ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


MAUSS-COPEAUX Claire

CNRS, Groupe de recherche et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient, Lyon

Le 20 août 1955, interrogations à propos d’un événement, de ses sources et de ses représentations

Session thématique « La guerre d’indépendance algérienne : prémisses et débuts (1945-1955) »

Mercredi 21 juin 2006 - Matin - 9h-11h - Salle F 106

La guerre d’Algérie a longtemps été une question taboue en France. Au secret, aux mensonges des autorités politiques et militaires se sont ajoutés les silences des archives et des témoins. Pour comprendre cette période sombre du passé, toutes les sources sont précieuses. L’attention aux représentations qu’elles charrient nous place au cœur des relations que la mémoire entretient avec l’histoire.

Ce travail s’appuie à la fois sur des documents écrits (archives, presse, publications) et sur des entretiens réalisés avec des militaires et des pieds-noirs. Je n’évoquerai ici que les représentations françaises de l’insurrection du 20 août 1955 ; celles de la répression qui a suivi feront l’objet d’une publication ultérieure[1].

Le 20 août 1955, dix mois après le déclenchement de la guerre d’indépendance par le Front de libération nationale (FLN), les soldats de l’Armée de libération nationale (ALN) appuyés par la population attaquent simultanément une vingtaine d’agglomérations situées dans le quadrilatère délimité par Collo, Philippeville, Guelma et Constantine. Zighout Youssef, responsable du Constantinois, visait plusieurs objectifs :

Intimider les colons en leur montrant qu’ils sont vulnérables, récupérer des armes, aider la zone des Aurès [où la pression des troupes françaises était très forte], obliger les autres nationalistes à se retirer de la scène ou à se rallier et manifester, à l’occasion de l’anniversaire de la déposition du sultan Mohammed V, la solidarité avec le Maroc.[2]

Ce jour-là, encadrés par des militaires en uniforme armés de fusils, des centaines d’hommes, parfois accompagnés de femmes et d’enfants, déferlent dans les villes. Certains brandissent des couteaux, des serpes, des haches, plus souvent des gourdins et des bâtons. Ils assaillent les centres du pouvoir colonial, les gendarmeries et les casernes. Au cours des affrontements, ils tuent 26 militaires, massacrent 92 civils dont 71 Européens.

Le 20 août 1955 est une date jugée essentielle. Jusqu’au début des années 1990, la plupart des historiens considéraient qu’elle marquait le « véritable début de la guerre d’Algérie ». Pourtant, à part un article de Charles-Robert Ageron, il n’y a pas eu d’études spécifiques sur le sujet[3]. Le fait apparaît cependant dans les annexes qui accompagnent les ouvrages historiques. Toutes les chronologies le présentent et soulignent son importance. Les termes qui le désignent appartiennent à des registres différents. « Massacre », « émeute » font référence à des troubles sociaux accompagnés de crimes. Leur valeur morale est négative. « Insurrection » est chargé d’une connotation politique souvent positive car, dans l’historiographie française, il évoque les combats pour la liberté de l’époque moderne et contemporaine. « Offensive » est un terme technique, neutre, mais l’appareil qui l’entoure le connote de manière opposée. Dans la chronologie la plus récente, l’attribution de l’offensive à l’ALN est très signifiante car l’auteur, en utilisant le sigle sans guillemets, ne se limite pas au point de vue des autorités françaises de l’époque. Il reconnaît l’adversaire, son organisation et le projet qu’elle vise à réaliser. Il ne réduit pas l’événement à un massacre effectué par des terroristes car il prend en compte le sens militaire et politique dont il était chargé.

Les dénominatifs qui décrivent l’action des forces de l’ordre et celle des milices sont moins divers. « Répression », le plus employé, est nuancé par la présence ou l’absence de qualificatifs. Celui de « sévère » induit l’idée de justice, « énergique » laisse entendre le volontarisme et surtout l’efficacité de la réaction. « Violente » dénonce implicitement le non-respect des règles de la justice.

Le mutisme des archives

Les archives du Service historique de l’armée de terre (SHAT) n’apportent que des informations très incomplètes pour la période qui précède le 20 août dans le Nord-Constantinois. Quelques directives émanant du haut commandement établissent la liste des actions à mener contre les nationalistes et leurs partisans. Mais les rapports sur les opérations qui ont suivi ainsi que les journaux de marche et d’opérations des régiments (JMO) ne sont pas disponibles[4]. Le déroulement de l’insurrection est résumé dans un compte rendu qui se limite à la région d’El-Arrouch. Les documents relatant les expéditions punitives et leurs « résultats » ont disparu. La censure est intervenue au moment des faits, lors du classement, puis à l’ouverture des archives. Un seul document a échappé aux censeurs. Très précis, il concerne la petite ville du Khroub, située à proximité de Constantine.

Les récits d’appelés permettent parfois de combler ces lacunes. J’ai ainsi trouvé un tapuscrit concernant la région de Guelma en 1955. L’auteur y reprend le journal très détaillé et rigoureux qu’il tenait à l’époque. Sa relation a été confirmée par d’autres militaires, présents dans le secteur.

Des écrits, romans ou mémoires de témoins ou d’acteurs se sont ajoutés à cet ensemble[5]. Des documentaires évoquent également, de manière très différente, les événements du 20 août 1955. Les sites pieds-noirs qui utilisent Internet pour imposer leurs représentations ont été consultés mais les oublis, les exagérations, les mensonges et les fantasmes polluent le plus souvent les quelques précisions qu’ils apportent. Ils sont surtout intéressants pour analyser les discours des nostalgiques de l’Algérie française et le cheminement des stéréotypes qu’ils développent.

