ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


RUF Werner

Université de Kassel (Allemagne)

Justice et mémoire : continuités de l’antagonisme entre État et peuple en Algérie

Session thématique « Du beylik ottoman au pouvoir français »

Mardi 20 juin 2006 - Matin - 9h45-11h45 - Amphithéâtre

Pour que les citoyennes et citoyens puissent s’identifier à un État deux conditions, l’une d’ordre sociohistorique, l’autre d’ordre institutionnel doivent être remplies. Elles constituent en même temps la base de la légitimité de l’État.

Pour assurer sa cohésion, une société constituée en État-nation a besoin d’une mémoire collective qui soit commune aux membres de cette société et sur laquelle il y ait consensus dans un sens large du terme. Cette mémoire est continuellement sujette à des luttes politiques[1], car les représentations du passé comportent toujours des éléments qui expliquent et justifient l’état actuel de la société ainsi que les programmes des acteurs politiques.

Évidemment, dans la présentation de l’histoire il y a ambiguïté et souvent concurrence, voire lutte autour de cette construction du « nous » qui est intimement lié à la construction de mémoire[2]. Un excellent exemple de cette lutte autour du « nous » et de son image propre est le débat récent en France concernant la façon dont le colonialisme doit être présenté dans les manuels et dans l’enseignement de l’histoire en France.

Ce débat continu, pour qu’il puisse avoir lieu, a besoin d’un système démocratique ouvert et pluraliste. Dans l’État républicain bourgeois ce sont les mécanismes de participation garantis par les institutions qui servent à reproduire l’identification des individus avec leur État comme les élections, le parlementarisme et le contrôle de l’exécutif. Ces mécanismes ne peuvent fonctionner qu’à condition d’être organisés sur la base d’un partage rigoureux des pouvoirs. Dans ce partage des pouvoirs la justice joue un rôle éminent : indépendante de l’État elle ne garantit pas seulement l’égalité des citoyens devant la loi ; elle soumet l’État lui-même à la loi, en l’occurrence à la Constitution et aux règles qui en découlent.

La fabrique d’une mémoire tronquée

Lorsque l’Algérie, en 1962, s’est constitué en État indépendant et moderne, elle s’est dotée formellement de toutes ces institutions. En même temps, le système politique algérien fut constitué en système de parti unique. Ainsi l’article 23 de la Constitution de 1963 stipulait que « Le Front de Libération nationale définira la politique de la nation [...]. Il surveillera l’action de l’Assemblée Nationale et du Gouvernement. » Donc, institutionnellement, tant le pluralisme politique que le partage des pouvoirs étaient exclus d’avance. Mais il y avait plus que cela : l’autorité de l’interprétation de l’histoire, du « nous » collectif, fut monopolisée par ce même Front de libération nationale (FLN), la société fut privée du débat concernant sa propre identité.

Il serait faux et injuste d’accuser l’Algérie - ou concrètement le FLN, sorti vainqueur du processus de décolonisation - d’une manipulation diabolique afin de s’assurer la prédominance politique aussi longtemps que cet État algérien existerait. Le phénomène du parti unique s’inspirait du modèle « révolutionnaire » de l’URSS et des autres États socialistes ; il plongeait aussi ses racines structurelles dans le colonialisme et dans le processus de décolonisation : les mouvements d’indépendance devaient incarner la représentation de la nation tout entière. Soutenir le mouvement d’indépendance, dans le contexte de cette lutte, ne voulait rien dire d’autre que s’identifier à cette nation en état d’acquérir l’indépendance et de se constituer par un acte de violence. Ceux qui ne soutenaient pas le mouvement d’indépendance se dissociaient tout simplement de la nation. Moins encore que les protectorats de Tunisie et du Maroc, l’Algérie en tant qu’unité territoriale ne possédait pas d’histoire au sens propre du terme. Pendant cent trente deux ans elle a fait partie de la France : divisée en trois départements la majorité écrasante de ses habitants étaient des « sujets » français auxquels les droits du citoyen étaient déniés.

