ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


HADDAD Mostefa

Université Mentouri, Constantine

Tradition orale, mémoire collective et quelques repères historiques dans l’Algérie coloniale : le cas des Aurès et du pays chaoui

Session thématique « Société et culture »

Mardi 20 juin 2006 - Après-midi - 14h30-16h30 - Salle F 08

Depuis de longues années, j’ai procédé à la recherche et à la collecte des multiples expressions de la tradition orale dans les Aurès et le pays chaoui, notamment le chant d’expression berbérophone dans la campagne comme dans le milieu urbain. Ces chants sont célébrés en été à la fin des récoltes saisonnières lors des mariages, des circoncisions. C’est un domaine qui n’a pas été défriché, le peu de recherche étant réservé à l’expression arabophone.

Quant aux thèmes, ils varient selon l’occasion. L’assistance durant l’occasion festive peut se mêler au groupe en exécutant un chant rituel Irehhaben, généralement chanté par quatre, voire cinq hommes. Il débute par Ahellel, évocation du prophète et ses compagnons ; l’air est exécuté avec l’ensemble de la troupe, et parfois seulement à l’aide d’instruments : bendir et flûte, ponctué de coups de feu que tirent les hommes.

Parmi les dates saillantes inscrites dans la mémoire collective, on note que la conquête du Belezma en 1844 par le général Sillègue[1], un lettré de la région de N’gaous, nous a fourni une qasida célébrant la résistance des Aït Sultan face à la conquête. La résistance à la conscription obligatoire et la désertion des jeunes appelés en 1916 amenèrent un auteur anonyme de l’époque à composer des vers célébrant la désobéissance et l’opposition au recrutement intensif des travailleurs pour l’effort de guerres de la métropole. Après la Deuxième Guerre mondiale nous avons pu relever des chants où il est question du mouvement messaliste, des migrants en métropole. Cependant, une part importante de ce patrimoine chanté ou mentionné dans l’espace auressien et sa périphérie est consacrée à la Guerre de Libération nationale.

L’Aurès géographique proprement défini qui intéressa les voyageurs et leurs remarques consignées dans les récits de voyages depuis l’Antiquité, le Moyen Âge et durant la période coloniale englobe notamment les tribus des Ath-Daoud (Touaba), Ath-Bouslimane, Ath-Abdi, Ath-Abderahman (Aurès occidental), les Ath-Ouudjana, Ath-M’loul, les Nemamcha, les Amamra (Aurès oriental), etc. Par ailleurs, il est le seul de l’ensemble nord-africain à avoir conservé son nom depuis l’Antiquité, il est l’espace d’un groupement berbère important qui a gardé à travers l’histoire ses caractères propres.

Ces confédérations tribales des premiers contreforts du massif montagneux qui gardent leurs spécificités originales : langue, traditions, habitat, relations sociales ; et ce en dépit des bouleversements socio-économiques et culturels de la guerre et de l’après-guerre (1954-1962). Or, une large bande située au nord du massif - qui s’étend jusqu’à la grande route reliant Constantine à Sétif, dont le trajet passe par la ville de Souk-Ahras et se poursuit vers la Tunisie - est berbère. Émile-Félix Gautier fin connaisseur de l’histoire maghrébine note :

Il n’y a pas de doute, dans la première décade de la conquête arabe, tous les chocs décisifs se produisent là autour de l’Aurès et la situation est déjà la même au siècle précédent au moment de la conquête byzantine.[2]

La Numidie est donc aujourd’hui le pays chaoui. Elle a toujours été et elle reste encore une région naturelle extrêmement bien individualisée par le relief de son terrain et par son climat. Au nord du massif auressien nous pouvons constater qu’autrefois des populations berbérophones se sont progressivement arabisées. En effet, les Hauts Plateaux constantinois étaient souvent une zone de transit traversée périodiquement par les débris des envahisseurs hilaliens venus du désert d’Arabie au xie siècle peuplant le Sahara, en mouvement cyclique pour le pâturage. Ce jeu de balancier persiste encore de nos jours. Les principales populations berbères Zénètes de cet arc sont : les Nemamcha (Tébessa-Khenchela), les Aït Herkat H’rakta (Ain Beida-Batna), les Aït Sellem (Belezma-Ain Azel) et les Aït Sultan (N’gaous-Sefian).