La presse locale ou métropolitaine de l’époque, soumise aux pressions politiques n’est pas d’un grand secours[6]. En revanche, des publications de gauche ou chrétiennes ont fait paraître de nombreux témoignages sur la répression. Par la suite, d’autres informations comme le rapport officiel de Jean Mairey, présenté par Pierre Vidal-Naquet, ou les documents réunis par Denise et Robert Barrat, ont complété en partie le puzzle[7].

Jusqu’en 2000, les quelques appelés qui évoquaient la répression restaient dans le vague. Ils acceptaient de décrire la stratégie de « nettoyage » appliquée par le 1er régiment de chasseurs parachutistes dans les faubourgs situés au sud de Philippeville, mais ne répondaient pas à la question des « résultats » ni à celle du sort réservé aux prisonniers. Au cours de nos rencontres, beaucoup reconnaissaient : « On ne vous dit pas tout. » Chacun, en effet, précise ce qu’il peut dire avant de buter et de s’arrêter sur le seuil de l’indicible, cette répression injuste et barbare dont ils ont été les acteurs. Dirigés par leurs chefs, ils ont raflé et massacré de nombreux innocents, en toute connaissance de cause.

Pour les pieds-noirs, le choc du 20 août conserve sa violence. Même les récits de ceux dont les proches n’ont pas été touchés, ou de ceux qui se trouvaient protégés dans les villes portent les traces du bouleversement qu’ils ont vécu. Ce jour-là, l’irruption des parias du bled au cœur des villes où se trouvaient les sanctuaires du pouvoir colonial et l’apparition en pleine lumière des soldats de l’ombre, marquaient le début de l’effondrement du monde auquel ils appartenaient. Transplantés à la fin de la guerre en métropole, ils n’ont pas terminé leur travail de deuil. La plupart vivent enfermés dans leur traumatisme. Ils ont oublié le plus souvent la répression militaire et les assassinats effectués par les milices d’Européens, car le malheur subi ouvre rarement sur le malheur des autres. Des activistes de la mémoire, en revanche, instrumentalisent le massacre et publient des informations erronées car qui pourrait critiquer leur discours sans être accusé d’attenter au légitime chagrin des survivants ? L’immense malheur d’El Halia les protège. Mon but n’est pas de leur opposer un autre discours mais de faire un travail d’histoire sur les principaux stéréotypes et les poncifs qu’ils lancent.

Les stéréotypes à propos du 20 août

La « barbarie » des Arabes s’oppose à la « civilisation » qui identifie le colonisateur. Le stéréotype fonctionne dans l’interdépendance des deux éléments du couple[8]. Cette manière de voir colonialiste intervient dans les représentations d’une partie des pieds-noirs. Daniel Lefeuvre note à ce propos :

Au fond, le sentiment de communauté se nourrit principalement de l’opposition aux « Arabes » et de l’adversité du destin : rien d’étonnant à ce qu’il se renforce pendant la guerre d’Algérie et dans les premières années qui suivent l’installation en France, au point de faire oublier les clivages sociaux qui pourtant traversent la société coloniale [...].[9]

La propagande militaire a elle aussi usé et abusé du cliché qui fondait l’Algérie française. La plupart des cadres militaires, marqués par leur défaite en Indochine, se sont engagés corps et âmes dans ce qu’ils nommaient encore « la défense de la civilisation ». Le dogme n’admettait aucune discussion. Une solde et une perspective de carrière plus avantageuses ont motivé les autres. « La barbarie des fellaghas » a été un des moteurs utilisé pour développer la combativité des appelés et justifier la guerre. Le principe de la responsabilité collective étant officiellement établi par le général Cherrière, les massacres d’El Halia et Aïn Abid ont été imputés à tous ceux qui étaient suspectés d’être favorables au FLN[10].

La « barbarie » a été illustrée dans les mois qui ont suivi le 20 août par quelques photographies choisies[11]. Celles des enfants assassinés, parce qu’elles mettaient en évidence l’innocence des victimes, ont été privilégiées. Régulièrement rééditées depuis dans des publications pseudo-historiques comme celles des éditions Trésor du patrimoine, elles sont visibles aussi dans de nombreux sites Internet[12]. Le « massacre » est également instrumentalisé par des pieds-noirs ou des militaires afin de dévaloriser l’indépendance et de condamner, au-delà des criminels qui l’ont accompli, l’ensemble des Algériens.

Chacun construit sa propre vision du monde, sa propre vision du passé. Mais le récit subjectif d’un fait, donné par un témoin, n’a rien à voir avec celui d’un partisan qui utilise sciemment des stéréotypes. Les stéréotypes réduisent en effet les événements à quelques formules simples qu’ils présentent comme des absolus. Ils sont chargés d’un sens qui s’impose d’autant plus que, n’étant pas formulé, il ne peut être discuté. Leur reproduction dans les discours leur donne une apparence de légitimité alors qu’ils ne sont que le résultat d’un parti pris idéologique ou d’un rapport de force qui s’est imposé aux mémoires les plus fragiles.

Dans les entretiens, ceux qui décrivent la barbarie des Algériens ne tiennent pas compte du contexte. La « surprise » introduit brutalement la journée du 20 août. Elle est réduite à un « massacre » et se clôt par la « fracture entre les deux communautés ». En omettant de préciser davantage, ces interlocuteurs induisent que les Européens ont été surpris, qu’eux seuls ont été massacrés et que les « musulmans » sont responsables de la fracture. La répression qui a suivi est passée sous silence.