Il ne s’agit pas de répéter ici l’argument irrecevable selon lequel les colonisés n’ont pas pu construire un État démocratique parce qu’ils n’ont pas eu le temps d’« apprendre » la démocratie. À défaut d’une histoire, les peuples ont leur propre mémoire, constituée de souvenirs collectifs : l’« État » qu’avaient connu les Algériens avait été une structure violente, répressive, dirigée contre leurs intérêts, un appareil dans lequel les « indigènes » n’avaient ni droits, ni égalité devant le droit, ni justice, ni possibilité de participation politique. C’est cet État qui au terme de la lutte pour l’indépendance, leur avait même livré des frontières territoriales dépassant de loin ce qu’avaient été les trois départements du nord de l’« Algérie française ». De surcroît, cet appareil colonial n’avait guère tenu compte, lui non plus, des diversités ethniques des sociétés colonisées, sauf dans les cas où il paraissait utile de les faire jouer les unes contre les autres. Cet « État » qu’ils avaient connu ne fut rien d’autre qu’une imposition étrangère ayant pour but leur dépossession et exploitation.

Il incombait donc aux mouvements anticolonialistes d’« inventer » eux-mêmes leur histoire et de la construire, de façon aussi monolithique que possible. La construction de la nation (nation building) ne pouvait pas se passer complètement d’une construction du passé se référant à un passé commun et surtout glorieux. C’est cela, ce qui se trouve derrière le slogan simplificateur : « L’islam est ma religion, l’arabe ma langue, l’Algérie ma patrie. » Aller au fond et dans les détails de l’histoire aurait fait courir le risque de mettre en question ce semblant de consensus historique. Le parti unique, qui n’était nullement une spécificité algérienne, se devait d’assurer une hégémonie idéologique. Afin d’y arriver il fallait d’un côté incorporer dans le parti les organisations « nationales » telles que les syndicats, la jeunesse, les femmes, etc. D’un autre côté, il fallait « homogénéiser » l’opinion publique dans le sens d’une unité nationale quasiment ontologique : les différences ethniques, les factions politiques, le pluralisme social et culturel, etc., devaient soit être niés soit transformés en « traîtres » à l’unité nationale. Pour acquérir une légitimité qui ne pouvait que difficilement se construire par référence au passé, l’État postcolonial a tenté de se légitimer en mettant l’accent sur les idées de progrès et de modernité[3] ; en bref, dans le cas de l’Algérie sur le caractère « révolutionnaire » de toutes ses actions.

Là se situe une des différences essentielles et structurelles quand nous parlons d’État dans ce fameux Tiers Monde. De par sa genèse - mais non par la forme ! - il est différent de son modèle européen. En Europe, l’État dit moderne s’est essentiellement fondé sur les principes de la Paix de Westphalie qui définissait l’État par trois principes : le territoire, le peuple et le monopole du pouvoir du souverain. Les révolutions bourgeoises - réussies en France, mal réussies en Allemagne[4] - se sont greffées sur les formes de ces États préexistants. C’est cette forme d’État qui a été exportée et s’est superposée aux territoires et peuples issus de la colonisation, que ce soit par un état de fait, par transfert idéologique ou par les deux à la fois. Mais l’État que nous trouvons dans les anciennes colonies ne s’est pas formé sur une base authentique et dans un processus propre au passé et à la culture des peuples qu’il englobait[5]. En quelque sorte, il a dû s’inventer et se créer lui-même, comme l’a clairement démontré Gauthier de Villers[6].

Sans une mémoire collective se référant positivement à un passé et à une identité communes il ne peut donc y avoir légitimité d’État, comme il ne peut y avoir de citoyenneté sans État de droit. En Algérie indépendante la prise « réelle » du pouvoir ne s’est pas opérée par toutes les forces du mouvement national mais par un de ses éléments, l’armée des frontières et par la mise en place d’un système de parti unique, dominé de fait par l’Armée de libération nationale (ALN). Cette prise du pouvoir par une fraction du mouvement national a eu pour conséquence la création partisane d’une histoire[7] qui devait servir la légitimation du groupe au pouvoir et qui devait, en même temps, produire une image unitaire et monolithique présentant un peuple algérien serrant les rangs derrière son leadership. Cette production d’une histoire ne tenait pas compte notamment de l’histoire complexe de l’Algérie, du multiculturalisme de l’Algérie, des séquelles des contradictions du colonialisme français, des forces et courants différents qui ont formé le FLN, et des groupes et forces sociales qui n’ont pas fait partie du « front » national, de leurs motifs, de leurs intérêts, de leurs buts politiques.

