proto-nationales conduits par deux émirs, Abd el Kader et Abd el Krim, mais avec des moyens militaires et des ressources symboliques décalées pour le leader du mouvement rifain et en phase avec l’après Première Guerre mondiale. Dans les deux pays, le sens des résistances est le même : rejeter à la mer le roumi, cet envahisseur chrétien qui déferle périodiquement au Maghreb depuis la fin de la reconquista ibérique. Bref une sorte de patriotisme confessionnel trempé dans une culture du jihâd spécifique au Maghreb à l’époque moderne. Et les modalités guerrières pour capturer un ennemi insaisissable sont au Maroc décalquées de la guerre d’Afrique à la Bugeaud, avec une restriction importante. On dispose au Maroc d’outils d’empire inconnus au siècle dernier : une cartographie affinée, une ethnographie miniaturisée et surtout des tirailleurs sénégalais et nord-africains qui contribuèrent pour beaucoup à « invisibiliser » la conquête. Ce sont des turcos et des chasseurs d’Afrique franco-gaulois qui ont conquis l’Algérie. La proportion des contingents locaux ne dépassa jamais les 10 %. Ce sont des Algériens - un quart de l’effectif -, des Sénégalais et des Marocains - un autre quart des troupes débarquées après 1918 - qui constituèrent l’épine dorsale de l’armée combattante au Maroc.

Les Français entrèrent de force en Algérie et au Maroc. Ils en furent délogés par la force et au Maroc autant qu’en Algérie, quoi qu’en rapporte une version euphémisée de la décolonisation de l’empire des chérifs alaouites.

Bien sûr, l’explosion de violences citadines, puis rurales qui secoue le Maroc à partir de 1953 ne revêt pas la même intensité que celle qui déferle sur l’Algérie entre 1954 et 1957. Il n’empêche, le terrorisme urbain commence au Maroc après la déposition de Mohammed V, et la forme de riposte coloniale qu’il appelle procède de cette guerre dans la foule qui atteindra un paroxysme à Alger au début de l’année 1957. À Casablanca, l’ambiance est au déferlement compulsionnel de peur haineuse après les bombes qui ensanglantent Mers es-Sultan le 14 juillet 1955, et elle préfigure l’ambiance qui règnera à Alger en 1957. Quant à l’armée de libération du Maroc qui s’ossifie à partir de la zone espagnole, elle s’essaye à synchroniser ses opérations dans le Maroc du Nord-Est avec l’Armée de libération nationale (ALN) algérienne et elle ne consentira à se dissoudre, en mars 1956, qu’avec une énorme réticence sous l’objurgation du roi avec l’appui de l’armée ex-coloniale.

La décolonisation du Maroc ne fut donc pas seulement une partie de gala entre gens de bonne compagnie. Elle fut précipitée par le fait que le peuple des villes anciennes dans l’intérieur et des villes nouvelles sur le littoral atlantique était devenu intenable pour les autorités d’encadrement et de surveillance franco-marocaines et que la colère des villes gagnait le monde des douars et des khaïmas (« tentes ») à une vitesse surprenant les meilleurs connaisseurs de l’intérieur du pays. Il n’est pas interdit de conjecturer que le rétablissement sur le trône in extremis du sultan Mohammed V a court-circuité une formidable révolte contre l’ordre colonial susceptible de donner la main à l’insurrection algérienne.

De même que les résistances à la conquête procédaient d’un même lexique, la rébellion contre la colonisation qui va l’emporter fait écho dans les deux pays à la victoire du Viêt-minh sur les Français et à la geste nassérienne commençante. Mais derrière ce langage emprunté au répertoire de la guerre révolutionnaire et à l’arabisme fusent autant de vieux réflexes d’insoumission au pouvoir central : cette fameuse siba ou vague de protestation contre l’État toujours venu d’ailleurs et qui déferle des môles berbérophones, foyers d’irrédentisme pour tout pouvoir venu de la plaine. À n’en pas douter, en Algérie comme au Maroc, ces îlots de cruauté archaïque vont contribuer à donner aux deux guerres de libération leur caractère inexpiable.