La « surprise »

La « surprise » exprime la répulsion éprouvée devant les assassinats et la rupture évidente qu’ils provoquent dans le déroulement des jours. Mais elle matérialise surtout la frontière entre un avant et un après, entre la paix et la guerre. Elle nie l’existence d’un mouvement nationaliste et la volonté d’indépendance des Algériens puisque l’événement était prétendument imprévisible. Elle nie surtout la violence qu’ils subissaient. L’affirmation : « nous vivions en symbiose », souvent reprise mot pour mot par mes interlocuteurs pieds-noirs, confirme l’idée de rupture. Comme ces témoins, Georges Muller, auteur d’un article sur Aïn-Regada, souligne la bonne entente qui régnait et le partage des douceurs, makroud et mouna, aux moments des fêtes. Il assure : « Les deux ethnies [étaient] confondues[13]. »

La mitoyenneté des petites bourgades pouvait effectivement déboucher grâce à l’école et aux services communs sur une certaine convivialité. Ailleurs et à d’autres moments les relations se limitaient à l’échange de services et elles n’ouvraient que rarement sur une amitié entre égaux. Dans les villes, les ségrégations économique et communautaire se combinaient. Elles étaient plus ou moins efficaces selon les lieux. Louis Arti décrit ainsi avec nuance et sensibilité la société ouvrière d’El Halia. Il note : « [Au village] on appelle chaque adulte Madame ou Monsieur, avec son prénom au bout... Les Arabes, eux, sont appelés par leur nom de famille, ou leur prénom seul[14]. » Cette subtile différence entre les deux ensembles, celui des « siens » qu’il n’est pas nécessaire de nommer et celui des « autres », les Arabes, se double d’une différence de titulature qui confirme leur place respective dans la hiérarchie sociale. Dans la mise en scène de son enfance, la convivialité rassemble en priorité les Européens. Il précise les prénoms et les noms. Les Arabes, en revanche, forment un ensemble compact. Seuls émergent à un moment un « vieil Arabe » et celui qui a trahi, Bou Laïnine[15]. La faille qui séparait les habitants d’El Halia est bien présente.

La « symbiose » est invoquée pour introduire la mémoire du paradis perdu. Celle-ci s’accompagne souvent de l’oubli du nationalisme algérien et de la guerre. Mais cette manière de dire, conforme aux exigences du discours dominant, comporte chez certains des lapsus et accepte chez d’autres des nuances. Des interlocuteurs signalent les fusils de chasse, les pistolets et mêmes les grenades prêts à l’emploi dans leur foyer. L’éventualité d’un affrontement était bien envisagée[16]. Georges Muller vivait dans la maison de sa belle-famille à Aïn Regada. Il note qu’il possédait deux armes pour la chasse avec leurs munitions et que son « petit beau-frère » encore adolescent disposait d’une 22 long rifle, accompagnée de cent cartouches. Il commente :

Chacun aime ses armes de chasse ; il éprouve de la joie, des beaux rêves en chargeant ses cartouches. Depuis le début des événements, la paix psychique repose il faut le dire sur une légère augmentation des avoirs en munitions.[17]

Le « paradis perdu » décrit par la majorité des interviewés est contesté par d’autres. Pas d’échanges de douceurs avec les « Arabes », pas de bonne entente non plus dans la communauté européenne d’Aïn Abid. Une interlocutrice, alors jeune mariée curieuse de son nouvel environnement, cite la constatation désabusée d’une voisine qui l’accueillait : « Ceux qui réussissent à vivre ici, sont capables de vivre dans n’importe quelle ville du monde. » Elle confirme cette observation qui l’avait inquiétée par sa description du déroulement des élections municipales de 1953. Deux familles de riches propriétaires s’affrontaient. Chacune recrutait des partisans. Les Debernardi l’avaient finalement emporté en achetant les sept voix d’une famille du parti des Mello. Le bal offert par les vainqueurs s’est conclu par une bagarre générale. Le lendemain, dans la cour de l’école, les gamins des deux clans s’insultaient. Selon cette personne, la lutte pour le pouvoir pourrissait la vie politique de la commune et gangrenait la démocratie. La société européenne qui avait profité du trucage le subissait à son tour. Il empoisonnait la vie des habitants.

Des militants politiques et des chrétiens engagés dépassent le cercle pied-noir et décrivent le malheur des Algériens soumis à la répression. Un pasteur pied-noir, aumônier militaire à Philippeville, introduit son récit en citant les courriers qu’il avait envoyés à la presse métropolitaine. Il y dénonçait les destructions de mechtas ainsi que les tortures infligées aux suspects. Il conclut l’entretien par une image forte, celle d’« une foule de paysans, en tenue soignée, branches d’olivier à la main, rendant hommage sur une route de montagne à Messali Hadj qui passait dans sa limousine ». Elle souligne à ses yeux l’évidence du nationalisme.

Avant même le soulèvement dans le Nord-Constantinois, des documents militaires confirment la guerre et le non-respect des conventions de Genève. L’instruction numéro 11 que j’ai découverte au SHAT, publiée et analysée dans ma thèse en 1995, affiche la volonté du haut commandement et des autorités politiques de s’engager dans la lutte contre les nationalistes. La guerre totale qu’ils programment ne se soucie pas de la protection des civils innocents[18]. Des appelés du 4e bataillon de chasseurs à pied, du 51e régiment d’infanterie et du 1er régiment de chasseurs parachustistes opérant dans le Constantinois ont dévoilé dans leurs entretiens la violence qu’ils imposaient dès le mois de mai 1955. Dans le journal de celui qui se trouvait affecté à la 3e compagnie du 4e BCP, dans le bled entre Soukharas et Guelma, les exactions des fellaghas se réduisent alors à des poteaux électriques abattus, une récolte brûlée, et aussi à deux villageois blessés. Mais les opérations de police et de représailles lancées à la suite se sont soldées par des violences graves. Rien que pour la semaine du 7 au 14 juillet 1955, il a relevé plusieurs incendies de gourbis. Des dizaines de « suspects » ont été arrêtés ; ils n’ont pas toujours été torturés au cours des interrogatoires, mais ils ont subi des humiliations et des passages à tabac réguliers. Des femmes ont été molestées, certaines ont été violées par des groupes de soldats. Des villageois détenus arbitrairement au camp ont été l’objet de sévices et aucune de ces exactions n’a été sanctionnée :

