ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


HAUTREUX François-Xavier

Université Denis Diderot-Paris 7

Au-delà de la victimisation et de l’opprobre : les harkis

Session thématique « Une guerre de reconquête coloniale »

Mercredi 21 juin 2006 - Après-midi - 14h00-16h00 - Salle F 08

Bien qu’encore peu présente au sein de la recherche, l’histoire des harkis[1] s’est cependant écrite dès la fin de la guerre d’indépendance algérienne.

L’image donnée de leur groupe fut d’abord celle du bachaga Boualem[2] qui, au travers de deux ouvrages parus dans l’immédiate après-guerre d’Algérie, présentait les harkis comme les « meilleurs défenseurs de l’Algérie française », « français par le sang versé ». Cette approche imagée eut pour conséquence de contribuer à nier le nationalisme algérien, qui n’était plus, dans cette optique, qu’imposé par une minorité - le Front de libération nationale (FLN) - à une majorité - la population musulmane d’Algérie. Et une image corrélative : celle des combattants abandonnés par le pouvoir gaulliste lors de l’indépendance algérienne.

L’État algérien, quant à lui, a développé dès l’indépendance le thème du harki traître à sa propre patrie, mercenaire de l’armée française, le « traître historique » selon une expression de Benjamin Stora, le « collaborateur », par assimilation avec la Seconde Guerre mondiale en France[3]. Le sujet restait dans le même temps cantonné dans le cadre du journalisme, tout en tenant par soubresauts une place médiatique importante. Il relevait, de part et d’autre de la Méditerranée de la mémoire des différents acteurs de la guerre d’Algérie. Entre la fin des années 1980 et le début des années 1990 les harkis sont cependant entrés dans le cadre de la recherche historique : on peut ici prendre pour point de départ à la fois les articles de Guy Pervillé publiés en 1986[4], 1987[5] et 1991[6] dans la revue l’Histoire et la thèse de Mohand Hamoumou, « Les Français musulmans rapatriés : archéologie d’un silence », dirigée par Dominique Schnapper et Lucette Valensi et soutenue en 1989[7]. Bien que sociologique, ce travail contenait une visée plus large et historique.

Les titres des articles de Guy Pervillé nous indiquent par quel biais les harkis sont entrés dans le champ historique : par la question de leur massacre lors de l’indépendance et de leur « abandon » par la France. Leur expérience pendant la guerre en elle-même fut en grande partie laissée de côté. Mohand Hamoumou consacrait, quant à lui, une importante partie de son travail à la guerre - environ 200 pages sur les 350 que compte son ouvrage -, mais les archives d’État n’étant à cette date pas encore disponibles, celle-ci est exclusivement étudiée à partir de sources orales. Par son fort retentissement, cette thèse a fait de lui le porte-parole universitaire de la « communauté » harkie et du regard qu’elle est censée porter sur son passé. L’auteur insistait plus particulièrement sur les questions du massacre et de l’abandon de la France, approfondissant les recherches de Guy Pervillé. L’autre originalité de son travail concernait la question des motivations de l’engagement des harkis[8]. Contre l’image forgée par le bachaga Boualem, Mohand Hamoumou présentait des « Français musulmans » engagés contre le FLN davantage que pour la France.

Néanmoins, la question des motivations chez Mohand Hamoumou ne se comprenait que par rapport à celle des massacres de 1962 : il cherchait des racines historiques permettant d’expliquer leur ampleur supposée. Puisque rien dans les motivations ou l’activité des harkis ne permet d’expliquer l’ampleur des massacres, son origine est censée se trouver dans la violence consubstantielle du FLN dès la guerre elle-même et dans le refus des Français de défendre une population désarmée.

La thèse de Mohand Hamoumou a provoqué quelques controverses. L’auteur notamment, sans lui-même se prononcer explicitement, livrait une méthode d’évaluation permettant d’avancer le chiffre de 150 000 harkis assassinés après le cessez-le-feu. Y ont répondu trois articles de Charles-Robert Ageron, dans la revue Vingtième siècle. Le premier[9] était une réponse aux thèses présentées par Mohand Hamoumou concernant la question des massacres et du rapatriement par l’armée française, le suivant[10] tentait pour la première fois de réinscrire les harkis dans le contexte de la guerre elle-même, le troisième était une première tentative historique pour cerner les enjeux mémoriels de la question harkie[11].

Ces trois articles furent les premières études synthétiques basées sur les archives disponibles, notamment au Service historique de l’armée de terre. Les premières, mais pratiquement aussi les dernières[12]. Depuis ces publications, le sujet est retourné à la controverse et peu de nouveaux éléments sont venus l’alimenter. On note en fait une certaine fixation sur les positions antérieures.