C’est à l’aune de ces prémices qu’apparaissent les déficits du système algérien actuel. La notion sacralisée et statique de la « révolution algérienne » a remplacé un processus dynamique qui existait encore pendant la lutte pour l’indépendance[8]. Elle a été utilisée depuis pour geler tout mouvement social et politique. La construction d’un « islam national » statique et anhistorique a été transformée en élément de cohésion de la société afin de cacher ses contradictions. Le pluralisme de façade du système actuel sert à occulter l’exercice du pouvoir réel autant qu’il vise à faire miroiter un pluralisme politique « moderne ». Celui-ci est moins une expression démocratique des forces sociales du pays qu’une conséquence de la politique de cooptation du pouvoir réel à l’intérieur de ce que l’on peut qualifier de classe d’État[9]. Le rôle de la justice, dès le début, est réduit à un instrument de répression et de reproduction de la domination au service de cette classe d’État.

La terminologie révolutionnaire imprègne le discours de ceux qui sont sortis vainqueurs de la lutte pour l’indépendance, dont le noyau était l’armée des frontières : l’inflation du terme « révolution » dans le langage des possesseurs du pouvoir devait occulter la stagnation des structures politiques, leur immobilisme apparent ainsi que les luttes opaques à l’intérieur de cette nouvelle classe dirigeante[10]. Pour se légitimer, elle se passait de l’histoire réelle de l’Algérie et même de celle de sa « révolution » - c’est-à-dire de la lutte pour l’indépendance - en misant sur une modernisation accélérée de la société à travers une industrialisation forcée. Celle-ci suivait, d’un côté, l’exemple soviétique, de l’autre les concepts technocratiques de l’économiste français Gérard Destanne de Bernis. Bref, le terme « révolution » ne fut qu’une formule vide de sens qui devait servir à mettre en scène la légitimité du leadership - essentiellement militaire et technocratique - en place. C’est pour cela que la lutte pour l’indépendance fut appelée « révolution » alors qu’elle avait certes arraché l’indépendance du pays mais qu’elle n’avait nullement révolutionné la société. Initiées par le pouvoir, suivirent les révolutions industrielle et agraire qui non seulement ne bouleversaient pas la société algérienne - elles ne parvinrent même pas à achever leurs buts technocratiques. Mais elles devaient servir la légitimité de la classe d’État constructrice de l’Algérie moderne. Celle-ci se présentait en avant-garde des aspirations du peuple dont on ne demandait pas l’avis sachant qu’on agissait pour le peuple, par le peuple.

Ainsi, l’antagonisme qui existe entre l’État et le peuple émane du fait que ce n’est pas du peuple que provient, dans un débat libre, la production identitaire de la nation algérienne, mais d’un régime autoritaire qui non seulement occupe le pouvoir et a pris possession administrativement des moyens de production[11], mais aussi la production d’une mémoire en flagrante contradiction avec la réalité - et le passé - vécus par les Algériens eux-mêmes. La perception de l’exécutif chez les masses paysannes[12] correspond tout à fait à la mémoire populaire des masses rurales et à ses expériences avec « les pouvoirs » qu’ils soient coloniaux, précoloniaux ou « révolutionnaires »[13]. Le terme hukuma utilisé dans la campagne pour désigner le gouvernement ou l’exécutif tout court exprime cette aliénation : le pouvoir n’inspire que méfiance et peur. En cela al hukuma reste dans la continuité du rôle répressif et autoritaire qu’il a assumé au temps des deys et du régime colonial.

Rien n’est plus important et révélateur à la fois que l’enseignement de l’histoire à l’école ainsi que la recherche historique universitaire. Le colloque organisé par le Georg Eckert Institut[14] à Braunschweig, en février 2004, a permis de mettre à jour de graves déficits de la recherche historique et de l’enseignement de l’histoire dans l’Algérie contemporaine[15]. Les historiens algériens présents relevaient l’unidimensionalité de la recherche universitaire en Algérie, due à un manque de pluralité, à des récits répétitifs et à une normativité qui ne connaît que les « bons » et les « méchants »[16]. Tayeb Chentouf démontre en effet que l’histoire algérienne ne commence qu’avec la colonisation, que son but est la glorification de la lutte pour l’indépendance et la magnification de ses héros - et presque exclusivement parmi eux ceux qui sont morts pendant la guerre. Le point d’orgue réside dans le message que la révolution continue dans la construction de l’État socialiste[17]. Et Hassan Remaoun trouve dans cette unidimensionalité de l’enseignement de l’histoire, réduite à la lutte pour l’indépendance, la raison d’une perturbation identitaire des jeunes générations. Celle-ci peut expliquer l’attraction qu’a pu exercer l’islamisme au moment où le contrôle politique de la société par le FLN s’est affaibli à la suite des événements de 1988[18]. On pourrait ajouter que cet affaiblissement de la force intégratrice du parti unique est dû avant tout au fait que les promesses économiques et sociales et les perspectives des jeunes générations se trouvaient de plus en plus en contradiction avec la réalité sociale.