À notre retour au bordj, nous retrouvons Clarin, un ch’timi, très brave type mais vrai gamin [...]. Il s’est amusé avec les prisonniers comme un gosse avec des jouets. Il leur a d’abord fait l’instruction, garde-à-vous, repos, en colonne, courez, puis il leur a ordonné de laver le linge de toute la section [...], il les a contraints de creuser un trou pour les ordures et un autre pour les nouvelles feuillées. Ensuite il leur a demandé de se mettre à poil et de prendre une douche. Naturellement, les récalcitrants étaient soignés à coups de pieds quelque part. Pire, il a fait un nœud coulant au bout d’une ficelle, l’a placé autour du pénis d’un vieux et a traîné sa victime derrière lui comme un chien en laisse. Et ce, sous les yeux de son fils ! Et Clarin rigole, rigole, en nous racontant ça ![19]

Le ton de la relation est celui du journal d’un appelé de vingt ans. Un autre appelé, dans un courrier qu’il m’adresse à propos d’une autre violence, explique simplement :

Dans l’épisode de la page 88, je raconte à « maux couverts » un événement dont l’horreur m’apparaît aujourd’hui chaque jour de plus en plus grande, alors que dans l’instant il s’inscrivait dans l’abomination du quotidien.[20]

D’autres témoignages de soldats, de fonctionnaires aussi, publiés à l’époque, décrivent des faits similaires. Présente depuis la conquête, la violence anthropologique se renforçait, elle était pratiquée par certains militaires français. Elle s’ajoutait à celle, plus rare, des combats. Elle sévissait dans le bled et aussi dans les villes. Mais elle pesait sur les Algériens. Le paradis perdu constamment évoqué par les pieds-noirs était illusoire. Les « bienfaits de la colonisation française » ne profitaient qu’à une infime minorité de « musulmans ». L’inégalité, l’arbitraire prévalait. Bien avant le 20 août 1955, la violence fracturait de manière irrémédiable la société coloniale. Imposée par la conquête, elle s’affichait sans masque durant les périodes de crises. La majorité des pieds-noirs n’a pas voulu la voir et ne veut toujours pas la voir. Comment le pourraient-ils sans abandonner le stéréotype de la « surprise » qui fonde leur discours ? L’aumônier militaire protestant a refusé cet aveuglement. Une de ses lettres à la presse en témoigne :

La situation s’est dégradée de mois en mois : les rafles, les arrestations, les envois dans les camps [d’internement] en mai et juin n’ont pas empêché l’explosion de huit bombes, fin juin [1955] en plein centre de Philippeville. À la suite de quoi d’affreuses représailles furent faites contre les villages en direction de Collo [...]. La municipalité fit détruire la plupart des bidonvilles où s’abritaient les Arabes les plus misérables de la ville. Elle fit transporter les familles, quelques matériaux et quelques hardes à huit kilomètres de là, aux Carrières romaines. Est-ce une simple coïncidence si les troupes recrutées au dernier moment par les fellaghas provenaient... de ces villages et des Carrières romaines ? Je ne le pense pas.[21]

Certains pieds-noirs ne se laissaient pas aveugler. Ils dénonçaient la violence coloniale que subissait de plein fouet une grande partie de la société algérienne. Avec Vincent Monteil ils ont maintenu que l’explosion de haine n’était que « le choc en retour des exactions commises et des humiliations subies.[22] »

Le « massacre »

À l’époque des faits la plupart des médias de la métropole ont repris les postulats qui avaient cours dans la presse en Algérie. Ils les utilisent encore actuellement quand les questions que pose la guerre d’indépendance reviennent sur le devant de la scène. Ainsi, le « massacre perpétré par les masses musulmanes fanatisées » définit le 20 août 1955. Ce dogme de la mémoire pied-noir est légitimé et sacralisé par le sang des victimes. Les témoins et les héritiers du drame ont le devoir de le transmettre. Les exigences critiques du « travail de mémoire » qui seul conduit à l’histoire sont rejetées[23].

Comme des galets roulés longuement au fil de l’eau, les stéréotypes de l’insurrection ont été patinés par l’usage. Leur réitération par des instances très diverses leur donne le poli de l’évidence. Ils ont été repris par Yves Courrière[24]. Son ouvrage, solidement documenté par ailleurs, est devenu une référence. Il a touché un public large et varié. Des magazines, des bandes dessinées ont intégré depuis ses descriptions apocalyptiques du 20 août à Philippeville et à Constantine[25]. La presse s’en inspire quand elle décrit l’insurrection. Mais, à la différence d’Yves Courrière, la plupart des auteurs et des journalistes n’inscrivent pas les affrontements et les violences dans leur contexte précis. Ils occultent en particulier la règle de la responsabilité collective, imposée par le général Cherrière, principale source de l’engrenage de la violence aux débuts de la guerre[26]. Les clichés se limitant à décrire la barbarie des nationalistes algériens sont également familiers aux historiens militaires, ils échappent parfois aux historiens classiques qui leurs sont proches. Dans son étude sur l’armée française au combat, l’un d’eux réduit l’insurrection du 20 août 1955 à un « bain de sang ». L’expression étant considérée comme évidente et partagée, il ne lui semble pas nécessaire de préciser duquel il s’agit : celui provoqué par les insurgés ou l’autre imposé par les militaires au cours de la répression[27]. Les manuels d’histoire qui ont présenté aux lycéens français la guerre d’Algérie, au programme de 1982 à 1992, ont repris ce discours. Le manuel Hatier présente lui aussi le 20 août comme « un massacre délibéré de civils européens » ; il reprend le stéréotype et la conclusion qu’il impose : « Un fossé de sang sépare désormais les deux communautés. » [28]

Le « massacre » définit certes la folie meurtrière d’une partie des insurgés. Il évoque les modalités particulièrement cruelles de la mort des hommes, des femmes et des enfants assassinés à El Halia et Aïn Abid. Mais le « massacre » n’est qu’une partie de l’insurrection, il ne peut la résumer. Le discours pied-noir, qui ne s’attache qu’au massacre et se tait sur les combats, travestit la réalité. Parfois, il va plus loin encore en manipulant les faits et en y amalgamant de fausses informations. Ces manières de raconter se multiplient aujourd’hui grâce à Internet et sont reprises plus ou moins fidèlement par certains interviewés. Mais ces derniers donnent aussi d’autres observations qui permettent de nuancer, parfois même de corriger les stéréotypes.