Le vote de la loi 2005-158, votée par l’Assemblée nationale le 23 février 2005, a permis de prendre la mesure de cette crispation[13]. Avant même le vote de cette loi et dans le champ universitaire, l’absence de consensus autour de la question harkie avait déjà pu être observée en 2004 lors de la publication de l’ouvrage collectif sous la direction de Mohammed Harbi et Benjamin Stora[14] où les deux historiens prenaient soin dans leur préface de se « distancier » du texte proposé par Mohand Hamoumou[15].

Une question semble donc toujours d’actualité : est-il possible d’écrire une histoire dépassionnée des harkis, hors des crispations mémorielles contemporaines ? Pour ce faire, peut-être est-il nécessaire de revenir à l’origine, du conflit algérien, et non pas de prendre l’histoire à rebours.

Les unités supplétives pendant la guerre d’Algérie

Les « harkis » pendant la guerre d’Algérie appartenaient à une catégorie de soldats supplétifs de l’armée française. Entre 1955 et 1962, ils furent recrutés sur tout le territoire algérien.

Il faut rappeler qu’avant même le 1er novembre 1954 ou le 8 mai 1945, de nombreux Algériens étaient associés au maintien de l’ordre, notamment dans les campagnes algériennes[16]. Le recours à des supplétifs autochtones, c’est-à-dire à des auxiliaires, est une constante de toutes les guerres de conquête, et en particulier coloniales : ils servent traditionnellement de guides voire d’appoints lors des campagnes d’une armée éloignée de ses bases, sur un terrain peu connu[17]. La nouveauté de la guerre d’Algérie résidait cependant dans l’ampleur inédite que prirent les effectifs des unités supplétives, mais également comme nous allons le voir dans les missions qui leur furent confiées.

Il y eut pendant la guerre d’Algérie quatre types d’unités de supplétifs : les Groupes mobiles de police rurale (GMPR), les makhzens, les harkas et les Groupes d’autodéfense. Ajoutons pour être précis un cinquième type d’unité qui connut une brève existence en 1960 : les aassès. Les différences entre ces cinq types d’unités renvoient à des conditions de service et de recrutements différents.

Les Groupes mobiles de police rurale

Dès la fin de l’année 1954, il fut prévu de créer une unité de police supplétive afin de renforcer le contrôle des campagnes algériennes : les Groupes mobiles de police rurale, officiellement créés le 24 janvier 1955. La création des GMPR était en fait la réalisation d’un projet plus ancien dont on trouve la trace durant l’été 1954 sous le nom générique de « goum » ou plus précisément de « goum civils ». Le terme « goum » renvoyait directement à des unités militaires marocaines, et plus indirectement également au passé algérien. Il fut employé pendant toute la guerre d’Algérie pour désigner indistinctement les unités supplétives algériennes de l’armée française.

Cette force de police rurale avait pour tâche d’assurer « la surveillance des campagnes et la protection des biens et des personnes », ainsi que de « prêter main-forte aux autres services de sécurité »[18]. L’objectif était alors de contrôler les zones d’habitat éclaté par des tournées et des patrouilles. Les membres des GMPR étaient en partie recrutés localement - un tiers à deux tiers des effectifs de chaque groupe - et presque exclusivement parmi les anciens combattants, qui avaient déjà l’expérience des armes. Ils étaient encadrés par des inspecteurs de police d’origine européenne, puis rapidement par des sous-officiers, eux aussi européens. Une des spécificités des GMPR par rapport aux autres unités supplétives résidait dans ce fort encadrement européen : ceux-ci représentaient environ 20 % des effectifs durant la guerre. L’effectif moyen d’un groupe était de soixante-quinze hommes. Ils signaient des contrats d’un an renouvelable ce qui fait théoriquement d’eux une force relativement permanente. Théoriquement seulement puisque des rapports soulignèrent parfois l’instabilité des effectifs au sein de ces unités[19]. Du fait du développement de l’insurrection algérienne, ils furent en fait rapidement amenés à remplir toutes les tâches classiques du maintien de l’ordre telles que contrôles, patrouilles, fouilles, etc., en milieu rural, mais aussi dans les petits centres urbains périphériques. Bien que considérés comme des policiers à leur création, ils passèrent sous le contrôle de l’autorité militaire et sont rebaptisés Groupes mobiles de sécurité (GMS) en 1958, sans que leur fonction ne varie réellement. Les GMS purent également être amenés à recevoir la responsabilité exclusive du maintien de l’ordre et de la « pacification » sur un territoire donné. Officiellement, ils furent jusqu’à 12 000 hommes au même moment.