Est-il nécessaire de rappeler que de tous les temps, la société berbère était une société de traditions orales. Ainsi la mémoire collective relate de nos jours des faits et des repères historiques lointains. Le libyque était l’écriture de la langue berbère. Cette dernière fut « bousculée » successivement par le latin, l’arabe soutenu par l’islam, puis le français, et enfin tout récemment par l’arabe et les média. L’enseignement de l’Algérie indépendante est élaboré aussi dans cette optique afin de tenter d’achever le démantèlement de l’identité berbère dont les traditions orales sont une composante importante.

Nous considérons que la collecte, l’étude et l’analyse de la tradition orale vont de pair et en parallèle avec le document écrit en vue de la compréhension de certains faits historiques qui remontent par exemple à la période de la domination ottomane dans l’espace constantinois, en particulier dans les Aurès et dans le Sud-Constantinois en général. La répression qui accompagne la collecte de l’impôt dans la zone montagneuse garde encore des traces dans le langage imagé que véhiculent les relations sociales.

Comment est née l’observation des traditions orales ? Depuis ma jeunesse, j’ai entendu des chants et assisté à des danses portant le cachet du terroir. Ces chants étaient produits à la campagne comme dans le milieu urbain. Il s’agit notamment de célébrations de fin de récolte en été, de mariages, de circoncisions, etc. Quant aux thèmes ils varient selon l’occasion. Le service militaire arrache un jeune à sa famille, l’émigration en métropole engendre l’abandon de la femme et de l’enfant au pays. L’évocation des élections et l’action de mouvements politiques et ses incidences prendront une part dans le répertoire des chants célébrés dans différentes occasions familiales ou communautaires. Parfois l’assistance masculine se mêle aux Irehhaben. Quelques instants après, la troupe fait une pause et discute à voix basse sur le thème suivant et compose une improvisation consacrée à l’actualité du moment.

Cette société montagnarde, en dépit des difficultés de toutes sortes est une société sensible et exprime ses joies et ses peines par le chant et la poésie. Les instruments utilisés sont simples : il s’agit de bendir et thaksabath (flûte de roseau). La manifestation est ponctuée souvent de coups de fusil tirés par les hommes. Les zerda célébrant les rites religieux ou agricoles donnent lieu aussi à des rassemblements de réjouissance et de méditation. Le répertoire de chants et de danses est riche et varié, et n’a de comparable que celui du Moyen Atlas marocain. La poésie, ou même de simples mots alignés, sont chantés ou colportés et parfois même récités devant l’assistance à l’occasion de festivités. Des familles aisées organisent des célébrations fastueuses de mariage avec mahfel - alignement de femmes habillées en costume traditionnel - entamant des chants immémoriaux entrecoupés de you you et de coups de fusil en face d’une démonstration de fantasia exécutée par des cavaliers montés sur des chevaux dont le harnachement est richement décoré rappelant la cavalerie numide.

La résistance de la tribu des Aït Sultan en 1844

Après la chute de la ville de Constantine, le dernier Bey de l’Est algérien fut chassé par les Français en 1837. Il se réfugia chez les Aït Sultan, alors qu’hier il brûlait leurs récoltes et razziait leurs troupeaux. Ce dernier note dans ses mémoires que depuis toujours il a entendu tonner la poudre, mais jamais comme le faisaient les Aït Sultan. En effet, ces derniers résistaient aux troupes du général Sillègue et en même temps défendaient le Bey emporté en civière ainsi que sa suite. D’ailleurs sa mère est enterrée à Sabaa-Rgoud (les Sept dormants) à N’gaous, la principale agglomération de cette tribu. Ici, un poète inconnu note ces quelques mots alignés en guise de constat et témoin de l’histoire :

Edehmnid l’kuffar
G’oudrar n’ath sultan
Beddet ya n’ath si sliman
Dourn eg ghezran
Dhinn temlouten s l’cor amoqqran,
Oul menâen la leâbadh la eddouban !

Les kuffar défoncent la montagne,
D’Aîth Sultan
Debout, Ait Sislimane
Là au fond des ravins
Les antagonistes se livrent à coups de canon,
Ni hommes, ni bêtes, n’avaient la vie sauve !