À Philippeville, le 20 août 1955, la plupart de mes interlocuteurs se trouvaient dans leur maison, la sirène du samedi venait de se taire, l’appel à la prière était terminé, il était midi. Dans le mémoire qu’elle a rédigé, une interlocutrice suit la stratégie littéraire d’Yves Courrière qui décrit et oppose une société méditerranéenne laborieuse et pacifique illuminant les espaces publics de sa joie de vivre et des hordes sombres et criminelles de fellahs portant la mort et le deuil. Mais, au cours de l’entretien qu’elle m’a accordé, elle observe comme les autres que la chaleur d’août avait vidé les rues. L’heure du repas avait sonné, dans les maisons les tables étaient dressées. Revenant de la boulangerie avec un petit camarade, elle a été alertée par les cris d’une foule. Sidérée, elle a vu les insurgés déferler, armés de couteaux et de gourdins. Un policier les a incités à rentrer et à se barricader chez eux. Comme ces deux enfants, d’autres interlocuteurs ont pu rejoindre leur domicile et bloquer leur porte. Les hommes ont sorti leurs armes. Lorsqu’il a entendu des coups de feu, le pasteur a pensé aux blessés. Il a pu rejoindre l’hôpital à pied et contribuer à leur accueil. La garnison, le premier régiment de parachutistes en particulier, a riposté promptement. Le pasteur a vu arriver des Européens, puis des Algériens, tous ont été soignés.

À Aïn Abid, mon interlocutrice et son mari suivaient derrière les persiennes le déroulement de l’attaque. Elle a vu, elle aussi, une foule d’hommes, courant, armés de gourdins, de bâtons, parfois de haches et de serpes. Elle a entendu des détonations. Mais, de même que mes interlocuteurs de Philippeville, elle précise que personne n’a tenté de forcer leur porte. Deux maisons ont été attaquées, celle des Mello et le café des Rossi, grand ouvert sur sa terrasse. Elle se souvient surtout des cris terribles des membres de la famille Mello. Ils appelaient : « Gendarmes, au secours, on nous assassine ! »

Entre seize et dix-sept heures, certains sont sortis de chez eux car ils avaient vu les militaires poursuivre les insurgés, les avaient vu aussi revenir, encadrant une foule d’hommes défaits, mains sur la tête. Ils ont remarqué les traces de combat sur les bâtiments administratifs, les commissariats et les casernes. À Aïn Abid, l’ordre était rétabli par une unité de cuirassiers venue de Châteaudun-du-Rhummel. Le mari de mon interlocutrice est sorti de chez lui. Il a participé au transport des deux blessés, madame Jeanne Mello et son fils Jean-Pierre, jusqu’à l’hélicoptère. De retour auprès de sa femme, il l’a informée de l’assassinat des époux Rossi et du massacre perpétré dans la maison des Mello. Elle est descendue, elle aussi, a vu les docks incendiés, la poste saccagée avant de se réfugier pour la nuit avec d’autres pieds-noirs dans la gendarmerie dévastée. Le lendemain, après la visite du gouverneur général Jacques Soustelle, elle a rencontré monsieur Mello devant chez lui et lui a présenté ses condoléances. Il a insisté pour qu’elle regarde le carnage. Malgré son angoisse, elle s’est sentie obligée d’accéder à sa demande. Le spectacle insupportable des cinq corps, allongés côte à côte sur des matelas, trois adultes et deux enfants dont un bébé de cinq jours, est encore présent, aujourd’hui, dans sa mémoire. Mais il n’occulte pas ses autres souvenirs, ni la terrible répression qui a suivi.

À El Halia, centre minier à l’est de Philippeville, la situation était pire encore, car à la suite d’un règlement administratif les hommes avaient rendu leurs armes. Deux ou trois familles seulement les avaient conservées et ont pu se défendre. Les insurgés avaient coupé les lignes téléphoniques et investi les rues, les maisons et l’usine métallurgique. Un responsable a réussi à s’échapper. Mais quand les secours sont arrivés vers quinze heures, 36 personnes, des hommes, des femmes, des enfants avaient été tuées, souvent à l’arme blanche.

Ainsi, vingt-neuf centres d’un territoire d’une quarantaine de kilomètres de rayon avaient été frappés par le soulèvement. Sur les 71 civils européens tués dans les agglomérations ou sur les routes au cours d’embuscades, 51, soit plus de la moitié d’entre eux, vivaient dans les villages d’El Halia (36), d’Aïn Abid (7) et de Saint-Charles (9)[29].

Les villes de Constantine et Philippeville ont été proportionnellement moins touchées. Le rapport du colonel de Wisme, daté du 25 août 1955, signale les casernes et les commissariats attaqués mais se tait sur les civils tués à Philippeville[30]. Il souligne en revanche la résistance de petits groupes rebelles. Retranchés dans des maisons et dans un café maure, « ils [combattent] jusqu’à l’anéantissement ».

Un autre rapport précise qu’au Khroub, une bourgade située à proximité de Constantine, plusieurs assauts ont été lancés par les insurgés contre le camp militaire[31]. Les soldats ont riposté, les assaillants ont laissé sur le terrain « 23 hommes dont 12 en uniforme, 19 femmes et 11 enfants des deux sexes ». Ici, aucune « perte amie » n’a été déplorée.