La construction identitaire de la nation algérienne ainsi que celle de « son État » entreprise par le pouvoir « réel » correspondent en quelque sorte fortement au rôle traditionnel qu’avait al huquma dans les yeux du peuple. Les instances de socialisation de l’État, notamment l’école mais aussi la presse et les organisations nationales chantaient les louanges d’un pouvoir qui, contrairement à ses slogans, s’éloignait de plus en plus du peuple. En plus, la propagande officielle suivait de très près un modèle jacobin - donc celui du colonisateur - qui avait une vue centralisatrice et relativement homogène de l’État : cette approche exclut, a priori, ou du moins ne tient pas compte de la possibilité d’existence d’États multiethniques ou plurilingues comme il y en a en Europe, par exemple en Suisse, en Belgique ou en Espagne - sans parler d’un pluralisme politique qui tiendrait compte de la stratification sociale de la société. La création de la nation à la façon algérienne sous domination du FLN ne pouvait être qu’homogène, verticale et nécessairement anhistorique.

De surcroît, dans le cas de l’Algérie, les références qui pouvaient être utilisées pour construire un « nous » collectif étaient essentiellement négatives dans le sens qu’elles ne pouvaient que difficilement se référer à un « nous » précédant la colonisation, propre à tous les Algériens, et susceptible de se référer à un passé commun glorieux. J’appelle « négatives » ces références parce qu’elles ne peuvent commencer qu’au moment de la colonisation et parce qu’elles servent à se démarquer du colonisateur. Ce sont essentiellement des références à ce que « l’on n’était pas » : on n’était pas français, on n’était pas chrétien, on n’était pas francophone. D’où la volonté farouche de créer une contre-identité : « L’islam est ma religion, l’arabe ma langue, l’Algérie ma patrie. » Il s’agissait donc, dans cette formule des oulémas, de la création d’une société spécifique algérienne. Le projet national de la classe d’État et de ses technocrates était tout autre : pour eux il s’agissait de créer un État qui devait se légitimer par sa pure existence[19] et - au moins en partie au temps de Houari Boumédiène - par ses acquis sociaux au profit de la population.

La justice confisquée

Entre justice et mémoire existe un lien intime. En Algérie, la mémoire collective populaire n’a connu que l’arbitraire, l’exploitation et l’absence de justice au sens formel autant qu’au sens moral du terme[20]. La justice partisane qui était inconditionnellement au service des colons et d’al hukuma a donc une longue tradition d’injustice au double sens du terme. Elle fut un facteur important de l’aliénation du peuple à ses institutions. Mise au service de l’ordre établi dans l’Algérie indépendante, lui-même de plus en plus corrompu et économiquement et socialement injuste, elle apparaît comme la gardienne de la violence structurelle[21] qui caractérise la société algérienne depuis au moins deux siècles. Contrairement aux slogans révolutionnaires et socialistes du pouvoir en place après l’indépendance, la justice a été érigée en rempart formel d’un système exploiteur et répressif.

Un gouvernement qui se pose de façon hermétique sur un corps social et à qui manque la légitimité démocratique ne peut tolérer une justice indépendante parce que celle-ci ne serait plus au service de la stabilisation du système en place. C’est pourquoi tout partage du pouvoir, contrôle de l’exécutif compris, doit être exclu pour maintenir une dictature qui se cache mal derrière un rideau de multipartisme et l’existence formelle des structures d’un État moderne. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de confiance du citoyen en son État ni en sa justice.