Les mokhaznis

Deuxième catégorie de supplétifs : les mokhaznis des Sections administratives spécialisées (SAS), qui étaient regroupés en makhzen d’environ trente hommes. Ces unités furent créées en même temps que les sections administratives spécialisées, en septembre 1955. Les mokhaznis assuraient la garde rapprochée des SAS et de ses officiers. Ils étaient recrutés par le chef de SAS lui-même, théoriquement localement. Ce ne fut pas partout possible, et certains officiers SAS durent faire appel à des mokhaznis venus d’autres localités, voire d’autres régions, ou même exceptionnellement à des Marocains ou à des Tunisiens. Un certain nombre d’Européens servirent également en tant que mokhaznis, notamment dans le département d’Oran où ils représentaient encore environ 15 % des hommes engagés à la fin de l’année 1956[20]. Les missions des mokhaznis dépendaient entièrement du chef de SAS et allaient d’une simple garde statique jusqu’à des opérations offensives avec les unités militaires du secteur, ou par leurs moyens propres. Néanmoins, malgré quelques tentatives locales de « makhzens opérationnels », les directives officielles de l’état-major interarmées les définissaient toujours comme des unités défensives devant assurant la garde rapprochée de la SAS. Ils signaient des contrats de six mois renouvelables. L’état-major comptabilisa jusqu’à 20 000 mokhaznis au début de l’année 1960.

Les Groupes d’autodéfense

Les Groupes d’autodéfense (GAD) et les harkis furent officiellement créés par le Gouvernement général de l’Algérie en août 1956. Dans les faits, ils existaient déjà auparavant. Dès le 1er novembre 1954 en fait, si on croit le témoignage de l’ethnologue Jean Servier, présent à Arris, dans les Aurès, à cette date[21]. Les groupes d’autodéfense étaient en fait des gardes ruraux, non rémunérés, auxquels on distribuait des armes afin de se protéger des « hors-la-loi » (« HLL »), comme étaient alors nommés les maquisards du Front de libération nationale (FLN).

Si les membres de ces groupes d’autodéfenses participaient à une opération, ils étaient dès lors considérés comme des harkis - des harkis formant une unité appelée une harka - et recevaient une compensation financière pour le temps passé en opération. Cette porosité entre GAD et harkas subsista jusqu’en 1956, et surtout juillet 1957 date à laquelle les harkis passent sous l’autorité directe de l’armée : ce n’est qu’à partir de cette date que la distinction entre les différentes unités supplétives et leurs spécificités s’imposent.

Les GAD connurent leur extension maximale en 1959 et 1960, période durant laquelle 30 000 hommes étaient théoriquement armés par la France. L’intérêt principal des GAD pour l’armée française était « psychologique », selon le langage militaire de l’époque. C’est-à-dire dans l’image qu’ils donnaient de l’Algérie : celle d’une population « ralliée » à l’armée française. Cet objectif, rarement avoué, était parfois explicité par certaines notes de l’état-major :

Que valent les autodéfenses ? Manifestation tangible et publique de l’engagement progressif, souvent prudent des populations musulmanes à nos côtés, les autodéfenses sont encore une construction fragile. [...] Dans l’état actuel des choses, les autodéfenses doivent continuer à être épaulées par l’armée, surtout lorsqu’il n’y a plus d’élément de force de l’ordre à l’intérieur du groupement. [...] En un mot, les autodéfenses ne doivent pas être laissées à elles-mêmes. [...] Les résultats purement militaires obtenus par les autodéfenses peuvent apparaître modestes. Ils le sont en effet, mais l’engagement moral et collectif des populations qui s’amorce montre que cet effort commence à porter ses fruits.[22]

À travers eux, le commandement espérait surtout voir se former un contre-pouvoir au FLN parmi la population. On chercha donc à les engager au maximum militairement aux côtés de l’armée, mais également à leur faire remplir des tâches politiques et administratives. Ce projet fut un échec : si certains GAD participèrent effectivement localement à des opérations militaires, ce fut plutôt une exception et d’un point de vue politique, les prises de positions de certains membres de GAD n’eurent que peu de retentissement. Dans tous les cas, il n’y eut pas de constitution de troisième force grâce à eux.