À Guelma, des insurgés ont attaqué la caserne du 15e régiment de tirailleurs sénégalais le lendemain dans l’après-midi. Poursuivis par les quinze half-tracks d’une compagnie d’assaut, armés de mitrailleuses 12,7 et 30 millimètres, ils se sont réfugiés dans un hôtel désaffecté. L’appelé qui témoigne précise :

Ils étaient pris au piège. Courageux, ils n’hésitaient pas à tenter une sortie pour échapper à l’encerclement. Les mitrailleuses ne leur laissaient aucune chance. À chaque tentative, ils étaient fauchés par les tirs des armes automatiques.[32]

Malgré le rapport de force défavorable, des insurgés du Khroub, de Philippeville, de Guelma se sont attaqués aux militaires français et les ont combattus jusqu’à leur mort. Le courage qu’ils ont déployé n’efface pas les massacres perpétrés par d’autres. Mais les massacres n’effacent pas non plus leurs combats. Massacres et combats sont les deux faces de l’offensive de l’ALN. L’événement, dans sa complexité et sa globalité, est porteur d’une dimension politique. La critique historique se doit d’en tenir compte.

Le massacre d’El Halia : un surévénement

Parmi les trois massacres qui ont eu lieu, El Halia est devenu l’événement de référence. Des pieds-noirs le décrivent longuement. Les morts y sont plus nombreux et surtout dix enfants figurent parmi les victimes. Massacre emblématique, érigé en surévénement, il dissimule les autres faits et devient le stéréotype de la barbarie qui identifie l’adversaire. Une de mes interlocutrices, originaire de Philippeville, engage notre première conversation par un récit des événements à El Halia. Elle développe et décrit avec tant d’autorité et d’émotion l’horreur du massacre et la perversité des assassins, que je doute : a-t-elle vécu l’insurrection à El Halia ? Sa réponse tombe : elle était bien à Philippeville. Pourtant c’est le massacre d’El Halia qu’elle développe d’emblée. Elle ne s’inspire pas du témoignage remarquable de Louis Arti et reprend les clichés et les poncifs des sites pieds-noirs. D’autres interlocuteurs les intègrent également, mais moins systématiquement.

La réalité, pourtant terrible, ne suffit pas. La dramatisation, compréhensible à l’époque, est toujours pratiquée. Elle utilise différents procédés. L’exagération du nombre des victimes est la forme la plus répandue. Louis Arti lui-même n’y échappe pas. Quand le narrateur se tait sur le nombre des morts et préfère affirmer que « toutes » les femmes et « tous » les enfants ont été tués sur le passage des insurgés, l’exagération se dissimule dans la généralisation. Poser la question du nombre de morts conduit à la révéler. Le chiffre avancé varie de 100 à 50 morts. Deux interlocutrices n’acceptent pas le véritable bilan - 36 morts - établi à partir des archives. L’une d’elle appuie sa contestation en avançant une référence erronée : « Benjamin Stora, dans son Histoire de la guerre d’Algérie chez Armand Colin, compte 50 morts pour El Halia. » Mais elle se trompe, on ne retrouve cette évaluation que dans les publications extrémistes et dans les sites Internet qu’elle a utilisés.

Parfois l’événement est placé dans un contexte chargé de lui donner un sens encore plus sinistre. Dans un mémoire non publié, une auteure pied-noir place le 20 août 1955 le jour de la grande fête musulmane de l’Aïd. Elle établit une comparaison entre le sacrifice du mouton et celui des civils innocents. Elle précise aussi : « Chaque Arabe avait reçu l’ordre de tuer un Français. » Cette manière de voir, présente dans quelques sites Internet, renvoie au cliché de la barbarie des musulmans. La soumission « fanatique » des « Arabes » à l’islam et aux « fellaghas » étant acquise, la responsabilité du crime pèse sur l’ensemble de leur communauté[33].

L’amalgame est un autre moyen pour condamner définitivement tous les nationalistes. Dans les médias pieds-noirs extrémistes qui l’utilisent, il prend deux formes qui, combinées à des manipulations et des mensonges, renforcent les traits horribles du massacre. La première intègre El Halia dans un ensemble de « massacres », censés résumer les principales étapes de la guerre. Le premier d’entre eux est le « massacre des deux instituteurs » le 1er novembre 1954, les suivants étant ceux d’El Halia, de Palestro et de Melouza. La présentation du premier événement est erronée puisqu’il s’agit d’une altercation entre le caïd de M’Chounech et le chef d’un groupe FLN qui a dégénéré. D’ailleurs l’épouse de l’instituteur, madame Monnerot, blessée, a pu être sauvée[34]. Elle est également impropre pour l’embuscade de Palestro, puisque les soldats, en opération, armés, ont combattu à armes égales. Elle convient en revanche pour le village de Melouza où le massacre de la population kabyle, favorable au parti de Messali Hadj, a été général.

L’autre tactique d’amalgame est encore plus grossière car elle réunit deux « massacres » en un seul. Ainsi le meurtre de la famille Mello à Aïn Abid est-il délocalisé à El Halia et, d’après ces sources, toute la famille a été exterminée.

Le parallèle entre les deux villages martyrs, El Halia et Oradour, est ancien. Il apparaît dans la presse coloniale à l’époque des faits et a été repris ensuite[35]. Une interlocutrice le réutilise afin de dénoncer les criminels, nazis et nationalistes algériens, réunis dans une même barbarie. Mais en dehors même de la spécificité de chaque événement, qui ne peut être négligée, cette présentation est abusive. À Oradour, en effet, 642 personnes ont été massacrées sur les 647 présentes - cinq seulement ont pu s’échapper ; à El Halia, le rapport est de 36 tués à environ 250[36]. Aussi atroce et inacceptable que cela puisse paraître, il y a en histoire des degrés dans l’horreur.