L’insurrection dans les monts des Aït Sultan - Bélezma - Aurès en 1916

Thamourth Edh w’akham (« la terre et la maison sont inviolables ») : c’est l’honneur du paysan chaoui qui s’attache à son minuscule lopin de terre. À la veille de la Première Guerre mondiale l’administrateur de la commune mixte de Ain Touta (arrondissement de Batna) écrivait que ses administrés lançaient un mot d’ordre : « Nous ne voulons pas donner nos enfants à l’autorité française pour qu’elle les offre en pâture aux canons de ses ennemis. »

L’insurrection s’étend en profondeur. Les insurgés se retranchent dans les montagnes des Aït Sultan du Belezma et dans l’Aurès. La répression n’est pas immédiate, les rebelles en profitent et remportent quelques succès sur les troupes françaises qui sont renforcées par un régiment d’infanterie, d’artillerie, de cavalerie et une escadrille d’aviation retirés du front de guerre européen. Alors des mesures administratives décidées et instaurées par l’armée consistent à cerner le massif du Belezma et celui de l’Aurès. La troupe s’engage contre les insoumis : déserteurs, conscrits, ouvriers mobilisés et l’ensemble des habitants des douars jugés rebelles. La société rurale de cette contrée comme celle de l’ensemble de l’Algérie subit au cours de l’entre-deux-guerres une rapide transformation sociologique et structurelle sous l’effet de nombreux facteurs exogènes touchant les cadres traditionnels qui tendent à se métamorphoser. Mais la population chaouie conserve une apathie apparente malgré ces facteurs. La tradition d’indépendance des habitants explique l’originalité ethnographique. Ces montagnes forment une place forte difficilement accessible. Cet événement de résonance algérienne trouve un écho chez un poète local :

Si tmestawt R’ur tazelt
Bedden irgazen g’khfawen idourar
Wag yetouar’rsen n’wagl !
Kem n’el-mal awin s’oughil !
Mettawin saliguèn s’oughil.

De Mestaoua à Aïn Azel
Sur les cimes des monts des hommes debouts
Que de troupeaux sacrifiés !
Que de biens pillés et saccagés !
Que de biens emportés par des Sénégalais.

Les hors-la-loi, les traditions auressiennes dans le pays chaoui

Nous préférons le qualificatif « hors-la-loi » au terme « bandit » attribué par les autorités coloniales puis les historiens ; parmi les plus connus de ceux-ci on note L’Messaoudh Ouzelmath[3], tué à Mellagou (Aurès, 1921), et Boulmesran, compagnon de Ouzelmath, originaire de M’chounèche. Dernouni Ali évadé en 1946 de la prison d’Arris prend le maquis pour se venger des auxiliaires administratifs, Berrehaïl Hocine évadé en 1946 du bagne de Touggourt, condamné à quinze ans de travaux forcés, Sadok Chebchoub, militant communiste condamné à mort par contumace en 1949, Grine Belkassem a pris le maquis à l’âge de vingt et un ans.

D’après les documents administratifs de l’époque, le Parti populaire algérien (PPA) a pu influencer ces hors-la-loi qui se sont « barricadés » dans les contreforts de l’Aurès. Notons aussi que ces derniers s’attaquent notamment aux agents favorables à l’administration coloniale. La source précédente mentionne qu’Aïssa Mekki « a pu introduire l’élément politique dans le groupe » sous l’influence de Aïssi Messaoud chef du PPA. Tous regroupés dans la forêt des Béni-Imloul, camp retranché ils guettent les agents administratifs. Les élections du 7 juin 1951 marquent un début d’affrontements dans la région de Khenchela. En 1952, l’administration locale annonce que de nombreux hors-la-loi sont tués par les gendarmes ou les auxiliaires de l’administration. Il s’agit notamment de : Zelmati Ahmed, Zelmati Lakhdar, Maalim L’ouerdi, Aissa L’ouerdi, Bensalem Mohand Ousiammar et Bensalem Mohand Ousalah. Grine Belkassem survit et prendra part au début de la Guerre de Libération nationale. Il est issu de la tribu des Chorfa. L’un des artisans de la chasse à ces hors-la-loi, est le caïd Ben Chennouf Djilani, un administratif que le système colonial a importé du Sahara au début de la conquête et investi en pays chaoui. La poésie chantée évoquée par Djermouni célèbre les exploits d’Ouzelmat :

L’fouchi n’oumesmar !
L’belgheth doug dhar !
Widhin dh’l-messâoudh Ouzelmat :
Sebber a rebbi matta waïblan !