Cette aliénation trouve un point culminant dans la récente « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » que le président de la République a fait adopter par référendum le 29 septembre 2005. Cette charte a pour but officiel de mettre fin à la guerre civile qui ravage le pays depuis le coup d’État militaire du 11 janvier 1992, par lequel les généraux ont annulé les premières élections parlementaires libres en Algérie. Le flou qui entoure les actions sanguinaires imputées aux Groupes islamiques armés (GIA), laisse supposer que certaines des actions les plus spectaculaires semblent bien avoir été entreprises au su et au vu de la toute puissante Sécurité militaire ou même qu’elles avaient été organisées par celle-ci[22]. Les circonstances de la mise sur pied de cette charte autant que ses stipulations peuvent laisser entendre que l’impunité prévue pour les personnes n’ayant pas commis de « crimes de sang » sert surtout à recycler les agents de la Sécurité militaire dans la vie civile sans que les crimes commis et les responsabilités politiques derrière ces crimes soient élucidés. C’est du moins ce que suggère l’ordonnance que Bouteflika a promulguée le 27 février 2006 et qui doit régler l’application de cette charte[23]. L’article 45 de cette ordonnance stipule :

Aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation des institutions de la République algérienne démocratique et populaire.
Toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente.

L’article 46 va encore plus loin. Il menace de sanctions graves toute personne qui mettrait en cause les agents de l’État pour des crimes commis durant la guerre civile :

Est puni d’un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d’une amende de 250 000 DA à 500 000 DA, quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servi, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international.
Les poursuites pénales sont engagées d’office par le ministère public.

Déjà le terme de « tragédie nationale » choisi aussi bien dans la charte que dans les ordonnances réglant sa mise en œuvre et les indemnisations laisse entendre qu’il ne peut y avoir de responsabilité. Une tragédie est le résultat d’une force majeure qui échappe à la volonté humaine ; et cette « tragédie nationale » a frappé toute la nation dans laquelle des citoyens et citoyennes deviennent « victimes » de façon collective et en quelque sorte égalitaire. Hors ce terme de « tragédie nationale », on ne parle dans ces textes ni de guerre civile ni de terrorisme mais « des événements », terme qui rappelle étrangement la phraséologie officielle française qui devait cacher les horreurs de la guerre d’Algérie. C’est pourquoi dans l’ordonnance réglant l’indemnisation « des victimes » de cette guerre civile, toute question qui pourrait viser une responsabilité quelconque est exclue. Ceci ressort de la définition du terme « victime » à l’article 2 :

Est considérée victime de la tragédie nationale, toute personne disparue dans le cadre des événements visés par la charte et ayant fait l’objet d’un constat de disparition établi par la police judiciaire à l’issue de ses recherches.

Mais le droit à indemnisation ne touche pas que les disparus, il s’applique aussi aux militaires et aux fonctionnaires d’État :

Sont considérés relevant du ministère de la Défense nationale au sens du présent décret, les personnels militaires et civils, quels que soient leur statut et leur position statutaire, y compris ceux en situation irrégulière, ainsi que les titulaires d’une pension militaire de retraite.[24]

Sont « victimes de la tragédie nationale » autant les militaires morts dans le combat que les victimes civiles du terrorisme - qu’il s’agisse des terroristes du GIA - dont l’identification demeure incertaine -, de civils ou d’agents de l’État. Les « victimes de la tragédie nationale » sont donc, comme l’a bien formulé le New York Times « les gens qui ont coupé des gorges autant que les gens dont les gorges ont été coupées »[25].

Avant de promulguer l’ordonnance précitée, Bouteflika avait admis que durant le conflit 200 000 personnes avaient été tuées. Près de 18 000 personnes, selon des organisations des droits de l’homme avaient « disparu »[26]. À la fin du mois de mars 2005, le président algérien installa une commission sous la présidence de Farouk Ksentini qui avait pour tâche d’enquêter sur les disparitions. Cette commission relevait finalement 6 146 cas[27] pour lesquels, selon la formule de Ksentini l’« État est responsable mais non coupable ». Il est donc admis que ces disparitions ont bien eu lieu et qu’elles sont le fait d’agents des institutions de l’État comme le souligne Algeria-Watch dans un communiqué qui met directement en cause le sommet de la hiérarchie militaire[28]. Les familles de ces victimes devaient être indemnisées en fonction des dispositions du décret présidentiel précité. Si l’État accepte une responsabilité pour les disparitions et va même jusqu’à indemniser les familles des victimes, il refuse toute recherche pour trouver les coupables. Il est patent qu’avec cette formule l’État reconnaît que les disparitions ne sont pas le résultat de « bavures » de quelques agents locaux, mais d’une politique délibérée engageant des responsables à un haut niveau de l’Administration, qu’il s’agit de protéger de toute poursuite.