Dans les sites Internet qui reprennent ces stéréotypes, le cours du récit s’accélère, l’imagination s’emballe. Le temps de l’insurrection, de midi à seize heures, est aboli. Le temps de la remémoration mêle passé, présent et futur. Les modalités de ces assassinats de proximité réalisés avec des armes de fortune, « assassinats bon marché », selon l’expression très réaliste de Louis Arti, sont attribuées à des volontés perverses et calculatrices. Parfois des fantasmes qui signalent le point de vue partial de ceux qui les émettent sont diffusés par les médias. Dans L’ennemi intime, le documentaire réalisé par Patrick Rotman, le général Faivre s’attribue le statut de témoin sans préciser où il était le jour du massacre, ni à quel moment et dans quelles circonstances les informations lui ont été fournies. Il dépeint la scène de la manière suivante :

[...] les ouvriers des colons européens ont massacré la population dans des conditions horribles. J’ose pas..., si je vais vous le dire [léger sourire], la famille Mello, des petits colons, pas des gros propriétaires [...]. Ils ont commencé par couper les bras et les jambes du père de famille à la hache. Ensuite ils ont pris le bébé de la femme et l’ont découpé en tranches sur la table de la cuisine. Ils ont ouvert le ventre de cette femme et lui ont collé les morceaux du bébé dans son ventre. Voyez c’était tellement horrible que l’on comprend la réaction qui a eu lieu le soir même ou le lendemain où les Européens survivants de ce village ont massacré les habitants musulmans qu’ils connaissaient.[37]

L’horreur bien réelle du massacre est dépassée. Le récit du général Faivre qui aime se poser en historien, bascule au-delà des faits, au-delà du cauchemar. L’accumulation des violences imaginées dépasse de loin la réalité déjà insoutenable. Elle s’appuie sur des fantasmes sexuels, comme c’est le cas aussi dans de nombreuses publications pieds-noirs :

Toutes les victimes furent mutilées et dépecées vivantes, avec une sauvagerie indescriptible. Toutes les femmes furent violées avant [d’être] mutilées dans leurs parties les plus intimes. Une femme enceinte fut éventrée et son fœtus introduit dans sa blessure béante (famille Mello).[38]

Quarante ans après la guerre, la mémoire s’affole, verse dans le délire. Le général Faivre a cependant l’honnêteté de préciser un des buts recherché par ceux qui, comme lui, propagent ces stéréotypes mensongers : « comprendre » les massacres qui ont suivi. Mais quand il les attribue aux seuls « [civils] européens survivants », il « oublie » la répression terrible menée à grande échelle et durant plusieurs semaines par les militaires. Contre une population désarmée et sans protection, ils ont utilisé en toute liberté des armes de guerre : tanks, canons et aviation[39].

Parmi mes interlocuteurs, deux personnes, qui ne se trouvaient pas sur les lieux des massacres à El Halia et Aïn Abid, adhèrent à cette présentation des faits. La raison, l’esprit critique et les informations dont dispose évidemment l’une d’elles, ont été mis entre parenthèses. Certaines mémoires blessées portent douloureusement le deuil de proches assassinés. Plus fragiles que d’autres, elles se laissent envahir par les fantasmes en cours.

Lectrice d’un de ces récits, mon interlocutrice d’Aïn Abid ne s’est pas laissée emporter à renchérir sur l’horreur. Elle a envoyé un courrier à l’auteur de l’article pour corriger sa relation du massacre : trois adultes, deux hommes et une femme, ont été égorgés, Josée, la fillette de neuf ans, a été tuée par balle, la petite Marie-Bernadette a eu la tête fracassée, elle n’a pas été découpée en morceaux. Aucune femme n’a été éventrée, deux ont été sauvées : la grand-mère, protégée par son évanouissement, était indemne et madame Mello, la mère des deux enfants assassinés, gravement blessée par une tentative d’égorgement, a survécu comme son fils Jean-Pierre, treize ans, blessé dans le dos par des coups de pioches. Mais les précisions de ce témoin n’ont pas été publiées.

Conclusion

L’insurrection des 20 et 21 août 1955 s’est accompagnée de massacres à El Halia, Aïn Abid et Saint-Charles. Il s’agit d’en prendre l’exacte mesure. Le silence des partisans de la paix en Algérie et des militants de l’indépendance algérienne, horrifiés par la violence, alimente les zones d’ombre qui recouvrent les faits. Les activistes de la mémoire pied-noir et les partisans de l’Algérie française peuvent ainsi imposer en toute liberté approximations, mensonges ou fantasmes.

L’analyse des témoignages des pieds-noirs souligne à la fois leur déni de l’insurrection et l’importance qu’ils accordent au massacre. Une partie d’entre eux considère que le malheur des siens, héritage sacré, ne se partage pas. En s’identifiant symboliquement aux victimes, ils partagent leur statut. Leur parole reconnue et respectée devient incontestable. Ils occupent ainsi tout le territoire de la douleur. Mais le travail de deuil peut-il s’accomplir dans la négation ou le mensonge ?

Les stéréotypes voyagent dans le temps et dans l’espace, ils ont la vie longue car ils bénéficient des références colonialistes qui perdurent dans la société française. Objets d’histoire, ils informent sur les rapports qu’une société entretient avec son passé ; clichés convenus de l’altérité, ils révèlent aussi l’identité de ceux qui les ont construits et les diffusent.


[1] Les premiers éléments de l’analyse de cette répression ont déjà été présentés dans ma thèse Images et mémoires d’appelés de la guerre d’Algérie, 1955-1994 (thèse de doctorat, histoire, sous la direction de Annie Rey Goldzeiger, Reims, 1995) et dans mon premier ouvrage : Appelés en Algérie, la parole confisquée. Paris : Hachette, 1998, p. 173-178.