Dans les deux cas également, le mouvement des foules est amorcé, encadré, amplifié par des partis-nation en puissance entre lesquels on discerne d’étroites correspondances. En particulier entre le Parti du peuple algérien - Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA-MTLD) et le parti de l’Istiqlal dans sa déclinaison populaire à partir de la fin des années 1940. Sans doute le nationalisme marocain baigne-t-il bien plus dans le salafisme, c’est-à-dire un réformisme religieux qui, en l’occurrence, ne vient pas seulement d’Orient, mais est doté d’antécédents locaux et qui, plus que pour le PPA, nourrit l’infrastructure mentale et la psyché des nationalistes ; et continue-t-il à émettre une tonalité bourgeoise citadine sans équivalent dans le MTLD. Mais entre une cellule rurale du parti istiqlalien dans la région d’Oujda ou dans un faubourg de Kenitra et une section locale du PPA à Tlemcen ou à Michelet la différence est presque imperceptible.

Au Maroc autant qu’en Algérie, l’explosion d’un nationalisme plébéien virulent et xénophobe durcit, extrêmise les populations européennes. La société du contact qui s’interposait, sur fond d’hybridité, entre les deux communautés fond à vue d’œil après 1945. Les émeutiers européens venus du Maarif qui se déchaînent à Casablanca après l’attentat terroriste du 14 juillet 1955 préfigurent terme à terme les desperados de Bab El-Oued en 1962. La foule de « petits blancs » s’y livre à des ratonnades avec la complicité active des forces de police, vivier du contre-terrorisme. Et lors des obsèques des victimes européennes à la cathédrale, le résident général Gilbert Grandval faillit être écharpé : dix-huit mois avant que Guy Mollet soit conspué et pris à parti à Alger le 6 février 1956. Le Maroc n’en finit pas d’anticiper sur un mode mineur le scénario de fin de partie qui fit du naufrage de l’Algérie française une tragédie.

Au commencement et à la fin de la colonisation, il y a des violences symétriques, donc comparables, auxquelles il faut ajouter une dépossession foncière des indigènes qui, certes, n’atteint pas les mêmes proportions au Maroc - un million d’hectares livrés aux colons - qu’en Algérie - deux millions sept cent mille hectares.

Avec un colon terrien sur quatre au Maroc originaire d’Algérie et une forte concentration dans la région d’Oujda qui fait figure de prolongement de l’Algérie française planté en terre marocaine. Sans doute l’emploi des procédés coercitifs élaborés en Algérie pour constituer ces gisements de terres coloniales ne furent pas réemployés terme à terme au Maroc. Le recours au séquestre de leurs biens immobiliers pour venir à bout des tribus indomptables s’opéra seulement à dose homéopathique ; mais non le resserrement de collectivités rurales quand on estime qu’elles sont largement pourvues, de façon à caser dessus des colons - la colonisation officielle dans les deux pays. Certes des précautions efficaces sont introduites au Maroc pour interdire la privatisation - melkisation - des terres en usage collectif - terres dites arch en Algérie, jma’a au Maroc. Mais enfin, dans les deux pays, la législation agraire est en définitive orientée de manière à faire de la place aux colons, fut-ce en refoulant les indigènes sur leurs terres de parcours.

Pareille hémorragie des terres ancestrales condamne nombre de fellahs à la paupérisation et à la fragilisation en présence du retour des disettes, famines et épidémies de peste et de typhus définitivement extirpées seulement après 1945. L’exode rural sanctionne cet appauvrissement qui souffre évidemment d’exceptions : il y a aussi consolidation, dans les deux cas, d’une grande propriété indigène. Les bidonvilles dans les deux pays constituent de symétriques ceintures de dénuement qui encerclent les villes modernes. Mais il convient d’assortir ce schéma unilinéaire de deux observations restrictives.

D’une part, dans les deux pays, les fermes coloniales constituent des lieux d’attraction et non de répulsion, tant est que le salariat représente un mode d’exploitation plus rémunérateur et plus sécurisant que le khamessat (« le métayage au cinquième ») ou que la condition de sâhib (« compagnon ») enchaîné à son maître par le jeu de créances hypothécaires. D’autre part, autant que les spoliations foncières c’est la croissance démographique induite par l’éradication des grands fléaux épidémiologiques qui rompt l’équilibre relatif entre populations et ressources. Et en Algérie autant qu’au Maroc, ce sont les zones les moins atteintes par la colonisation terrienne qui jettent à la mine, au bidonville, et, au-delà de la mer, en France, les plus gros contingents d’émigrés : Kabylie, Aurès, Rif, Anti-Atlas, confins sahariens, etc.