Cette manœuvre n’est pas seulement immorale, elle est aussi contraire à tout principe de droit et elle fait de l’État le protecteur de crimes. Ce qui est plus grave encore, c’est que cette « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » constitue une hypothèque lourde pour la mémoire du peuple et pour la relation entre le peuple et son État. À juste titre, les organisations de droits de l’homme constatent dans leur déclaration commune :

Dans la grande majorité des cas, les autorités n’ont rien fait pour éclaircir les circonstances des crimes et traduire leurs auteurs présumés en justice, en dépit des efforts incessants des victimes et de leurs familles pour chercher à établir la vérité et pour fournir des informations aux autorités judiciaires lorsqu’un dossier de plainte avait été constitué.
Dans ce contexte, une amnistie générale signifierait que l’héritage du passé resterait à tout jamais enfoui, ce qui pourrait affaiblir durablement toute perspective d’un avenir pleinement respectueux des droits humains. En empêchant la vérité sur les crimes du passé d’éclater devant des tribunaux algériens, la loi d’amnistie stopperait toute chance de voir les notions de justice et de responsabilisation devenir des éléments de la transition vers la paix.[29]

Ce ne sont pas les 15,6 milliards de dinars algériens[30] débloqués pour indemniser les familles des disparus qui feront guérir cette plaie ouverte de la société algérienne. Une fois de plus, cette opération est l’acte d’une Administration qui se croit toute-puissante - et qui se montre insensible à la réalité sociale, aux graves conséquences psychiques et politiques de cette procédure. Le comble est atteint dans la déclaration du ministre de la Solidarité Ould-Abbès qui déclare de façon nonchalante : « Le problème des disparus n’existe plus. »[31] Amèrement un journal algérien commente :

Le ministre ne nous dit pas, par contre, si les terroristes existent encore. Il promet seulement que les familles « démunies » ayant eu un terroriste parmi leurs membres seront bientôt indemnisées. Si ces familles sont aidées parce que démunies, ce serait curieux qu’elles soient assistées parce qu’un des leurs fut terroriste. Curieux privilège qui procure une allocation aux foyers démunis quand ils eurent généré un terroriste. La démarche appelle la question suivante, en effet : qu’en est-il alors des familles dépourvues qui n’ont pas donné de terroriste ?
Les disparus n’ont plus d’existence administrative, ce que Ould-Abbès a oublié de préciser. Les victimes du terrorisme non plus n’ont pas d’existence : il n’y a pas de procès, donc pas de criminels, donc pas de crimes et donc pas de victimes. Les victimes du terrorisme n’existent pas. Il n’y a pas eu besoin de commissions pour les faire disparaître : le blanchiment de leurs exécuteurs équivaut à leur suppression.[32]

Ce problème, psychique au niveau des individus et des familles, politique au niveau de la nation et de ceux qui se sont érigés en leur État ne peut être résolu de cette façon : le Chili, l’Argentine et l’Afrique du Sud le prouvent. Les horreurs du régime Pinochet, responsable d’environ 2 700 « disparus » sont en train de trouver leurs suites judiciaires nécessaires. En Argentine où 30 000 personnes ont trouvé la mort sous la dictature militaire, une loi d’« amnistie » n’a pas pu survivre aux pressions politiques et au besoin de la nation d’apprendre la vérité et de châtier les criminels en les assignant individuellement en justice. Entre-temps, c’est le régime militaire tout entier qui vient d’être accusé de génocide[33]. En Afrique du Sud ont été installées les commissions de vérité qui ont la tâche de rechercher les responsabilités et de traduire les coupables en justices. Qu’en sera-t-il avec les 200 000 morts de la guerre civile algérienne ? Ils ne sont pas victimes d’une « tragédie » ni d’« événements » mais d’un pouvoir inhumain qui leur refuse leurs droits élémentaires d’êtres humains et va jusqu’à nier leur existence, ne serait-ce que dans la mort.