Certains auteurs contemporains écrivent encore que les membres des GAD prenaient volontairement et bénévolement les armes pour se protéger des abus du FLN : c’est oublier que dans l’ensemble, l’existence d’un GAD était subordonnée à la présence à proximité d’un poste militaire qui le contrôle et encadre sa création. Le côté « spontané » de leur constitution apparaît alors bien relatif. Quand à leur bénévolat, des directives précisaient dès 1956 que si les membres des GAD n’étaient pas rémunérés, les autorités locales étaient chargées de leur accorder certains avantages comme une priorité lors des distributions de vivre ou à l’embauche, notamment pour la réalisation des travaux commandés par les SAS. S’il n’y a donc pas directement versement d’un salaire, d’autres avantages pouvaient ainsi leur être accordés en compensation de leur engagement.

Les harkis

La situation des harkis était plus complexe. En 1956, et en 1957 surtout, furent décidées deux premières augmentations du nombre de harkis en service : entre 1957 et 1958, les effectifs sont plus que doublés et atteignent alors 15 000 à 20 000 hommes. C’est également à partir de ce moment que leur utilisation militaire devint spécifique par rapport aux autres unités supplétives. De soldats de seconde zone, utilisés sans réelle politique d’ensemble, le commandement tenta de faire une troupe rustique et unifiée. Unification qui resta néanmoins très relative : de fortes disparités demeurèrent selon les lieux d’emploi.

Les harkis étaient recrutés localement et participaient aux diverses tâches du maintien de l’ordre, aux côtés des unités régulières de l’armée française qui couvrirent progressivement le territoire algérien, qui le « quadrillèrent ».

Ils signaient théoriquement des contrats journaliers, c’est-à-dire que dans la plupart des cas, ils ne signaient pas de contrat du tout, en dehors des feuilles d’émargement qu’ils remplissaient tous les mois ou tous les trimestres. Ce n’est qu’à partir de novembre 1961 que furent institués de véritables contrats, d’un, trois ou six mois.

La question de ces contrats journaliers était très importante pour les harkis eux-mêmes, qui pouvaient être « licenciés » sans préavis, mais également pour l’armée française puisqu’aucun contrôle précis des sommes dépensées pour le paiement des soldes des harkis ne pouvait être effectué. Les effectifs « harkis » que l’on trouve dans les archives ne correspondent en fait qu’aux sommes dépensées pour l’entretien d’un certain nombre d’hommes, et pas à un décompte précis. À Paris, des voix se firent entendre en 1958 et 1959 pour mieux contrôler l’utilisation de ces crédits[23], notamment en instituant de véritables contrats. Un grand nombre de harkis servaient sur une longue durée, comme en témoignent l’existence de grades, un entraînement régulier et des stages pour les harkis d’« élite » des commandos de chasse et l’instauration d’une carte d’identité spécifique.

Dans les faits, les sommes consacrées officiellement aux « crédits harkis » étaient également utilisées pour d’autres fins. Il était officiellement admis par exemple que celles-ci pouvaient être consacrées à indemniser certains membres des groupes d’autodéfense, ainsi que les stagiaires des « centres de responsables des autodéfenses » ou autres « centres d’éducation civique et militaire » créés par l’armée à partir de 1959 à destination de la population civile algérienne. Mais à côté de ces utilisations reconnues, ces crédits permettaient souvent plus largement de constituer de véritables caisses noires destinées à subvenir aux nombreux besoins des différents postes militaires ou centres d’éducations, à rémunérer des informateurs ou des agents clandestins, ou dans un tout autre genre, à assurer la rémunération de femmes pour des services d’« assistance sociale ».

Dernière utilisation enfin des « crédits harkis » : aider certains maquis plus ou moins nationalistes mais opposés au FLN comme ceux de Bellounis, de Si Cherif et de Kobus à partir de 1957. À ces maquis étaient attribués un certain nombre de « crédits harkis » qui permettaient de les aider en armes, en équipements et en soldes.

Utilisations totalement disparates de ces crédits donc, qui selon une estimation de l’époque purent tout de même représenter jusqu’à 10 % des effectifs totaux[24].

Les crédits harkis permettaient donc de faire fonctionner une véritable économie de la guerre, parallèle, semi-clandestine, et à l’armée de faire face aux tâches très variées que requerraient ses responsabilités civiles.

Revenons aux « véritables » harkis, qui servaient dans des unités appelées « harkas » : à proprement parler, ils étaient les seuls véritables « supplétifs de l’armée française » puisque les GMPR étaient théoriquement des policiers, appelés de plus à opérer seuls, les mokhaznis dépendaient de la SAS aux fonctions à la fois civiles et militaires, et les GAD ne participaient que très peu aux opérations. Unités les plus liées à l’armée française, les harkis furent également les plus nombreux - jusqu’à 60 000 hommes officiellement comptabilisés en 1960 -, mais aussi ceux dont les situations furent les plus diverses.