Les politiques de peuplement européen et d’encadrement des indigènes ont également comme un air de famille. On veut enraciner une colonisation peuplante pour tenir la terre. Car selon l’adage romain, on croit pouvoir s’enraciner en occupant le sol et en y installant des colons terriens. Mais comme le Français a peu propension à émigrer, on va chercher l’appoint dans les montagnes et les îles de la Méditerranée septentrionale. Le Maroc, malgré Lyautey, relaye l’Algérie dans cette fonction de déversoir des hommes en trop de l’autre côté de la mer : Andalous, Majorquins, Corses, Siciliens, Maltais, etc. Il est vrai qu’au Maroc ce peuple néo-latin n’atteint pas les mêmes proportions qu’en Algérie, que la colonie européenne se rapproche plus globalement des paramètres définissant la classe moyenne et que le revenu moyen y dépasse celui du Français en 1950, alors qu’en Algérie c’est l’inverse. Mais il n’empêche, avec 350 000 ressortissants au milieu du xxe siècle, 500 000 si on tient compte de la zone espagnole, le Maroc ne fait pas pauvre figure par rapport au million d’Européens qui résident en Algérie. Il n’y a pas, d’un côté, une colonie de peuplement avec un fort pourcentage de « petits blancs » et, de l’autre, une colonie d’encadrement, mais deux peuples en formation de Méditerranéens non musulmans plus ou moins mélangés aux juifs autochtones. Deux peuples en gestation, dont la France serait la nation, comme l’avait pressenti Albert Camus ; avec une subculture commune, un parler d’Afrique du Nord, des réflexes ethniques largement partagés. Et le même complexe d’abandon vis-à-vis de la métropole, le même effort pathétique pour surjouer à faire France, à devenir des Français de synthèse greffés sur un surgeon étranger et « civilisé » par leur effort pionnier.

Largement comparables sont, également, les politiques de maintien à leur place des « musulmans », vocable piégé qui enferme dans le communautarisme les colonisés, mais qui correspond, faut-il le souligner, à leur attente, à leur demande. Sans doute, la « politique indigène » est-elle plus compliquée à définir et à pratiquer en Algérie qu’au Maroc. En Algérie, les musulmans sont des Français minorés par rapport aux colons français majorés. Ils sont sujets français depuis le sénatus-consulte de 1865 et citoyens, sous réserve d’en faire la demande et de renoncer à leur statut coranique, donc à l’exercice de la charia. Au Maroc, les musulmans et les juifs, qui n’ont pas été naturalisés en bloc comme en Algérie - décret Crémieux en 1870 -, sont sujets du sultan du Maroc. Ils conservent leur nationalité et la France n’envisage nullement, comme en Algérie, d’introduire une citoyenneté locale leur conférant des droits, en particulier celui de la représentation à des assemblées locales. Mais s’il y a, nominalement, une différence d’origine quant à la nature de la sujétion, les uns et les autres sont soumis à des obligations en gros comparables et ils sont également privés de tout droit civique, à l’exception d’une minorité très francisée en Algérie qui échappe complètement à l’indigénat. Il est vrai qu’au Maroc il n’y a pas de code de l’Indigénat comme en Algérie de 1881 à 1946. Mais c’est tout comme, les simples gens doivent se plier envers les officiers des Affaires indigènes et les contrôleurs civils à une obéissance calquée sur le dispositif de l’armée. Et, ici comme là, ils sont astreints à des prestations de travail qui fonctionnent au mieux comme une extension, au pire comme un détournement de la touiza, l’entraide villageoise préexistante. De plus, l’autorité coloniale les a désarmés et livrés à une chefferie de commandement encore plus pesante au Maroc parce que moins contrebalancée par un dispositif de contrôle obligé à faire du protectorat, c’est-à-dire de l’indirect rule.

De sorte qu’il ne faut s’abuser sur les mots légués par l’administration coloniale pour différencier l’Algérie française et le Maroc chérifien sous protectorat. La division la plus pertinente est sans doute celle qui départage l’intérieur sous-administré et sous-équipé des franges côtières où la République impériale pèse de tout son poids et fabrique une sorte de devanture californienne avantageuse.