Fusil à capsule longue !
Habillé tenu militaire !
Il est le fameux Ouzelmath !
Mon Dieu quelle coïncidence m’amena jusqu’ici !

Après la Deuxième Guerre mondiale, la lutte politique du moment est aussi présente dans ces milieux ruraux dont un publiciste européen nous dit qu’ils sont « insensibles socialement ». Il est à noter que le PPA est implanté dans l’espace chaoui dès le début du mouvement puisque nous avons relevé un chant qui appelle à prendre part au mouvement messaliste :

A diligui a diligui !
Hammouousaid d’abrizouni
Yetsaledd fellawen l’hadj Massali
Yeqqarawen l’-vot id nl’-watani !

O délégué ! O délégué !
Hammou Oussaïd est fait prisonnier !
Messali Hadj vous adresse le salut !
Vous recommande de voter nationaliste !

Conclusion

Il nous semble nécessaire de prendre en compte les sources orales pour l’écriture de l’histoire d’un pays comme l’Algérie qui se cherche et tente d’élaborer une identité nationale loin des clichés et des stéréotypes. La tradition orale ne peut pas être vue comme du folklore exotique, mais comme un complément de l’information historique contenue dans les archives de l’administration coloniale. L’histoire enseignée en Algérie autant que l’ensemble des sciences sociales et humaines dans cette période post-coloniale s’inspire dans son contenu et ses modèles des programmes et des manuels des pays du Moyen-Orient. Il est notable de constater l’absence totale d’étude académique sérieuse embrasser les traditions orales et les pratiques sociales dans l’Algérie indépendante. Bien au contraire des universitaires issus d’institutions du Machrek voient d’un mauvais œil ce type d’étude, pire encore pour eux il constitue un facteur dévalorisant puisque le « vrai » savoir est celui exprimé en arabe classique.

Au cœur de l’entre-deux-guerres les oulémas religieux réformistes implantés ici solidement ont vainement essayé d’interdire la musique traditionnelle. Le même sort sera réservé à l’attitude de l’islamisme virulent récent voulant interférer dans la vie sociale. Au contraire, certaines zaouias d’obédience rahmania détruites pendant la guerre d’Algérie ont été reconstruites comme celle d’Ayoun Lassaffeur - non loin de la ville de Batna - qui est un conservatoire de pratiques sociales berbères millénaires.

Bibliographie

Hamouda Naziha, « Les femmes rurales de l’Aurès et la production poétique », Peuples méditerranéens. Femmes de la Méditerranée, janvier-juin 1983, n° 22-23, p. 267-279.

Ghazali Abdel-Krim, « Ehna Chaouia la t’goulou dhellou », El-Massar El-Maghribi, novembre 1989, n° 34.

Haddad Mostéfa, « L’émergence de la chanson chaouia moderne », Compte rendu de la réunion des chercheurs sur le Monde arabe et musulman. Lyon : l’Arbresle, 4-6 juillet 1988, p. 48-50.

Haddad Mostéfa et Djermouni Aïssa, Encyclopédie berbère. Aix-en-Provence : Édisud, 2001, vol. XXIV.

Fournier Chantal, « Le banditisme dans le dernier quart du xixe siècle en Algérie, Andalousie et dans les îles de la Méditerranée occidentale », mémoire, Université de Provence.


[1] Une inscription gravée sur un monument, place de Verdun à Marseille, mentionne la bataille d’Aït Sultan de 1844 comme l’une des plus grandes opérations militaires de la conquête algérienne.

[2] E. F. Gauthier, Le passé de l’Afrique du Nord. Paris : Payot, 1952, p. 240.

[3] Un vieux religieux bibliothécaire du Centre diocésain à Alger raconte (1972) qu’il arrive à Ouzelmat d’envelopper dans son burnûs un religieux et de menacer quiconque s’attaquerait aux prêtres de la congrégation des Pères Blancs installés au cœur des Aurès vers le début de xxe siècle.


Citer cet article :
Mostefa Haddad, « Tradition orale, mémoire collective. Quelques repères historiques dans l’Algérie coloniale : le cas des Aurès et du pays chaoui », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007,
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