Les harkis ne se définissaient pas en effet par les missions qui leur étaient confiées mais uniquement par leur statut. Il est impossible aujourd’hui de décrire le quotidien d’un « harki-type » tant les différences étaient profondes et nombreuses. Si à partir de 1959, certains d’entre eux furent notamment intégrés dans des « commandos de chasse » - jusqu’à 6 000 harkis environ[25] -, on trouve également des harkis servants comme cuisiniers, plantons, coiffeurs, jardiniers ou mécaniciens, etc. Des jeunes hommes n’ayant pas encore effectué leur service militaire pouvaient s’engager comme harki pour échapper à celui-ci, puisque les harkis en étaient dispensés pendant la durée de leur engagement. Des hommes plus âgés pouvaient également être recrutés comme harkis pour « services rendus » et se contenter d’assurer la garde du camp - on retrouve parfois dans les archives cet usage désigné sous le terme de « harkis territoriaux »[26].

On peut définir tout de même un faisceau de missions qui leur furent confiées entre 1957 et 1961. Par petits groupes ou individuellement, ils purent être guides, interprètes, commandos. Groupés en harkas, ils purent renforcer des unités régulières dont ils constituaient une ou plusieurs sections en renfort et ainsi participer aux mêmes opérations que celles-ci.

La plupart d’entre eux connurent le même genre de vie routinière que l’écrasante majorité des unités régulières de l’armée française auxquelles elles étaient accolées, assurant le quadrillage de l’Algérie. Vie faite de gardes, de périodes d’inactivité, d’opérations se soldant le plus souvent par des bilans nuls, des « accrochages » plus ou moins stériles, et de recherches de renseignements par les moyens les plus variés.

L’image du harki servant dans un commando de chasse, ces unités créées en 1958 par le commandement en chef pour traquer sans relâche les unités de l’Armée de Libération nationale (ALN), et qui furent une sorte d’« élite combattante » ne doit pas être généralisée, n’étant pas représentative de l’ensemble du groupe de supplétifs « harkis » : sur les 60 000 harkis officiellement recensés en 1960, guère plus de 6 000 étaient engagés dans ce type d’unités.

Ajoutons que dans la plupart des commandos de chasse, les harkis ne représentaient qu’une minorité. Minorité importante, certes, mais néanmoins une minorité.

Il conviendrait par ailleurs plus largement d’apporter quelques nuances sur l’activité même de ces commandos de chasse. Sur les quelque 140 commandos qui furent créés en Algérie, il apparaît qu’une partie d’entre eux n’avait « de commando que le titre »[27] : le commandant en chef lui-même déplorait en 1960 que « dans la moitié environ des secteurs d’Algérie [ses] ordres relatifs aux commandos de chasse n’ont pas été compris et de toute manière ne sont pas exécutés »[28].

Les aassès

Dernière unité de supplétifs « Français musulmans » à avoir été créée durant la guerre d’Algérie : les aassès[29]. Ils n’existèrent que très peu de temps et étaient, quant à leur activité, assimilés aux harkis. La différence entre ces deux formations est dans les textes uniquement due à l’autorité qui les finançait : budget civil pour les harkis, militaire pour les aassès. Les aassès connurent une brève existence, de 1960 à 1961 et regroupaient les anciens membres musulmans des unités territoriales. Le terme signifie en arabe « gardien », ce qui correspondait à la fonction générale des ex-unités territoriales : ils remplissaient des missions de patrouille, protection des fermes isolées, gardes des récoltes, [...] défense locale des moyens de communication »[30], des missions « en principe de caractère statique et toujours limitées à une zone restreinte autour de leur lieu de mise sur pied.[31]

En novembre 1961, les quelques milliers - environ 5 000 à 6 000 au maximum - d’aassès sont en partie transformés en harkis. Cette assimilation permet par ricochet de renforcer l’idée que les harkis étaient eux aussi majoritairement employés à des tâches relativement passives dans le cadre du quadrillage du territoire.

Unité et diversité

Cinq catégories de supplétifs, donc, qui répondaient à des besoins et à une chronologie spécifiques. On peut indiquer parallèlement quelques facteurs d’unité : les supplétifs étaient dans leur écrasante majorité des ruraux, parlant au mieux un Français rudimentaire. Leur service était avant tout local, et leur engagement ne se comprend qu’ainsi : proche de leur famille, de leur terre.