Dans l’intérieur, la France maintient un régime de compression hérité du beylik ottoman ou du makhzen marocain. Elle le rationalise en introduisant une régularité dans le prélèvement de l’impôt et le rendu de la justice qui peut d’abord faire illusion, mais bientôt tourne à vide, faute de tracer une perspective de dépassement de cet ordre ancien réajusté et parfois plus équitable. Sur les façades maritimes, elle institue un régime d’oppression là où joue à fond le rapport colonial par essence asymétrique, dont les colonisés s’accommodent un temps puis ne supportent plus tant se creuse la dissymétrie dans l’accès aux richesses matérielles et aux ressources pourvoyeuses de sens. La situation explose quand les indigènes se sentent dorénavant étrangers dans leur pays.

Mais ce tableau structurel d’un Maghreb plus fort que le compartimentage préexistant du fait du bouleversement induit par le fait colonial, il convient de l’assouplir tant il surplombe les particularités propres aux deux pays soumis au même colonisateur, tant, à vouloir raconter l’histoire de tout le monde, il risque d’écrire une histoire qui n’est arrivée à personne en particulier. Il faut donc maintenant écarter ce qui a été rapproché et spécifier l’unique, le singulier.

Les dissemblances significatives

En premier lieu, la personnalité historique du Maroc était plus affirmée en 1830 que celle de l’Algérie faisant figure de Maghreb médian entre deux monarchies héréditaires flanquées sur ses côtés et bien mieux enracinées dans l’intérieur que la république des janissaires. Le protectorat n’a pas eu à inventer la fiction d’un « empire chérifien ». Cette réalité, il l’a trouvée, il l’a consolidée et, dans une certaine mesure, il l’a muséifiée tant il s’en enchantait. Cette stylisation qu’il opère d’un Maroc berbère et féodal, arabo-andalou citadin, saharien déjà africain, juif et marchand, l’important c’est que nombre de Marocains s’y soient retrouvés, de sorte qu’ils renvoient à l’autre, comme dans un jeu de miroir, cette image fabriquée par le colonisateur. Le résultat, c’est que, si les Algériens sont, pour beaucoup d’entre eux, encore à la recherche d’eux-mêmes en 1954, les Marocains n’ont jamais hésité sur leur identité : en particulier les citadins et les lettrés ruraux. Jamais ils n’ont douté qu’un épais fil historique reliait leur souverain Mohammed V à Moulay Idriss, le héros fondateur du pays, l’homme par qui l’Islam parvint au pays du couchant extrême. L’épreuve de la colonisation ne fait pas chanceler cette conviction. Elle renforce cette auto-assurance d’être soi irréductiblement. Il suffisait aux Marocains de se retourner en arrière pour savoir qui ils étaient. Le manifeste de l’Istiqlal du 11 janvier 1944 en atteste éloquemment.

Les Algériens ne sont pas dotés de cette tranquille et orgueilleuse assurance d’être soi. Un Ferhat Abbas est exemplaire de cette trajectoire de l’élite francisée qui s’est cherché une patrie d’abord avec la France, puis sans elle, enfin contre elle. Quant aux gens issus de la base, ils savaient bien qu’ils étaient musulmans, ce qui entretenait et légitimait leur conscience d’être séparés du peuple néo-latin dont ils étaient frottés par contact immédiat. Mais Algériens ? L’Algérie française va de soi comme un pis-aller durant un temps long durant la colonisation. Elle s’imprime dans la conscience collective comme un fait têtu sur lequel on vient buter et avec lequel on doit ruser tout en tirant parti. Mais au-delà du quotidien, quel horizon de sens dessine-t-on ? Sinon qu’au millénarisme toujours diffus s’ajoute la boulitik et que la descente du politique dans des couches sociales de plus en plus déshéritées est le fait marquant en Algérie après 1914. Mais cette prise de conscience politique qui défatalise le sens historique ne dessine pas une trajectoire rectiligne avec la nation comme débouché.