L’entrée de l’histoire complexe de l’Algérie dans le débat public, l’instauration d’une justice indépendante capable de condamner les crimes du passé et leurs auteurs sont seules à même d’assainir la mémoire collective de la société entière. C’est la condition préalable pour jeter les bases d’une mémoire qui serait partagée par la grande majorité des citoyens et citoyennes algériens et qui constituerait un fonds commun pour surmonter un passé si douloureux. Les « commissions de vérité » sud-africaines autant que les tribunaux argentins pourraient servir d’exemple. Ce ne sont pas les amnisties nébuleuses du régime actuel qui réussiront à créer une « réconciliation nationale » parce que les crimes commis, leurs instigateurs et les culpabilités restent cachés dans les couloirs et caves du régime et de ses services. Une justice indépendante, qui ne sera possible que dans une démocratie réelle, est la condition absolue pour mettre un terme à l’antagonisme peuple/État et pour permettre un débat identitaire ouvert, indispensable pour arriver à une mémoire dans laquelle la nation puisse se retrouver et à laquelle elle pourra s’identifier.

C’est en ce sens que la justice est indispensable à la mémoire collective, elle-même condition préalable à la cohésion de la nation. L’« enterrement de l’histoire » qui consiste dans le refus, par le pouvoir actuel, de laisser paraître au grand jour les crimes commis et de traiter leurs auteurs devant une justice digne de ce nom ne peut être, tôt ou tard, qu’une source de violences nouvelles et d’un déchirement encore plus aigu d’une société algérienne déjà traumatisée.


[1] Voir par exemple les débats autour des contenus de livres d’histoire. Ce n’est pas par hasard qu’en vue d’une « réconciliation » entre peuples, il y a eu l’établissement de commissions d’historiens mixtes franco-allemandes, germano-polonaises, etc. Leur but était la création de manuels d’histoire « justes » et « équilibrés » afin de corriger les perceptions nationalistes hostiles du contenu des manuels traditionnels.

[2] Birgit Rommelspacher, Anerkennung und Ausgrenzung : Deutschland als multikulturelle Gesellschaft. Francfort-sur-le-Main : Campus, 2002.

[3] Jonathan N. C. Hill, « Identity and instability in postcolonial Algeria ». The Journal of North African Studies. 2006, vol. XI, n° 1, p. 1-16.

[4] Werner Ruf, « La conception de la nation en France et en Allemagne ». In Werner Ruf et Catherine Wihtol de Wenden (éd.). Hommes et migrations. Janvier-février 2000, n° 1223, p. 12-19.

[5] Jamfa Chiadjeu et Moise Léonard, Comment comprendre la « crise » de l’État postcolonial en Afrique ? Un essai d’explication structurelle à partir des cas de l’Angola, du Congo-Brazzaville, du Congo-Kinshasa, du Liberia et du Rwanda. Berne - Berlin - Bruxelles : Peter Lang, 2005.

[6] Gauthier de Villers, L’État démiurge, le cas algérien. Paris : L’Harmattan, 1987.

[7] Pour ne donner qu’un exemple : la résistance d’Abdelkader, sujet central de l’historiographie officielle, est, sans doute, un élément important « dans » l’histoire de l’Algérie, mais ce n’est pas, tout court, l’histoire « de » l’Algérie.

[8] Gilbert Meynier va même plus loin quand il affirme que durant la lutte anticoloniale, tous les projets révolutionnaires visant une autoréflexion de la société algérienne furent enterrés. G. Meynier, « Die “Revolution” der FLS (1954-1962) ». In Christiane Kohser-Spohn et Frank Renken (éd.), Trauma Algerienkrieg : zur Geschichte und Aufarbeitung einen tabuisierten Konflikts. Francfort-sur-le-Main - New York : Campus-Verlag, 2006, p. 153-173 et particulièrement p. 173.

[9] Les tendances vers l’établissement de cette « classe d’État » ont été diagnostiquées très tôt. Voir Jacques Raffinot et Pierre Jacquemont, Le capitalisme d’État algérien. Paris : François Maspéro, 1977 ; Marnia Lazreg, The Emergence of Classes in Algeria. Boulder (CO) : Westview Press, 1977. Voir aussi les travaux de Hartmut Elsenhans ainsi que l’étude brillante récente de Rachid Ouaissa, Staatsklasse als Entscheidungsakteur in den Ländern der Dritten Welt. Struktur, Entwicklung und Aufbau der Staatsklasse am Beispiel Algerien. Münster : Lit-Verlag, 2005.

[10] Voir à ce sujet l’analyse toujours d’actualité et encore brillante de Milovan Djilas, Die neue Klasse : eine Analyse des kommunistischen Systems. Vienne-Munich : Kindler, 1957.