L’armée française, à partir de 1958 surtout, tenta de donner à leur engagement un sens politique et nationaliste « Algérie française », par opposition au nationalisme algérien ; cette conception de l’engagement étant néanmoins totalement absente de l’esprit des supplétifs eux-mêmes. La France tenta par là de transformer un engagement local, très faiblement idéologique, en un engagement patriotique.

Chronologie

L’ampleur du recrutement et sa chronologie empêchent de considérer l’engagement des supplétifs du seul point de vue des « Français musulmans » eux-mêmes : il y a eu une politique de la part de la France de recrutement des supplétifs. Toute une administration a dû être mise en place pour recruter, armer, encadrer ces hommes. Cette politique a connu des variations. Pour schématiser, on peut estimer qu’à une période de relative improvisation et d’expériences parcellaires, a succédé avec l’arrivée du général Salan à la fin de l’année 1956 une première phase de consolidation, pendant laquelle les effectifs furent proportionnellement grandement augmentés ; les harkis puis les GMPR passèrent alors directement sous le commandement de l’autorité militaire. Avec l’arrivée du général Challe au commandement en chef des troupes en Algérie à la fin de l’année 1958 débuta une période d’apogée des effectifs et de l’utilisation des supplétifs, qui se manifesta par la création des commandos de chasse et par la tentative de construction d’une infrastructure civile et militaire à base de supplétifs, GAD et harkis. Après 1960 commence la décroissance des effectifs et se pose avec de plus en plus d’acuité la question du devenir de ces hommes.

Si on peut regrouper derrière le terme commun de « supplétifs » ces auxiliaires aux expériences différentes, il est nécessaire de garder en mémoire que les conditions de leurs services furent extrêmement variées en fonction de leurs unités d’appartenance : il est ainsi impossible d’assimiler l’engagement des membres des GAD par exemple à celui des harkis en service dans les commandos de chasse.

La question des effectifs

Combien furent-ils ? L’historien dispose dans les archives de bilans statiques, mais pas d’estimation totale pour l’ensemble de la durée du conflit. Cette estimation s’avère impossible à obtenir du fait de l’instabilité des différentes catégories de supplétifs.

Pour les harkis par exemple, ils correspondent à des crédits qui intégraient également le fonctionnement de certains centres. L’existence de contrats journaliers empêche par ailleurs nécessairement d’avoir une idée trop précise des effectifs sur une longue durée.

Pour les Groupes d’autodéfense, qui ne signaient pas de contrats, les effectifs mentionnés correspondent en général au nombre d’armes en service dans ces « unités », mais à partir de 1960, une autre estimation apparaît, supérieure, qui correspond à l’ensemble des hommes participant par roulement à l’autodéfense, sans qu’il soit possible d’en vérifier l’exactitude.

Concernant les makhzens et les GMS, l’incertitude porte davantage sur les proportions respectives de « FSNA »[32] et d’« Européens » en service dans ces unités. Au moment de leur plus fort emploi entre la fin de l’année 1959 et le début de l’année 1960, l’armée française revendiquait environ 120 000 musulmans engagés dans les différentes unités supplétives[33], où ne sont comptabilisés que les membres armés des GAD. Compte tenu des limites énoncées précédemment, il faut réduire cette estimation. L’ordre de grandeur de 100 000 hommes semble néanmoins devoir être retenu à un même moment.

Combien y eut-il de supplétifs pendant l’ensemble de la guerre ? En raison de l’absence de contrôle, aucune réponse précise ne peut être apportée à cette question, contrairement par exemple aux appelés ou aux réguliers. Deux notes fournissent une estimation de 200 000[34] ou de 400 000 Algériens[35] à avoir servi dans les unités supplétives durant l’ensemble du conflit. Rien ne permet malheureusement de confirmer ou d’infirmer ces chiffres.

On peut néanmoins noter que ces chiffres figés renvoient à une conception classique de la guerre, où un homme qui s’engage dans un camp est définitivement marqué par cet engagement. Réalité bien étrangère à la guerre d’Algérie où de nombreux Algériens ont pu s’engager dans une unité supplétive sans aucune perspective de long terme ni idée de rallier définitivement un camp. Un homme ayant appartenu à une harka, ou ayant participé à un groupe d’autodéfense pendant tout ou partie de la guerre peut très bien avoir en même temps entretenu des relations avec le FLN. Un homme ayant servi comme harki quelques mois en 1957 n’est plus « harki » en 1962, stricto sensu. 100 000 hommes à un même moment, peut-être 400 000 pendant la durée de la guerre, malgré l’incertitude qui les entoure, ces chiffres confirment le caractère massif du phénomène.