L’Algérie française trouble l’affirmation de soi des Algériens. Alors que le nationalisme marocain s’infuse sur place, c’est en France dans l’émigration que l’Étoile nord-africaine avec Messali Hadj revendique, en 1926 pour la première fois, l’exigence de la nation. Il faut un écart, un détour par la métropole pour se découvrir Algérien sans mélange. Et l’élucidation de cette question identitaire va s’opérer au prix d’un combat contre soi et non seulement contre l’autre. Son coût psychique et affectif sera beaucoup plus élevé que pour les Marocains.

C’est qu’en deuxième lieu, la colonisation dura cent trente deux ans en Algérie et quarante-quatre ans au Maroc. On ne se meut pas dans la même échelle de temporalité. Nombre de Marocains ont vu arriver les Français en 1912 et les ont vus repartir après 1956. On saisit mieux pourquoi la France ici n’a fait que passer alors qu’en Algérie elle a eu le temps de s’installer et d’y opérer un investissement à la fois institutionnel, humain et affectif très considérable.

De plus il n’est pas indifférent que la colonisation du Maroc ait été si tardive et, en l’occurrence, postérieure au xixe siècle. L’Algérie colonisée l’a été en plusieurs fois, le Maroc colonial a été lancé une fois pour toutes par Lyautey, même si ses successeurs ont infléchi sa pratique de la formule du protectorat. Au contraire, l’Algérie est restée jusque vers 1880 un terrain d’expérimentations contrastées : champ de manœuvre pour calmer la nostalgie d’empire de l’armée, Icarie pour socialistes utopiques, eldorado pour affairistes en quête de solution de rechange à la perte du premier empire colonial, terre où se débarrasser d’un trop plein de prolétaires et les convertir en propriétaires, orphelinat pour enfants trouvés et orphelins nécessiteux, « royaume arabe » de Napoléon III pour réintroduire dans l’histoire un vieux peuple engourdi, etc. Quoi qu’il en soit, l’Algérie miroite dans l’imaginaire des Français au xixe siècle. Et elle est l’objet de politiques très contrastées si bien qu’on a du mal à trouver une cohérence à cette cascade d’expériences de colonisation qui se succèdent. L’Algérie en tant que duplication outre-méditerranée de la France devient seulement lisible à partir des années 1880. La coïncidence avec la stabilisation de la IIIe République n’est pas accidentelle. L’Algérie est au patriotisme républicain blessé un succédané à la perte de l’Alsace-Lorraine. Elle s’érige en point fort de l’argumentaire des fondateurs du nouveau régime. Elle va devenir un des articles du credo nationaliste de la République impériale.

Le Maroc ne sera jamais l’objet de ces rêveries, de ces constructions fantasmagoriques forgées par les utopistes du xixe siècle et les républicains positivistes qui leur succèdent. S’il existe un court moment dans le champ des passions nationales, c’est au début du xxe siècle. Y aller ou non ? La question se greffe sur celle de la revanche sur l’Allemagne. Le Maroc est-il un détour fécond pour revenir sur le Rhin ou bien un piège ? Est-il une occasion de casus belli avec l’Allemagne qu’on peut, qu’on doit s’épargner ou bien est-il inscrit dans le destin de la grande nation ? Quoi qu’il en soit, le Maroc ne fut jamais vraiment l’affaire des bourgeois républicains du centre gauche, mais de la droite qui s’enorgueillit d’y faire œuvre exemplaire sur la lancée du maréchal Lyautey. La « création marocaine » témoigne non de l’excellence du régime républicain, mais de la permanence de la France de toujours. Le protectorat à la Lyautey a un parfum aristocratique de revanche sur la « gueuse ». Le Maroc, pour le « gratin » parisien, c’est le temps retrouvé. Les grands caïds du Sud ne sont-ils pas l’équivalent de nos Montmorency et d’Harcourt ? La dynastie alaouite n’aurait-elle pas un air de famille avec nos Bourbons ? Après tout, l’ancêtre Moulay Ismaïl avait bien demandé la main de la princesse de Conty... Et puis - et ce dernier trait conforte le précédent - le Maroc, c’est la chasse gardée de l’armée qui en régente la moitié, dont de vieilles cités « médiévales » telles que Fès et Marrakech. Or l’armée, c’est bien le dernier refuge de l’Ancien Régime, comme l’observait Marc Bloch dans L’étrange défaite.