[2] Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité. Paris : Jeune Afrique, 1980, p. 128. Bernard Droz et Évelyne Lever ajoutent : « répliquer à la pratique des représailles collectives de l’armée française » (Histoire de la guerre d’Algérie. Paris : Seuil, 1982, p. 76).

[3] Voir les actes de la table ronde organisée par l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) : Charles-Robert Ageron (dir.), La guerre d’Algérie et les Algériens 1954-1962. Paris : Armand Colin, 1997, p. 26-50.

[4] À l’ouverture des archives, en 1992, j’ai obtenu l’autorisation d’en consulter. Mais en 1994, elle m’a été refusée.

[5] Gisèle Halimi, Le lait de l’oranger. Paris : Gallimard, 2001. Louis Arti, El Halia. Chambéry : Comp’Act, 1997. Louis Arti avait six ans au moment du massacre d’El Halia. Son père, chauffeur routier, pris dans une embuscade, a été tué. Sa mère a été blessée devant sa maison. Son « roman », est un témoignage littéraire, sensible et poétique sur le drame.

[6Le Monde, L’Observateur et L’Express ont envoyé des reporters ou ont repris des informations données par la presse étrangère.

[7] Pierre Vidal-Naquet, Les crimes de l’armée française. Paris : Maspéro, 1975 ; Denise et Robert Barrat, Livre blanc sur la répression. La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube, 2001.

[8] Voir à ce propos C. Mauss-Copeaux, op. cit., p. 248 et suiv.

[9] Daniel Lefeuvre, « Les pieds-noirs ». In Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie. Paris : Laffont, 2004, p. 385.

[10] La directive du général Cherrière du 14 mai 1955 a été découverte par Yves Courrière et présentée dans son ouvrage La guerre d’Algérie (Paris : Fayard, 1968, t. II, p. 32, analysée p. 108 et suiv.).

[11Documents sur les crimes et attentats commis en Algérie par les terroristes. Alger : Gouvernement général, s.d.

[12] Le moteur de recherches Google renvoie pour « El Halia » ou le « 20 août 1955 » à de nombreux sites « algérianistes », « pieds-noirs » comme www.algerie-française.org/plaintes/plainte2/partie1.shtlm

[13] Georges Muller, « Le 20 août 1955 à Aïn-Regada ou la fracture entre les deux communautés ». Ensemble, septembre 2005, p. 35-36.

[14] L. Arti, op. cit., p. 79.

[15Ibid., p. 31 et 133.

[16] Louis Arti observe qu’à El Halia les autorités avaient demandé aux Européens de rendre leurs armes et que quelques-uns avaient refusé d’obtempérer.

[17] G. Muller, art. cité, p. 3.

[18] Voir C. Mauss-Copeaux, op. cit., p. 171.

[19] André Décérier, La mémoire saute une génération. Lyon : autoédition, 2003, p. 30.

[20] PAC, lettre octobre 2004.

[21] Courrier daté du 20 août 1955. Voir Denise et Robert Barrat, op. cit., p. 124.

[22] Cité par Y. Courrière, op. cit., t. I, p. 190.

[23] La revue Ensemble publie parfois de véritables témoignages.

[24] « Insurgés fanatisés », « foules fanatisées », « déchaînement bestial », voir Y. Courrière, op . cit., t. II, p. 184-186.

[25] Voir Lax et Giroud, Azrayen. Une épopée algérienne. Dupuis, 1999.

[26] Voir note 10.

[27] Laurent Gervereau, Jean-Pierre Rioux et Benjamin Stora, La France en guerre d’Algérie. Paris : BDIC, 1992, p. 44.

[28] Voir à ce propos l’analyse de Gilles Manceron et Hassan Remaoun, D’une rive à l’autre. Paris : Syros, 1993, p. 203.

[29] C.-R. Ageron, op. cit., p. 27-49.

[30] D’après Paris-Match du 3 au 10 septembre 1955, « 14 Philippevillois ont été tués ».

[31] Voir C. Mauss-Copeaux, op. cit., p. 175.

[32] Michel Chauvet, L’Algérie de nos vingt ans 1954-1962. [Recueil de témoignage, s.d.], p. 165.

[33] La Dépêche Quotidienne d’Alger qui signale régulièrement les fêtes musulmanes ne mentionne pas l’Aïd, mais l’Achoura en août 1955. L’Achoura a lieu le 10 du mois de Muharram et l’Aïd le 10 du mois de Dhu-l-Hijjah.

[34] Cette présentation stéréotypée du 1er novembre, « la Toussaint rouge », se retrouve dans de nombreuses publications. P. A. Thomas, par exemple, la reprend à son compte dans son témoignage (Les désarrois d’un officier en Algérie. Paris : Seuil, 2002, p. 44). Une interlocutrice à laquelle je précisais que cette information était fausse, puisque madame Monnerot avait été sauvée, a refusé de m’entendre.

[35La Dépêche de Constantine, 25 août 1955. Henri Le Mire incite ses lecteurs à se souvenir : « Aïn-Abid et El Halia resteront dans les mémoires (avec Melouza) comme les “Oradour” de la guerre d’Algérie. La formule n’est pas outrée » (Henri Le Mire, Histoire militaire de la guerre d’Algérie. Paris : Albin Michel, 1982, p. 33 ; Mémoire de notre temps, op. cit., p. 23).

[36] Y. Courrière note : « une cinquantaine de familles européennes vivaient au milieu de 2 000 Arabes (à El Halia) » (op. cit., t. II, p. 186).

[37] Voir P. Rothman, L’ennemi intime, op. cit.

[38Mémoire de notre temps, op. cit., p. 23.

[39] Voir l’analyse des archives militaires traitant de la répression in C. Mauss-Copeaux, op. cit., p. 175 et suiv.


Citer cet article :
Claire Mauss-Copeaux, « Le 20 août 1955, interrogations à propos d’un événement, de ses sources et de ses représentations  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007,
http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=276