Conclusion

Dès le début de l’année 1961, la question de l’avenir des supplétifs musulmans se posa et les reclassements débutèrent. Si les autodéfenses ont été dans leur majorité tout simplement supprimés sans mesure particulière de protection ou de reconversion pour leurs anciens membres considérés comme « peu compromis » aux yeux du FLN, à partir de 1961, l’engagement de harkis dans l’armée régulière fut encouragé. Un certain nombre d’entre eux fut également incorporé dans les GMS, destinés à alimenter la « force locale » du gouvernement provisoire. Les mokhaznis furent quant à eux en majeure partie licenciés, faute de pouvoir les adapter aux nouvelles missions des SAS, orientées, à partir de 1961, vers l’aide administrative.

Malgré ces mesures très partielles, se posa après la signature des accords d’Évian un « problème des supplétifs ». Face aux menaces dont certains d’entre eux étaient l’objet, l’état-major établit un plan de rapatriement pour « les plus menacés ». Peu de temps après l’indépendance algérienne, malgré ce plan, de nombreuses exactions furent signalées sur tout le territoire algérien. Les bases françaises recueillirent les personnes menacées qui parvenaient à les rejoindre. Le terme de harkis changea alors de sens et tendit à désigner toute personne menacée en raison de son passé pendant la guerre. Il est très difficile de définir qui étaient ces personnes : on trouve parmi elles des anciens supplétifs, mais également des anciens élus, fonctionnaires, des femmes, des vieillards, des propriétaires terriens, etc., mais également toute opposition potentielle aux groupes qui détinrent successivement le pouvoir à Alger ou dans les différentes wilaya. L’activité passée pendant la guerre, et l’appartenance à une unité supplétive, n’était alors qu’un élément parmi d’autres, certes discriminant, mais qui ne constitue pas un absolu.

Il me semble que c’est dans la persistance de cette définition du harki comme « ennemi de la révolution algérienne » qu’il faut voir en fait les raisons de la persistance de la « question harkie » aujourd’hui. Définition néanmoins essentiellement fabriquée par les pouvoirs politiques et les porteurs de mémoire, tant en Algérie qu’en France.

Bibliographie

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Jauffret Jean-Charles et Vaïsse Maurice. Militaires et guérilla pendant la guerre d’Algérie. Bruxelles : Complexe, 2001.

Pervillé Guy. « La guerre d’Algérie sans mythe ni tabou ». L’Histoire, octobre 1986, n° 93, p. 14-26.

- « Guerre d’Algérie : l’abandon des harkis ». L’Histoire, juillet 1987, n° 102, p. 30-34.

- « La tragédie des harkis ». L’Histoire, janvier 1991, n° 140, p. 120-123.

Servier Jean. Dans l’Aurès, sur les pas des rebelles. Paris : France Empire, 1955.


[1] De haraka : mouvement (de troupes, en l’occurence) ; harki (harakiyy) est dans ce contexte synonyme de jundiyy (soldat).

[2] Saïd Boualem, Mon pays la France. Paris : France Empire, 1962 ; id., Les harkis au service de la France. Paris : France Empire, 1963.

[3] Laurent Gervereau, Jean-Pierre Rioux et Benjamin Stora, La France en guerre d’Algérie. Paris : Musée d’histoire contemporaine et Nanterre : BDIC, 1992, p. 289.

[4] Guy Pervillé, « La guerre d’Algérie sans mythe ni tabou », L’Histoire, octobre 1986, n° 93, p. 14-26.

[5] G. Pervillé, « Guerre d’Algérie : l’abandon des harkis », L’Histoire, juillet 1987, n° 102, p. 30-34.

[6] G. Pervillé, « La tragédie des harkis », L’Histoire, janvier 1991, n° 140, p. 120-123.

[7] Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis. Paris : Fayard, 1993.

[8] Cette question avait été également abordée en 1991 par G. Pervillé, dans un entretien avec le général Georges Buis, autour de son expérience en tant que colonel et commandant de secteur en Algérie entre 1958 et 1961.

[9] Charles-Robert Ageron, « Le drame des harkis en 1962 », Vingtième Siècle, avril 1994, n° 42, p. 3-6.

[10] C.-R. Ageron, « Les supplétifs algériens dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie », Vingtième Siècle, octobre 1995, n° 48, p. 3-20.

[11] C.-R. Ageron, « Le “drame des harkis” : mémoire ou histoire ? », Vingtième Siècle, octobre 2000, n° 68, p. 3-16.