En troisième lieu, il faut noter l’effort des initiateurs du protectorat et de ses techniciens pour démarquer le Maroc, seulement sous perfusion de la France, de l’Algérie, complètement sous transfusion de la métropole. Bien avant Lyautey, le milieu colonial dirigeant considérait qu’en Algérie la France allait dans le mur inexorablement. L’Algérie couvait une formidable « question indigène » cumulant les caractéristiques d’un problème de nationalité - notre « Pologne musulmane » - et les paramètres d’un déséquilibre sociétal envenimé par le différentiel ethnique - notre « Irlande musulmane ». L’Algérie sera à son tour un contre-modèle pour Lyautey, qui construira son protectorat sans les Algéristes et contre les colons venus de l’Oranie. Il formulera un lexique du protectorat avec un cérémonial, une manière d’être, un habitus qui s’imposeront à tous ses successeurs, sauf Steeg l’Algérien qui lui succède en 1925. D’une certaine manière Lyautey, c’est un Napoléon III qui a réussi. Ce « royaume arabe » que l’Empereur s’acharna à promouvoir en Algérie dans les années 1860, Lyautey l’initia au Maroc moyennant transposition et sans s’en inspirer directement. Cette volonté d’aller à contre-courant de ce qui s’était opéré en Algérie n’est pas épiphénoménique. Les successeurs de Lyautey seront tenus de faire du Lyautey, quitte à pétrifier en recettes anachroniques une pratique évolutive et toute en circonvolutions. Si bien qu’au Maroc s’élabore une culture politique aux antipodes de l’Algérie.

En Algérie française, le panthéon est républicain. Il n’est pas exagéré de soutenir qu’il y a fugitivement, entre 1900 et 1930, une lutte d’influence entre Européens et certains Algériens pour s’approprier la figure de Marianne. Pour démontrer qu’on est Français non pas de naissance, mais de cœur et d’esprit. Au Maroc, le musée imaginaire des Français est obnubilé par la figure du prince fondateur ; Lyautey, pour tous ou presque, c’est la statue du commandeur. Pour nombre de Marocains également, si bien qu’il y a concurrence et dispute pour s’approprier cette référence absolue. Car évidemment, le Lyautey maréchal de l’Islam des Marocains n’est pas le Lyautey l’Africain des Français. Une sorte de dédoublement monarchique du pays s’opère. L’inconscient du pays est dyarchique. Deux figures de souveraineté se superposent, tantôt pour s’affronter, tantôt pour se concilier. Le sultan a sa maison (dâr al sultân), son appareil d’État (dâr al makhzan), son cérémonial, ses gens liés à sa personne par un service d’essence servile (la khaddama), ses réseaux de clientèle et sa baraka (surpouvoir conféré par l’effluve divin). Le résident général dispose de tout cela sur d’autres fréquences ou registres, sauf de la baraka. Ou plutôt il l’a sur un mode profane dans la mesure où il est le grand prêtre d’un culte d’État voué à l’ancêtre éponyme du protectorat. Le résident est le plus haut dignitaire d’une hiérocratie où le rang est dévolu en raison de la proximité avec le personnage quasi surhumain enterré dans la koubba attenante aux jardins de la Résidence. Car avoir servi le maréchal devient un titre de noblesse au pays du protectorat. S’inspirer - ou en faire mine - de l’homme au burnous noir et à la crinière argentée est la référence obligée qui dispense de réviser, pour les actualiser, les fondamentaux du régime institué. Et tout le protectorat de s’écouler avec la sensation, déchirante, que ce n’est plus comme avant, comme du temps du maréchal.

Le temps de l’Algérie française est téléologique et sécularisé. Et son idéologie officielle paraphrase la religion civique républicaine non sans mauvaise foi, puisque les « indigènes » sont « frères » et « sujets » comme le dit explicitement Amédée Froger, le maire de Boufarik, lors du centenaire de l’Algérie et donc que leur émancipation complète prendra encore des siècles. Le temps du Maroc français est rétroactif. Il marque qu’on s’éloigne d’un commencement absolu. C’est un temps qui tourne à la légende, au conte de fées. Et cette manière de scander l’écoulement de la durée qui tourne le dos à la perception républicaine du temps imprimée en Algérie entretient des affinités cachées avec la temporalité en islam : dans les deux cas, nostalgie des origines et aspiration à la réitération impossible de la geste fondatrice.