[11] J. Raffinot et P. Jacquemot, Le capitalisme d’État algérien, op. cit.

[12] Résultat de mes recherches empiriques dans la région de Maghnia en 1970.

[13] Ceci ressort de mes recherches empiriques en milieu rural algérien en 1970 : le pouvoir, le gouvernement, le FLN, étaient tous identifiés sous l’étiquette d’al hukuma. Al hukuma c’était loin, mais menaçant en même temps, c’était les impôts, la répression, l’incalculable danger. Voir W. Ruf, « Penetration und kulturelle Entfremdung ». In Klaus-Jürgen Gantzel (éd.), Afrika zwischen Kolonialismus und Neo-Kolonialismus. Hamburg : Dts.Ver.f.Pol.Wiss., 1976, p. 321-395.

[14] Cet institut fut fondé dans le but de travailler de façon comparative sur les manuels d’histoire, d’abord français et allemands, en vue de dégager une lecture de l’histoire qui devait servir la réconciliation franco-allemande. D’autres projets concernent l’histoire germano-polonaise.

[15] Voir l’ouvrage collectif édité par C. Kohser-Spohn et F. Renken, Trauma Algerienkrieg..., op. cit.

[16] Daho Djerbal, Der Algerienkrieg in Forschung und Lehre, op. cit., p. 184-191.

[17] Tayeb Chentouf, Die Geburt eines Schulfaches : Geschichte in Algerien, op. cit., p. 192-204.

[18] Hassan Remaoun, Nationaler Befreiungskrieg und Geschichtsunterricht in der algerischen Schule, op. cit., p. 205-218.

[19] Ceci a été brillamment analysé par de G. de Villers, L’État démiurge, op. cit.

[20] Voir les contributions au volume La justice en Algérie 1830-1962, Association française pour l’histoire de la justice (éd.), Paris : La Documentation française, 2005.

[21] Le terme est employé ici dans le sens des travaux de Johan Galtung.

[22] Ainsi l’assassinat des sept moines trappistes de Tibéhirine est loin d’être clair : bien au contraire, les indices pointent vers une collusion entre les GIA et le Département de renseignement et de sécurité (DRS). Voir entre autres Le Figaro, 25 mars 2006 ; voir également John Kiser, Passion pour l’Algérie : les moines de Tibéhirine. Paris : Éditions Nouvelle Cité, 2006. La collusion entre les services algériens et les GIA est décrite de façon détaillée aussi par Mohamed Samraoui, ancien numéro deux du contre-espionnage algérien dans son livre Chronique des années de sang (Paris : Denoel, 2003), où il met en relief - entre autres - l’implication des services algériens dans les attentats contre le métropolitain de Paris de 1995. Le livre volumineux de Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie. Crimes et mensonges d’États (Paris : La Découverte, 2004) est très détaillé à ce sujet.

[23] Ordonnance n° 06-01 portant mise en œuvre de la charte pour la paix et la réconciliation nationale. Journal officiel de la République algérienne démocratique et populaire du 28 février 2006.

[24] Article 2 du décret présidentiel n° 06-93 relatif à l’indemnisation des victimes de la tragédie nationale. Journal officiel de la République algérienne démocratique et populaire du 28 février 2006.

[25New York Times, 28 juin 2006. Traduit de l’anglais W. Ruf.

[26] Ainsi la Ligue algérienne des droits de l’homme (Laddh) déclare que le nombre de disparus avancé par les autorités en 2000 et qui se chiffrait à 7 204 personnes « représente le tiers du nombre réel des disparus. L’expression, 8 décembre 2005, page visitée le 5 juillet 2007.

[27] Voir pour ces chiffres la déclaration conjointe de Amnesty International, Human Rights Watch, le Centre international pour la Justice transitionnelle, la Commission internationale de juristes et la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme du 14 avril 2005, Index AI : MDE 28/005/2005.

[28] Voir aussi le communiqué d’Algeria-Watch « Les chefs de l’armée et du DRS sont responsables et coupables », Paris-Berlin, 4 avril 2005.

[29] Déclaration commune des organisations de droits de l’homme, citée note 27.

[30Liberté, 26 septembre 2006.

[31Ibid.

[32Ibid.

[33Neues Deutschland, 23 septembre 2006.


Citer cet article :
Werner Ruf, « Mémoire et justice : continuités de l’antagonisme entre État et peuple en Algérie », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=269