[12] Citons tout de même le livre du général Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie. Des soldats sacrifiés (Paris : L’Harmattan, 1995), dont le titre indique explicitement le parti pris malgré une documentation fournie.

[13] Et notamment les articles 1, 2 et 5 qui concernent directement les harkis et leur reconnaissance symbolique par le législateur.

[14] Mohamed Harbi et Benjamin Stora (dir.), La guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie. Paris : Robert Laffont, 2004.

[15Ibid. Mohand Hamoumou, avec la collaboration d’Abderhamen Moumen, « L’histoire des harkis et Français musulmans : la fin d’un tabou ? », p. 317-344.

[16] Jean-Pierre Peyroulou, « Rétablir l’ordre colonial : la police française et les Algériens en Algérie française de 1945 à 1962 ». In M. Harbi Mohamed et B. Stora, La guerre d’Algérie, 1954-2004..., op. cit., p. 97-130.

[17] Voir notamment Jacques Frémeaux, L’Afrique à l’ombre des épées, 1830-1930. Vincennes : SHAT, 1995, t. II.

[18] SHAT, 1H 1922-6. Alger, le 12 mai 1955 : « Règlement relatif au fonctionnement et à l’emploi des GMPR ».

[19] SHAT, 1H 3489-1. Alger, le 15 mai 1959, corps d’armée d’Alger, état-major, 3e bureau, à commandants de zones : « Emploi des GMS ».

[20] SHAT, 1H 2556-1. 28 novembre 1956 : « État récapitulatif de la situation des SAS en exercice dans le département d’Oran ».

[21] Jean Servier raconte son expérience et ce qui passe pour la création de la « première harka » dans son ouvrage : Dans l’Aurès, sur les pas des rebelles (Paris : France Empire, 1955).

[22] SHAT, 7T 249-2. Alger, le 9 mai 1960, Commandement en chef des forces en Algérie, état-major interarmées : « Les problèmes FSNA ».

[23] Voir notamment SHAT, 9R 450-2. 31 juillet 1959, corps de contrôle de l’administration des armées : « Rapport particulier n° 42/FR/59 relatif au problème que pose la levée des harkas ».

[24] SHAT, 9R 450-2. 5 avril 1960, ministère des Armées, Terre, corps du contrôle de l’armée : « Rapport particulier sur l’administration des harkis ».

[25] SHAT, 7U 785 contenant plusieurs notes récapitulatives pour chaque corps d’armées autour de l’été 1960.

[26] SHAT, 1H 2789-4. 15 décembre 1961 : « Rapport du chef de bataillon Lemattre, commandant le quartier de Rovigo, concernant la harka de Beni Miscera » ; notamment : « Parmi les 63 harkis se trouvent 18 harkis “territoriaux” ; ce sont des harkis âgés ou blessés qui ne participent plus aux opérations et assurent la garde des cantonnements. »

[27] SHAT, 1H 1924-1. 19 décembre 1959, Commandement en chef des forces armées, état-major interarmées, 3e bureau : « Compte rendu de la réunion des chefs de commandos de chasse du corps d’armée d’Oran ».

[28] SHAT, 1H 1923-1. 16 mars 1960, note personnelle aux généraux de corps d’armée.

[29] En arabe, ‘assâs : « gardien », « surveillant ».

[30] Marie Dumont, « Les unités territoriales ». In Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse, Militaires et guérilla pendant la guerre d’Algérie. Bruxelles : Complexe, 2001, p. 519.

[31] SHAT, 7T 251-2. 16 février 1953 : « Arrêté portant organisation des Unités territoriales en Afrique du Nord ».

[32] FSNA : « Français de souche nord-africaine ».

[33] SHAT, 1H 1391-2. Commandement en chef des forces armées, état-major interarmées : « Problèmes FSNA, fiche n° 1 : les musulmans dans l’armée. Annexe 6 : Effectifs FSNA au 1er avril 1960 ».

[34] Estimation du général Porret, chef du service historique du ministère de la Défense, « Supplétifs incorporés en Algérie », 21 avril 1977. Reproduit notamment dans Mauro Francis, Mohamed Abdi, une biographie. Compiègne : Édition 1900-2050, 2004, p. 11.

[35] Ministère des Affaires étrangères, Documents diplomatiques français, 1962. Paris : Imprimerie Nationale, 1999, t. II. Document 161, note du ministère d’État chargé des Affaires algériennes : « Le problème des anciens supplétifs ayant servi dans l’armée française », 22 novembre 1962.


Citer cet article :
François-Xavier Hautreux, «  Au-delà de la victimisation et de l’opprobre : les harkis  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=239