En dernier lieu, il y a bien une différence d’ambiance historique entre les deux pays à la fin de l’ère coloniale qui résume ce qui vient d’être mis en exergue. C’est une question d’atmosphère, de sensibilité des témoins au microclimat. Je m’appuierai ici sur deux témoignages oraux.

En 1997, le général Pierre Rondot, successeur de Robert Montagne au Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes (CHEAM), me faisait part de son étonnement à découvrir, après le Maroc à la fin de la guerre du Rif, l’Algérie qui lui paraissait au diapason d’une sous-préfecture du midi méditerranéen : la province et tout l’ennui qu’elle secrète alors. Les gens à la sortie de la messe, au café, dans la rue : étriqués, fripés, surannés, sans panache. La France petite-bourgeoise malthusienne tercio-républicaine. Au Maroc, le mouvement et non la stagnation, le brassage entre gens de tout horizon, de toute condition, de l’espace pour l’exercice de l’imagination créatrice. L’Algérie : un pays déjà fait, mal fait et qui stagne. Le Maroc : un pays à faire, en train de se rajeunir et de prendre son essor.

En 2004, Jacques Rouquette, ancien ambassadeur de France, né à Blida, veut bien me raconter son périple de petit soldat de la République en « Arabie ». Né à Blida, il découvre le Maroc en 1955 en qualité d’interprète affecté au tribunal chérifien de Fès. Dès Oujda, il a la sensation quasi physique d’aborder un pays étranger. En Algérie, il se sentait chez lui : en France. Au Maroc, il est saisi par la permanence du Maroc antécolonial. Le Maroc des Marocains s’impose à lui de prime abord. Le décor français en surimpression ne lui fait pas illusion. Il lui faut changer d’échelle de perception, de grille de pensée. Il lui faut accomplir une conversion pour s’y retrouver, pour comprendre, pour agir.

C’est pourquoi, en définitive, les deux regards qu’inspire le parallèle entre l’Algérie française et le Maroc sous protectorat ne sont pas antinomiques, mais complémentaires. Si on regarde de loin, de haut, en arrière et en avant l’épisode colonial, alors les effets de ressemblance l’emportent. La seule différence, c’est que la colonisation au Maroc n’a pas eu le temps comme en Algérie d’aller au bout du cycle qui l’a conduit au stade du circuit complètement fermé qu’on peut appeler le colonialisme. Mais l’évolution y conduisait probablement. Car l’algérisation du pays était en marche avec la mainmise sur le pays par le maréchal Juin qui tint en coulisse les manettes du protectorat après son départ de la Résidence en 1950 et par son acolyte, Boniface, l’homme de l’ombre qui torpilla toutes les tentatives d’assouplir le régime de protectorat.

Mais si on privilégie les individus et les moments historiques au lieu des structures, alors les différences sautent aux yeux entre les deux pays placés sous serre coloniale. À aucun observateur contemporain lucide, français, maghrébin ou étranger au couple antagoniste franco-maghrébin, il n’a pu échapper que l’Algérie était un ratage historique et le Maroc une expérience de colonisation au bilan mitigé, en demi-teintes. Les pronostics prophétiques sur l’impasse à laquelle conduisait l’Algérie française ont abondé de l’intérieur même de la sphère des dirigeants républicains. Alors même qu’au Maroc c’était si bien parti, croyait-on, que c’est avec des références de Lyautey à l’appui que les partisans français et marocains les plus efficaces de Mohammed V critiqueront le cours imprimé au protectorat par ses derniers proconsuls. Le cas de l’Algérie française ressort bien d’une pathologie du mal colonial. Celui du Maroc sous protectorat anticiperait plutôt sur les désillusions de la coopération, bref à la limite relèverait d’une clinique de la post-colonie, tant la pratique lyautéenne anticipait par certains côtés sur la fin de l’ère coloniale et s’inscrivait dans une problématique de la coopération avant la lettre. Mais si chacun peut s’accorder sur le tableau clinique des deux colonisations, les divergences d’appréciation surgissent quand il s’agit de définir les microclimats propres aux deux pays, de humer leur ambiance historique particulière.


Citer cet article :
Daniel Rivet, « Algérie française et Maroc sous protectorat : bref essai d’histoire comparée », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007,
http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=273